Columbo, du grand art

«Le grand public le connaît surtout pour le rôle de l’inspecteur Columbo, mais l’acteur avait joué dans de nombreux films», écrit 20Minutes.fr pour saluer la disparition de Peter Falk, faisant écho à de nombreuses nécros pareillement balancées. Traduction: star de la télé, ça ne vaut pas une cacahouette; pour prouver qu’on a été un grand acteur, rien ne vaut Cassavetes…

A-t-on besoin de la bénédiction de la culture légitime pour reconnaître le talent? On peut aimer Cassavettes et trouver que Columbo a été un formidable rôle, incarné à la perfection par un comédien surdoué.

Comme souvent, Umberto Eco n’est pas tombé loin quand il décrit Columbo comme la nouvelle manifestation du petit homme, héros au rabais de la modernité télévisée (De Superman au surhomme, Grasset, 1993). Mais l’auteur du Nom de la Rose était déjà trop star lui-même pour être encore sensible à la part de revanche de classe que comporte le feuilleton.

En promenant son imper crade et ses manières de beauf dans les salons de grands bourgeois convaincus de leur impunité, l’inspecteur venge les prolos du monde entier, qui n’aimeraient rien tant que secouer la cendre de leur cigare à deux balles sur le tapis angora et faire trembler les puissants d’un «encore un p’tit détail» (« just one more thing« )…

Oui, la télé peut parfois venger les pauvres, et Columbo a été un de ces feuilletons universels qui a signé la montée en puissance de la culture télévisuelle, l’envers satirique du personnage incarné au cinéma par James Bond, avec épouse légitime invisible et moyens riquiqui, quand le grand écran affichait ses pin-up et ses dollars. Une création d’époque, un rôle comme il n’y en a que quelques-uns par génération, que Peter Falk incarnait visiblement avec un plaisir gourmand. Salut, l’artiste!

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=yuevpFTS_po[/youtube]

Comment les médias voient l'avenir

La « menace » est l’expression d’un des modes fondamentaux de la relation aux médias d’information, dont on attend non pas qu’ils nous renseignent sur ce qui s’est produit hier, mais qu’ils nous disent ce qui va arriver demain. La « menace » est précisément la qualification des potentialités futures de l’événementialité présente (et un ressort économique essentiel de la presse conservatrice, dont le public est par définition sensible aux mutations toujours dangereuses de l’état des choses). Comme on peut le constater grâce à l’exemple de ces deux Unes du Figaro, intitulées respectivement « L’effondrement de la Grèce menace toute l’Europe » (16/06/2011) et « Le drame japonais menace l’avenir du nucléaire » (15/03/2011), on voit également que le verbe « menacer » offre un outil rhétorique pour relier un événement lointain à un contexte plus proche de nous.

Pour caractériser une situation qui ne s’est pas encore produite, l’image est un allié précieux. Elle permet de construire une projection imaginaire discrète, mais néanmoins légitime, par le biais de l’allégorie: en l’occurrence, une photo de reportage ayant enregistré un événement ponctuel (accessoirement identifiable comme appartenant au contexte, par l’intermédiaire de l’alphabet grec sur le bouclier) est utilisée pour suggérer la menace de l’extension à « toute l’Europe » d’une situation de crise, signifiée par la présence d’un policier casqué sur paysage d’émeute avec flammes. Où l’on aperçoit encore une fois que les catégories classiques de « document » ou de « fiction » s’avèrent bien trop grossières pour décrire un registre de mobilisation de l’imaginaire qui associe astucieusement explicite et implicite, valeur d’objectivité du journalisme et puissance de la suggestion.

L'attente du cinéma, c'est déjà du cinéma

Sur le périphérique parisien, à proximité de la porte d’Italie, on peut voir cette publicité sous forme de peinture murale pour le prochain épisode de Harry Potter (Harry Potter et les reliques de la mort, 2e partie), assortie d’un afficheur qui annonce le décompte avant la sortie du film: – 40 jours, 6 heures, 23 minutes (photo prise le 3 juin).

On peut éprouver des émotions intenses au cinéma. Mais le meilleur film est toujours celui qu’on n’a pas encore vu, celui qu’on attend, celui qu’on rêve. L’installation de cette attente est devenue l’un des principaux volets de l’œuvre cinématographique, une œuvre parallèle parfois aussi importante que le film, du point de vue de son organisation, de son budget, mais aussi de son pouvoir imaginaire. On ne va pas voir le même film selon la qualité de l’attente qui a précédé sa sortie. L’attente du cinéma est déjà du cinéma. Il est regrettable que la recherche accorde si peu d’attention à cette dimension constitutive de la construction culturelle.

Le charme discret de la bourgeoisie

En se faisant le porte-voix des délires gouvernementaux, le Libération de Joffrin avait atteint son seuil d’incompétence avec la Une « L’ultra-gauche déraille« . On se souviendra que le Libé de Demorand a franchi aujourd’hui le mur du journalisme avec la page de titre: « Not guilty« .

« Not guilty« ? On dira qu’il ne s’agit que du relevé objectif de l’information de la veille: la décision des défenseurs de Strauss-Kahn de plaider non coupable. Mais il faut lire l’article consacré par Mediapart à l’invention de la soubrette, qui raconte comment cette fonction fut intégrée à la sexualité domestique, avec la bénédiction de la maîtresse de maison (( «La domestique n’a pas seulement une fonction sociale, elle occupe fréquemment une fonction sexuelle : elle est à disposition du père de famille et aussi du fils, qu’elle déniaise couramment. De ce fait, son corps appartient à la maisonnée. (…) Pour la maîtresse de maison, qui sait que ces pratiques existent, il s’agit de limiter les dégâts pour ce qui concerne les maladies vénériennes, plus fréquentes avec les prostituées. Cela peut aussi avoir l’avantage de la décharger du contrat sexuel vis-à-vis de son mari, à une époque où la grande majorité des mariages sont encore arrangés. En outre, la domestique n’est pas une figure inquiétante pour la maîtresse de maison, qui peut la renvoyer à tout moment. Elle ne peut lui prendre ni sa place, ni son mari, ni son fils, puisqu’on est dans la situation d’une domination à la fois sexuelle et sociale», Camille Favre, propos recueillis par Joseph Confavreux, « Comment la soubrette fut inventée », Mediapart, 06/06/2011.)), pour comprendre à quel point l’image matrimoniale qui illustre l’énoncé « non coupable » – Strauss-Kahn aux côtés d’Anne Sinclair, une ombre de sourire aux lèvres –, incarne jusqu’à la caricature l’inconscient de la bourgoisie.

Comme dans le lapsus de Jean-François Kahn, qui lève le voile sur un monde ou le « trousseur de domestique » ne fait qu’accomplir les prérogatives dues à son rang, le soutien de l’épouse légitime parachève la figure d’une innocence de classe que les strauss-kahniens brandissent depuis le 15 mai. Le Figaro ne s’y est pas trompé, en choisissant lui aussi une photo du couple – dans une frontalité plus combative. En resserrant le cadre sur l’image touchante du ménage réuni, derrière les sourires un peu peinés de la gentry malmenée, mais sûre de son bon droit, la Une de Libé a choisi son camp. « Not guilty« .

Le bruit de la vague

Lecture d’un billet érudit consacré au dernier album de Lady Gaga, par le critique musical Jody Rosen. J’admire le fait de pouvoir développer un véritable discours de critique d’art à propos de l’œuvre de Gaga, mais en même temps je me dis que dans l’univers de la pop, le rouleau compresseur de la starification produit tellement de bruit qu’une telle élaboration n’a plus grande importance.

Deux ans après le baptême médiatique de la Lady, est-il encore possible de faire entendre un signal élaboré? Ou cet article ne fait-il qu’ajouter un item de plus aux milliers de manifestations de la présence de la chanteuse, attestant par cette abondance même qu’elle est désormais une star, c’est à dire un personnage au-delà du bien et du mal, le point focal d’un bruit médiatique toujours renouvelé? Si tel était le cas, l’art ne serait qu’une composante secondaire, une unité parmi les multiples signaux de la construction médiatique, identique aux petites perceptions de Leibniz: le bruit de la vague dans le fracas de la mer…

L'énigme Hondelatte


A côté de Christophe Hondelatte, Justin Bieber, c’est du pipi de chat. Avec son dernier clip, qui approche les 100.000 vues sur YouTube, le présentateur allumé de la télé publique est en train de battre le record toutes catégories du dislike: une proportion de 91% de « j’aime pas », qui mérite inscription au Guinness.

Reste à deviner ce que les 71 pouces levés ont apprécié dans cette vidéo: la richesse de la rime entre « Dr House » et « Mickey Mouse », l’orchestration façon cover des Blues Brothers un soir de pluie à Lunéville, ou les grimaces pour faire chanteur (l’imaginaire lyrique de Hondelatte s’est visiblement arrêté à Plastic Bertrand)? Dans tout succès du web, il y a une énigme.