Something you should know

Qu’est-ce que la culture? Les approches classiques la définissent comme un capital: « l’ensemble des représentations collectives propres à une société » (Pascal Ory, La Culture comme aventure, Complexe, 2008, p. 11).

Cette définition laisse à mon avis de côté une dimension importante du phénomène. Ce qui distingue la culture d’un corps de connaissances quelconque est son caractère impératif, au sein du groupe où s’exerce son pouvoir. La culture, ce n’est pas seulement « something you know« , mais « something you should know« . Tous les effets citationnels constitutifs du fait culturel sont la démonstration de la prééminence conférée a priori au contenu de référence.

En d’autres termes, la culture est moins ce stock librement mobilisable qu’une manifestation identitaire, au sens où la perception de ce qui fait l’identité d’un groupe se constitue à partir d’un système de revendication, de reconnaissance et d’exclusion.

Du point de vue identitaire, ce qui est exclu du stock est aussi important que ce qui est inclus. Plutôt qu’un capital bénévolent libre d’accès, la culture est un outil de manipulation et de ségrégation par la connaissance. On n’a jamais fini de remplir les obligations auxquelles nous soumet la culture de notre groupe. C’est cette obligation qui fait la culture.

(Ces réflexions sont bien sûr inspirées par le pseudo et triste débat sur l’identité nationale, promu par le gouvernement de droite extrême élu par une majorité de Français – ce qui suffit amplement à répondre à la question, comme l’a bien résumé Cantona.)

Au musée de l'imaginaire

En cette veille de Noël 2009, se promener dans un magasin de jouets procure l’étrange impression de déambuler dans un musée Grévin de l’imaginaire. Bien sûr, il y a quelques boîtes de jeux scientifico-environnementaux. Le seul rayon vraiment à jour est celui des jeux vidéos, avec la version PS3 d’Avatar (à 69,99 Euros). Mais pour le reste, on dirait que depuis Star Wars et les super-héros Marvel, il ne s’est pas passé grand-chose. Franchement, ça intéresse les mômes une boîte Lego « Mars Mission »? On dirait que l’univers du jouet, cette grande machine à recycler les icônes d’une société, a arrêté ses compteurs quelque part dans les années 1980, et ne sait plus quels rêves vendre aux enfants d’aujourd’hui. Et pendant que les mécaniciens essaient de réparer un moteur en panne, c’est dans les labyrinthes si excitants d’internet que les gosses ont envie de se perdre.

La 3D sauvera-t-elle le cinéma?

3D-GlassesDepuis quelques années, le marketing cinématographique nous annonce pour demain l’arrivée de la 3D intégrale, supposée révolutionner l’expérience de vision. Elle intéresse surtout les majors pour éradiquer le piratage sous toutes ses formes – copies de films en salle ou téléchargements gratuits.

Les dégâts de ce programme ne se sont pas fait attendre. Hier, James Cameron venait présenter sur France 2 sa dernière oeuvre, Avatar, dont la bande-annonce donne plutôt l’impression qu’il a enfin réussi à faire un film de Luc Besson.

Pourtant, les lunettes en carton sont aussi vieilles que les drive-in. L’industrie les ressort à chaque fois que les recettes flageolent – la dernière fois, c’était dans les années 1950, pour contrer la télévision.

Cette stratégie est deux fois idiote. Parce qu’une barrière technologique ne fait que reculer d’un an ou deux des adaptations qui progressent à la même allure. Et surtout parce que la 3D a toujours été un échec cinématographique. Filmer pour l’effet fait systématiquement oublier l’histoire. Et rien n’est plus lassant que l’effet de surgissement censé représenter le comble du réalisme visuel. La première fois, on sursaute, la troisième, on baille, et à la sortie du film, on a mal à la tête.

Ce n’est pas avec les yeux qu’on fabrique de l’imaginaire, mais avec le cerveau. Ce n’est pas avec de l’optique qu’on crée des images, mais avec des histoires. Plus vite les majors se rappelleront de ces règles immuables, plus vite elles retrouveront le chemin du cinéma.

La barbe est-elle un signe de barbarie?

barbebarbarie

A partir de quand se manifeste « l’horreur du poil » qui marque aujourd’hui de façon si nette l’identité visuelle occidentale? La tendance est d’aller chercher la réponse dans l’imagerie féminine ou pornographique, qui ont promu le glabre et le lisse comme autant de promesses d’un plaisir hygiénique et survisualisé. Je soupçonne toutefois ce symptôme d’entretenir un rapport à la fois plus profond et plus ambigu avec l’antithèse qui structure notre imaginaire, opposant la modernité civilisatrice d’un occident rationnel et maître de ses émotions à la horde fanatique qui dissimule dans les poils de la barbe du prophète la menace d’un déferlement d’animale barbarie.

Si l’hypothèse n’est pas complètement idiote, on devrait pouvoir observer une montée de l’antipilosité à partir de la première guerre du Golfe, suivie d’une accentuation sensible après le 11 septembre. A défaut d’un test global, il doit être envisageable de réaliser et de croiser des vérifications partielles.

Frankenstein au pays des images

Pilote de l’excellent blog Devant les images, et un des visualistes les plus sagaces de la blogosphère, Olivier Beuvelet a trouvé matière à exercer sa verve avec l’enquête iconographique du Petit Journal de Canal +, qui révélait mardi dernier qu’un clip de propagande de l’UMP était composé d’images américaines issues de l’agence Getty Images. Chevauchant l’antithèse d’un parti féru d’identité nationale et de l’origine étrangère des séquences, Olivier dénonce « cette vision Disneyenne de la France » et prend un malin plaisir à moquer un lapsus qui révèle la confusion d’un pouvoir incapable de distinguer la réalité de ses projections imaginaires.

[dailymotion]http://www.dailymotion.com/video/xbcuiu_pour-son-clip-lump-achete-les-video_news[/dailymotion]

Continuer la lecture de Frankenstein au pays des images

Un graphique est un monstre comme les autres

Derniers préparatifs pour Copenhague. Je viens de lire l’article de Sylvestre Huet sur Sciences2, bourré de graphiques tous plus alarmants les uns que les autres. Courbes qui montent, descendent, ou se croisent: terrible efficace de la concrétisation visuelle des données et des scénarios. La mise en scène du graphique, comme dans le film d’Al Gore, An Inconvenient Truth (2006), où le conférencier atteint le haut de l’immense courbe en crosse de hockey à l’aide d’un élévateur (voir ci-dessus), fonctionne comme une matérialisation du pouvoir imaginaire bien réel – mais souvent méconnu – du tableau scientifique. Une courbe peut être un monstre comme les autres – pas moins puissant, pas moins évocateur qu’une image en 3D de dinosaure.

Opacité de l'électron

oeilcameraDe Balzac à Freud en passant par Bergson, les principes de fonctionnement des cameras photographiques ou cinématographiques ont largement alimenté la pensée théorique ou la spéculation intellectuelle. Lorsqu’arrive la télévision, on ne voit guère d’écrivain ou de philosophe recourir à ce nouvel objet technique pour décrire ou illustrer un phénomène.

Ce processus s’est reproduit avec la transition numérique. Alors que la matérialité du support photographique a nourri bien des récits, la méconnaissance du fonctionnement des photocapteurs a empêché de les intégrer à des schémas explicatifs à caractère culturel. Comme la télé, le CCD est resté un objet strictement technique.

La fécondité narrative ou intellectuelle d’un dispositif technique repose visiblement sur sa simplicité (ou le cas échéant sa simplification). On voit bien que, du photographique, c’est principalement le schéma optique et le modèle de l’empreinte qui ont alimenté l’imaginaire. Plus difficile à comprendre, la partie relative au développement de l’image latente est restée en retrait. La technique qui parle aux intellectuels demeure assez largement newtonienne. Une machine newtonienne est une machine aimable, dont on peut ouvrir le ventre et dont les fonctionnements, comme ceux de l’antique mécanique, ont l’air de pouvoir être appréciés à l’oeil nu. Le passage à l’électron rend la machine opaque. Seul le technicien y aura désormais accès. Et les philosophes qui se hasarderont à en invoquer les principes se feront taper sur les doigts.

La légende de saint Nicolas

Rarement la catégorie des « Wall photos » (photos du mur) sur Facebook aura si bien porté son nom. Après avoir mis en ligne le 8 novembre sur le compte de Nicolas Sarkozy une photo légendée le mettant en scène face au mur de Berlin le 9 novembre 1989, les services de l’Elysée ont bataillé toute la journée d’hier pour accréditer une erreur devenue, au fil des versions et des mensonges, une vraie manipulation de l’histoire.

Il est impossible que ce récit (qui évoque « quelques coups de pioche ») ni cette photo (qui montre un mur déjà percé et un Nicolas Sarkozy attaquant la paroi au marteau) correspondent à la soirée du 9 novembre 1989. Pour la première nuit de l’ouverture d’un mur encore gardé par des soldats en armes, personne ne songe encore à dégrader ni a démolir le symbole. C’est donc la photo elle-même qui apporte la preuve la plus flagrante d’un conflit de temporalités entre la narration et la date alléguée. Des précisions ultérieures apportées par Rue89 ou Les Décodeurs permettront de situer avec plus de vraisemblance l’épisode le 16 novembre, une semaine plus tard.

Continuer la lecture de La légende de saint Nicolas

La photo numérique hors du temps

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=bVmuOhoFn3U[/youtube]

Dans la publicité pour le parfum Chanel réalisée à l’occasion de la sortie du film Coco avant Chanel (Anne Fontaine) en mai 2009, Jean-Pierre Jeunet fait évoluer Audrey Tautou dans un univers saturé de références à la nostalgie Belle Epoque, entre cuivres de l’Orient-Express, échos de Billie Holiday et couleurs jaunies façon Kodachrome. On est donc un peu surpris de voir apparaître dans les mains de la belle, à la fin du clip, le dernier modèle d’appareil photonumérique Leica (associé à un zoom très peu conforme à l’orthodoxie de la série M), commercialisé en 2006. L’objet est indispensable au scénario, puisque c’est l’immédiateté de l’affichage digital qui permet au personnage de reconnaître le beau jeune homme (Travis Davenport) du train.

La question n’est pas ici d’un quelconque respect de la temporalité, mais plutôt de l’interpénétration des univers. Même si elles piochent dans des périodes différentes, toutes les allusions visuelles et sonores de Jeunet nous renvoient à un passé mythologique. Faut-il comprendre que la marque Leica neutralise l’intrusion du numérique? Ou que l’outil digital est désormais tellement familier qu’il ne brise pas le continuum de la nostalgie? A moins que le clip ne nous montre l’évolution de notre conception de l’histoire. Comme dans les reconstitutions des amateurs d’histoire médiévale, elle s’y manifeste sous les espèces d’un décor standardisé, sorte de Disneyland académique, où l’appareil photo, témoin obligé de la performance, est toléré comme un objet hors du temps.

La photo aux yeux de chat

En couverture du n° de novembre du Chasseur d’images, une photo de Vincent Munier sous le titre: «100.000° ISO c’est possible». Réalisée avec le nouveau Nikon D3s, l’image de « une » n’est pas à 100.000°, mais à 12.800°, sans retouche, ce qui n’est déjà pas mal. L’échelle ISO étant logarithmique, 100.000° est une valeur approximativement 6 fois plus sensible que 1.600° ISO (12.800° = 3 fois), qui représentait du temps de ma jeunesse un horizon indépassable en photo argentique noir et blanc.

Continuer la lecture de La photo aux yeux de chat