Une icône a-t-elle besoin d'auteur?

L’auteur de ce qui est probablement la photographie la plus connue du XXe siècle (avec Albert Einstein tirant la langue et Marilyn Monroe retenant sa robe), Nick Ut, était invité jeudi dernier à Sciences Po, à l’occasion d’une exposition de ses photographies du Vietnam à la mairie du XIIIe arrondissement. La disproportion entre la notoriété d’une icône mondiale et la modestie de l’accueil du journaliste sautait aux yeux. Pas un officiel ni une télé pour saluer la venue à Paris du photographe ni pour célébrer l’anniversaire des quarante ans de l’image de la petite vietnamienne… Une icône a-t-elle besoin d’auteur? Les historiens d’art qui citaient récemment en bonne place cette image pour justifier leur utilité pédagogique n’avaient en tout cas pas jugé bon de faire le déplacement…

Des fantômes qui bougent encore

Remarquable conjonction du rarissime déplacement des deux principales reliques des origines de la photographie cet été: la sortie des réserves de la Société française de photographie du plus ancien daguerréotype conservé de Daguerre, daté de 1837, exhibé pour la première fois depuis des décennies à l’occasion de la remarquable exposition proposée par Luce Lebart au festival d’Arles, et celle de la seule héliographie photographique conservée de Niépce, datée de 1827, conservée depuis 1973 à l’université d’Austin, Texas, et exposée depuis quelques jours à Mannheim dans le cadre d’une présentation de la collection Gernsheim (« Die Geburtsstunde der Fotografie. Meilensteine der Gernsheim-collection« , Reiss-Engelhorn-Museen, 09/09/2012-06/01/2013).

Une sortie qui permet de constater que l’état visuel de ces deux pièces historiques a malheureusement convergé vers une à peu près complète invisibilité. Helmut Gernsheim a raconté ses déboires pour arriver à produire une copie photographique d’un document si peu lisible que c’est une image  largement retouchée à la gouache qui a orné pendant des décennies les histoires de la photographie (( Cf. Helmut Gernsheim, « La première photographie au monde« , Etudes photographiques, n° 3, novembre 1997.))… Quant au daguerréotype, encore distinct en 1920, il a subi un éclaircissement marqué au cours du XXe siècle, probablement dû au vieillissement ainsi qu’à des tentatives malencontreuses de restauration au cours des années 1980.

L'évaporation est dans l'indexabilité

Tous les témoignages convergent pour estimer que les revenus des photographes professionnels ont chuté, et la fermeture une à une des grandes agences est venue confirmer le constat d’une évolution brutale. Mais la localisation de l’origine des pertes reste problématique. Dominique Sagot-Duvauroux parle «d’évaporation de la valeur des images», ce qui dit assez son caractère nébuleux.

Depuis 2000, les milieux spécialisés ont successivement incriminé les banques d’images numériques, la concurrence des amateurs ou la multiplication du recours à la mention « droits réservés » (D.R.). La mobilité de ces griefs peut laisser penser qu’il s’agit d’un réflexe de désignation de boucs émissaires plutôt que de l’identification de causes réelles de la crise. Pourtant, plusieurs de ces symptômes pointent bel et bien dans la bonne direction.

Comme telle, la thèse d’une concurrence de la photographie amateur ne résiste pas à l’analyse (Gunthert, 2009). Dans la plupart des cas, l’invitation à communiquer son témoignage émane des rédactions, qui conservent le privilège du choix et de l’éditorialisation des contributions. Le problème n’est donc pas la prolifération des appareils numériques au sein du grand public. La menace de l’amateurisme ne se situe pas du côté de la production des images, mais dans l’accès aux moyens de l’indexabilité, qui ont profondément changé la donne.

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Papa, c'est quoi ce journal?

retrouver ce média sur www.ina.fr

Retombé par hasard sur l’une des pubs les plus réussies des années 1990, le clip du lait Lactel à la réplique fameuse (« Papa, c’est quoi cette bouteille de lait? »), définitivement passée à la postérité grâce à sa parodie par les Nuls.

Cela fait des années que je n’ai pas revu ce film. Et ce qui me frappe – que je n’avais pas prévu –, c’est cette scène désormais incongrue: le père qui lit son journal à la table du petit déjeuner. Posture jadis si familière, cette façon pour l’homme de se dérober à l’échange familial, abrité derrière les pages sports, et qui semble à présent si étrange.

Devant cette image d’un autre temps, comme quand je vois des gens fumer dans une voiture fermée, je me dis sans arriver à y croire: moi aussi, j’ai été comme ça. 1990, vingt ans juste. Autant dire le jurassique – l’ère où UN journal dictait notre vision du monde.

A quoi ressemblent nos matins? Dans un an ou deux, sans doute, l’iPad ou un autre lecteur aura pris la place de ce bouquet de papier bruissant, à côté du bol de café au lait. Surprenante accélération du quotidien, petit voyage dans le temps: un présent jusque là invisible vient brutalement d’être emporté dans le passé. L’histoire apparaît comme comme un glaçon qui fond.

Photoshop 20th anniversary. Startup memories

In this documentary, the founders of Adobe Photoshop – John Knoll, Thomas Knoll, Russell Brown, and Steve Guttman – tell the story of how an amazing coincidence of circumstances, that came together at just the right time 20 years ago, spawned a cultural paradigm shift unparalleled in our lifetime. (17:49, 02/18/2010), consulter: http://tv.adobe.com/…

Mythologie des amateurs, 2004-2009

Haïti: dès le début, un flot d’images. Pourtant, pour la première fois, la thématique de la production visuelle par les amateurs n’a pas fait recette (on a plutôt observé le développement d’une critique interne de l’usage médiatique des documents de provenance privée, qui signifiait à sa manière que cette catégorie était réintégrée parmi les sources « normales », qu’il appartient au journaliste de gérer). On percevait déjà un affaiblissement de ce récit lors des manifestations iraniennes de juin 2009, largement balancé par la curiosité pour un autre phénomène médiatique: la circulation des informations via Twitter.

Comme je l’indiquais en décrivant l’une des principales étapes de la fondation de ce récit, celle des attentats de Londres de 2005, il est désormais clair que « l’intrusion des amateurs » est une mythologie, une construction médiatique, qui débute avec Abou Ghraib et se clôt avec Neda.

J’ai tenu sans le savoir la chronique de ce métarécit, depuis ses origines. L’histoire n’est pas fonction de l’éloignement dans le temps, elle apparaît à l’instant où un phénomène cesse d’appartenir au présent. Ou plus précisément: on peut commencer à faire de l’histoire dès qu’un métarécit se périme. Dans cette période d’extraordinaire accélération de la production des récits, nous ne cessons de produire de l’histoire, nous fabriquons du passé à cent à l’heure.

L'histoire revue et corrigée

Sarkozy réécrit l’histoire, les internautes aussi. L’affirmation obstinée de la présence de Nicolas Sarkozy à Berlin le 9 novembre 1989 a suscité sur le web une réplique visuelle sans précédent par son ampleur et son inventivité. Petite sélection en forme de promenade historique parmi les sites du Post, Libération, Facebook, Hashtable ou Nicolasyetait. Voir également sur Twitter: #sarkozypartout.

La légende de saint Nicolas

Rarement la catégorie des « Wall photos » (photos du mur) sur Facebook aura si bien porté son nom. Après avoir mis en ligne le 8 novembre sur le compte de Nicolas Sarkozy une photo légendée le mettant en scène face au mur de Berlin le 9 novembre 1989, les services de l’Elysée ont bataillé toute la journée d’hier pour accréditer une erreur devenue, au fil des versions et des mensonges, une vraie manipulation de l’histoire.

Il est impossible que ce récit (qui évoque « quelques coups de pioche ») ni cette photo (qui montre un mur déjà percé et un Nicolas Sarkozy attaquant la paroi au marteau) correspondent à la soirée du 9 novembre 1989. Pour la première nuit de l’ouverture d’un mur encore gardé par des soldats en armes, personne ne songe encore à dégrader ni a démolir le symbole. C’est donc la photo elle-même qui apporte la preuve la plus flagrante d’un conflit de temporalités entre la narration et la date alléguée. Des précisions ultérieures apportées par Rue89 ou Les Décodeurs permettront de situer avec plus de vraisemblance l’épisode le 16 novembre, une semaine plus tard.

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La photo numérique hors du temps

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Dans la publicité pour le parfum Chanel réalisée à l’occasion de la sortie du film Coco avant Chanel (Anne Fontaine) en mai 2009, Jean-Pierre Jeunet fait évoluer Audrey Tautou dans un univers saturé de références à la nostalgie Belle Epoque, entre cuivres de l’Orient-Express, échos de Billie Holiday et couleurs jaunies façon Kodachrome. On est donc un peu surpris de voir apparaître dans les mains de la belle, à la fin du clip, le dernier modèle d’appareil photonumérique Leica (associé à un zoom très peu conforme à l’orthodoxie de la série M), commercialisé en 2006. L’objet est indispensable au scénario, puisque c’est l’immédiateté de l’affichage digital qui permet au personnage de reconnaître le beau jeune homme (Travis Davenport) du train.

La question n’est pas ici d’un quelconque respect de la temporalité, mais plutôt de l’interpénétration des univers. Même si elles piochent dans des périodes différentes, toutes les allusions visuelles et sonores de Jeunet nous renvoient à un passé mythologique. Faut-il comprendre que la marque Leica neutralise l’intrusion du numérique? Ou que l’outil digital est désormais tellement familier qu’il ne brise pas le continuum de la nostalgie? A moins que le clip ne nous montre l’évolution de notre conception de l’histoire. Comme dans les reconstitutions des amateurs d’histoire médiévale, elle s’y manifeste sous les espèces d’un décor standardisé, sorte de Disneyland académique, où l’appareil photo, témoin obligé de la performance, est toléré comme un objet hors du temps.