La photo de la victoire est sur Twitter

Listant les stéréotypes de la photo de victoire en couverture des magazines, Grégory Divoux se faisait fort de prévoir à l’avance les choix illustratifs découlant de l’élection du nouveau président américain. C’était sans compter avec les réseaux sociaux, qui ont délivré tôt ce matin une autre image symbole: un baiser de Barack et Michelle Obama, se découpant seuls sur fond de ciel nuageux (voir ci-dessus).

Publiée sans nom d’auteur sur les comptes Twitter et Facebook du candidat avec la légende « Four more years« , cette photo a été exécutée le 15 août dernier lors d’un meeting à Dubuque, Iowa (voir ci-dessous, photo Scout Tufankjian, Obama for America).

Son accession au rang de symbole découle logiquement de son choix par les services du candidat pour illustrer le « tweet de la victoire », qui est une première, et de sa reprise par les internautes, qui bat tous les records. Appropriative, partagée, conversationnelle: la nouvelle Une a tous les caractères de l’image privée. Que va-t-il rester au journalisme si les réseaux sociaux lui ôtent jusqu’à ses fonctions les plus emblématiques?

Marinière et canapé

Je ne discuterai pas ici du conformisme français qui ne tolère un ministre qu’en costume-cravate. Dans ce contexte, il est en tout cas certain que la photo de Montebourg en marinière en couverture du Parisien magazine prête à sourire.

Mais ce qui m’intéresse ici est une autre signature, plus visible si on rapproche ce vêtement du canapé qui servait récemment de support illustratif à l’interview de Dominique Strauss-Kahn, dans Le Point du 10 octobre.

Comme le note David Abiker dans son commentaire de cette image: «Cette position couchée, aucun homme politique d’envergure ne l’offrirait, comme ça, au regard d’un photographe de presse». D’où il déduit correctement le message: «DSK est rangé de la politique».

Abiker n’arrive pas à déterminer si ce message est émis par l’ex-directeur du FMI ou par le dispositif éditorial. Mais la lecture de l’article ne laisse aucun doute: il s’agit évidemment d’une mise en scène imposée par le photographe à son sujet, conforme à l’angle qu’a choisi l’hebdomadaire.

La marinière de Montebourg illustre elle aussi la marge de manœuvre des narrateurs de l’information. Cette image qui sert le journal, en lui fournissant une affiche frappante, mais peut-être moins le ministre, transformé en homme-sandwich, fournit une réponse nette à la question toujours pendante de l’objectivité journalistique.

Actor's studio

Une image, un jeu. Pas trop difficile: le titre est donné, la citation visuelle aussi – mais il est vrai que la référence ne doit pas être trop lointaine pour être efficace, et le film de Scorsese de 1990 est peut-être déjà à la limite du champ mémoriel d’un lectorat assoupi par les premiers jours de l’été.

Et une leçon de narratologie journalistique. Pendant que certains tentent de décrire «l’action collective consistant à fabriquer une information jugée « objective »», le jeu de la référence dévoile surtout le biais narratif retenu dans les rédactions pour rendre plus intéressante la guéguerre de succession à droite. Le match Copé-Fillon risquant d’être soporifique, il faut une bonne louche de feuilleton pour redonner un peu d’allure au produit à l’étal.

Si Sarkozy m'était conté (2007-2012)

Petite compilation de couvertures mettant en scène le personnage Sarkozy, de 2007 à nos jours (cliquer pour agrandir). On observera ici qu’un seul et même visage peut raconter toutes les histoires, selon les choix de la rédaction. Du sourire à pleines dents à la colère, en passant par le doute, l’embarras ou la fatigue, les mines de l’acteur se conforment à la gamme des titres, qui lui imposent leur scénario. Le journalisme est aussi un art de la physionomie et de l’apparence.

De haut en bas et de gauche à droite: 1) L’Express, 23/08/2007; 2) Libération, 18/10/2007; 3) Paris-Match, 20/12/2007; 4) Paris-Match, 06/02/2008; 5) Le Point, 07/02/2008; 6) L’Express, 07/02/2008; 7) Libération, 21/04/2008; 8) Le Point, 17/06/2010; 9) Le Nouvel Observateur, 15/07/2010; 10) Le Nouvel Observateur, 09/09/2010; 11) L’Express, 03/10/2010; 12) L’Express, 29/10/2010; 13) Le Nouvel Observateur, 10/03/2011; 14) Le Point, 07/04/2011; 15) Paris-Match, 13/07/2011; 16) Marianne, 07/10/2011; 17) Le Point, 12/01/2012; 18) Libération, 30/01/2012; 19) Le Point, 16/02/2012; 20) Paris-Match, 29/03/2012.

Puritanisme visuel vs érotisme de contrebande

Prolongement de la discussion d’hier à La Grande Table avec Geneviève Brisac et Pascal Ory, qui tenait absolument à nous convaincre de « l’érotisation de la Saint-Valentin« , avec un souvenir ému pour les amoureux de Peynet.

A quoi je répondais qu’il me semblait plutôt distinguer un écart grandissant entre:

1) une érotisation de contrebande, dans les produits culturels ciblant le marché jeune et masculin – clips musicaux, blockbusters, jeux vidéos, comics –,  caractérisée par une forte présence de bimbos hypersexuées, mais toujours suffisamment vêtues pour passer entre les gouttes de la censure, soit une vision plutôt adolescente d’une sexualité cachée ou sous-entendue;

2) une impossibilité à mettre une image sur les sujets du sexe-loisir, pratique récréative légitime du couple qui fait l’ordinaire des féminins et, depuis moins longtemps, des mag sociétaux branchés.

Ci-dessus deux exemples piochés au hasard dans les derniers articles de Slate.fr, un pure player qui s’intéresse à nos divertissements privés, et qui associent typiquement à des titres des plus explicites (« Chez l’homme, éjaculer c’est jouir?« , « Sexe: mon manifeste pour le mal baiser« …) de gentilles vignettes d’une étrange discrétion.

Sorti du territoire de la pornographie, cadenassé par l’interdit moral et sociétal, on peut parler sexualité, mais toujours pas la montrer… Voilà qui me paraît un sujet d’enquête approprié pour analyser les distorsions entre l’image et son référent, qui témoigne d’un puritanisme visuel plus marqué que ne le pense Pascal Ory.

Le Scrabble, degré zéro de l'illustration?

Domaine technique et immatériel, l’économie apparaît comme un univers particulièrement difficile à mettre en images. Forcée d’illustrer coûte que coûte des situations abstraites, la presse n’a à sa disposition qu’un répertoire visuel particulièrement étroit, composé pour l’essentiel de graphiques, d’écrans d’ordinateurs, de pièces et billets ou de facepalm.

Au vu des dernières tentatives de l’AFP pour fournir un matériel figuratif à la crise de la dette, sous forme d’assemblages de lettres de Scrabble (voir ci-dessus, photo Thomas Coex), il est grand temps d’ouvrir un concours photographique pour renouveler un imaginaire visiblement épuisé.

Des jambes de prostituées

La prostitution est un sujet complexe qui soulève les passions. Pour les magazines, il présente aussi l’avantage de pouvoir servir d’alibi à une iconographie attractive. Exemple avec la dernière tribune abolitionniste publiée par Jarod Barry, que Slate.fr intitule drôlement « Regardons la prostitution telle qu’elle est« . Une bien jolie photo décore cet article, de jambes nues sur un lit aux coussins rouges, sagement légendées: « Des prostituées roumaines en Allemagne, en 2009 » (Reuters, Hannibal Hanschke).

On peut se rincer l’oeil sans honte, puisque ces belles gambettes sont des jambes de prostituées – information visuelle issue d’un reportage précisément situé dont la nature documentaire garantie autorise un usage sans arrière-pensées. Accessoirement, cette illustration choisie pour exciter l’imagination contredit quelque peu le propos de l’article. Supprimer la prostitution? Mais que restera-t-il pour émoustiller légitimement le bon père de famille lecteur de Slate?

MàJ: Patrick Peccatte me signale que cette photo sexy a déjà servi à plusieurs reprises, notamment pour illustrer des articles sur les maisons closes, le sexe low cost, ou le porn business

Tombeau à l'italienne

Même choix d’image aujourd’hui pour L’Humanité et Libération: une emblématique vue de dos qui souligne la manipulation des apparences, par la teinture d’une chevelure soigneusement rabattue sur la calvitie du futur ex-chef d’Etat italien. Pour accentuer encore l’artifice, Libé a retouché l’image, assombrissant et détourant la photo. Soit un bel empilage de clichés et de trucages: celui du rajeunissement cosmétique de Berlusconi, celui de l’annonce du départ d’une personnalité par son portrait de dos (à quoi s’ajoute l’emploi de termes familiers italiens pour désigner le contexte), celui d’un maquillage de l’image qui transforme un document en emblème.

Comment les médias voient l'avenir

La « menace » est l’expression d’un des modes fondamentaux de la relation aux médias d’information, dont on attend non pas qu’ils nous renseignent sur ce qui s’est produit hier, mais qu’ils nous disent ce qui va arriver demain. La « menace » est précisément la qualification des potentialités futures de l’événementialité présente (et un ressort économique essentiel de la presse conservatrice, dont le public est par définition sensible aux mutations toujours dangereuses de l’état des choses). Comme on peut le constater grâce à l’exemple de ces deux Unes du Figaro, intitulées respectivement « L’effondrement de la Grèce menace toute l’Europe » (16/06/2011) et « Le drame japonais menace l’avenir du nucléaire » (15/03/2011), on voit également que le verbe « menacer » offre un outil rhétorique pour relier un événement lointain à un contexte plus proche de nous.

Pour caractériser une situation qui ne s’est pas encore produite, l’image est un allié précieux. Elle permet de construire une projection imaginaire discrète, mais néanmoins légitime, par le biais de l’allégorie: en l’occurrence, une photo de reportage ayant enregistré un événement ponctuel (accessoirement identifiable comme appartenant au contexte, par l’intermédiaire de l’alphabet grec sur le bouclier) est utilisée pour suggérer la menace de l’extension à « toute l’Europe » d’une situation de crise, signifiée par la présence d’un policier casqué sur paysage d’émeute avec flammes. Où l’on aperçoit encore une fois que les catégories classiques de « document » ou de « fiction » s’avèrent bien trop grossières pour décrire un registre de mobilisation de l’imaginaire qui associe astucieusement explicite et implicite, valeur d’objectivité du journalisme et puissance de la suggestion.

Le charme discret de la bourgeoisie

En se faisant le porte-voix des délires gouvernementaux, le Libération de Joffrin avait atteint son seuil d’incompétence avec la Une « L’ultra-gauche déraille« . On se souviendra que le Libé de Demorand a franchi aujourd’hui le mur du journalisme avec la page de titre: « Not guilty« .

« Not guilty« ? On dira qu’il ne s’agit que du relevé objectif de l’information de la veille: la décision des défenseurs de Strauss-Kahn de plaider non coupable. Mais il faut lire l’article consacré par Mediapart à l’invention de la soubrette, qui raconte comment cette fonction fut intégrée à la sexualité domestique, avec la bénédiction de la maîtresse de maison (( «La domestique n’a pas seulement une fonction sociale, elle occupe fréquemment une fonction sexuelle : elle est à disposition du père de famille et aussi du fils, qu’elle déniaise couramment. De ce fait, son corps appartient à la maisonnée. (…) Pour la maîtresse de maison, qui sait que ces pratiques existent, il s’agit de limiter les dégâts pour ce qui concerne les maladies vénériennes, plus fréquentes avec les prostituées. Cela peut aussi avoir l’avantage de la décharger du contrat sexuel vis-à-vis de son mari, à une époque où la grande majorité des mariages sont encore arrangés. En outre, la domestique n’est pas une figure inquiétante pour la maîtresse de maison, qui peut la renvoyer à tout moment. Elle ne peut lui prendre ni sa place, ni son mari, ni son fils, puisqu’on est dans la situation d’une domination à la fois sexuelle et sociale», Camille Favre, propos recueillis par Joseph Confavreux, « Comment la soubrette fut inventée », Mediapart, 06/06/2011.)), pour comprendre à quel point l’image matrimoniale qui illustre l’énoncé « non coupable » – Strauss-Kahn aux côtés d’Anne Sinclair, une ombre de sourire aux lèvres –, incarne jusqu’à la caricature l’inconscient de la bourgoisie.

Comme dans le lapsus de Jean-François Kahn, qui lève le voile sur un monde ou le « trousseur de domestique » ne fait qu’accomplir les prérogatives dues à son rang, le soutien de l’épouse légitime parachève la figure d’une innocence de classe que les strauss-kahniens brandissent depuis le 15 mai. Le Figaro ne s’y est pas trompé, en choisissant lui aussi une photo du couple – dans une frontalité plus combative. En resserrant le cadre sur l’image touchante du ménage réuni, derrière les sourires un peu peinés de la gentry malmenée, mais sûre de son bon droit, la Une de Libé a choisi son camp. « Not guilty« .