Marinière et canapé

Je ne discuterai pas ici du conformisme français qui ne tolère un ministre qu’en costume-cravate. Dans ce contexte, il est en tout cas certain que la photo de Montebourg en marinière en couverture du Parisien magazine prête à sourire.

Mais ce qui m’intéresse ici est une autre signature, plus visible si on rapproche ce vêtement du canapé qui servait récemment de support illustratif à l’interview de Dominique Strauss-Kahn, dans Le Point du 10 octobre.

Comme le note David Abiker dans son commentaire de cette image: «Cette position couchée, aucun homme politique d’envergure ne l’offrirait, comme ça, au regard d’un photographe de presse». D’où il déduit correctement le message: «DSK est rangé de la politique».

Abiker n’arrive pas à déterminer si ce message est émis par l’ex-directeur du FMI ou par le dispositif éditorial. Mais la lecture de l’article ne laisse aucun doute: il s’agit évidemment d’une mise en scène imposée par le photographe à son sujet, conforme à l’angle qu’a choisi l’hebdomadaire.

La marinière de Montebourg illustre elle aussi la marge de manœuvre des narrateurs de l’information. Cette image qui sert le journal, en lui fournissant une affiche frappante, mais peut-être moins le ministre, transformé en homme-sandwich, fournit une réponse nette à la question toujours pendante de l’objectivité journalistique.

Une icône a-t-elle besoin d'auteur?

L’auteur de ce qui est probablement la photographie la plus connue du XXe siècle (avec Albert Einstein tirant la langue et Marilyn Monroe retenant sa robe), Nick Ut, était invité jeudi dernier à Sciences Po, à l’occasion d’une exposition de ses photographies du Vietnam à la mairie du XIIIe arrondissement. La disproportion entre la notoriété d’une icône mondiale et la modestie de l’accueil du journaliste sautait aux yeux. Pas un officiel ni une télé pour saluer la venue à Paris du photographe ni pour célébrer l’anniversaire des quarante ans de l’image de la petite vietnamienne… Une icône a-t-elle besoin d’auteur? Les historiens d’art qui citaient récemment en bonne place cette image pour justifier leur utilité pédagogique n’avaient en tout cas pas jugé bon de faire le déplacement…

Des fantômes qui bougent encore

Remarquable conjonction du rarissime déplacement des deux principales reliques des origines de la photographie cet été: la sortie des réserves de la Société française de photographie du plus ancien daguerréotype conservé de Daguerre, daté de 1837, exhibé pour la première fois depuis des décennies à l’occasion de la remarquable exposition proposée par Luce Lebart au festival d’Arles, et celle de la seule héliographie photographique conservée de Niépce, datée de 1827, conservée depuis 1973 à l’université d’Austin, Texas, et exposée depuis quelques jours à Mannheim dans le cadre d’une présentation de la collection Gernsheim (« Die Geburtsstunde der Fotografie. Meilensteine der Gernsheim-collection« , Reiss-Engelhorn-Museen, 09/09/2012-06/01/2013).

Une sortie qui permet de constater que l’état visuel de ces deux pièces historiques a malheureusement convergé vers une à peu près complète invisibilité. Helmut Gernsheim a raconté ses déboires pour arriver à produire une copie photographique d’un document si peu lisible que c’est une image  largement retouchée à la gouache qui a orné pendant des décennies les histoires de la photographie (( Cf. Helmut Gernsheim, « La première photographie au monde« , Etudes photographiques, n° 3, novembre 1997.))… Quant au daguerréotype, encore distinct en 1920, il a subi un éclaircissement marqué au cours du XXe siècle, probablement dû au vieillissement ainsi qu’à des tentatives malencontreuses de restauration au cours des années 1980.

La conversation entre dans la caméra

N’en déplaise à ceux qui m’expliquaient doctement qu’un smartphone et un appareil photo, ce n’est pas la même chose (voir mon billet: « Pourquoi l’iPhone est le meilleur appareil photo » et ses commentaires), Nikon vient d’annoncer aujourd’hui la commercialisation du modèle compact Coolpix S800c (16 Mpx, zoom 10x), doté en standard de capacités de transmission wifi (comme la gamme hybride NX et le compact expert EX2F de Samsung), mais surtout de l’OS Android, autrement dit le système de gestion de communication de Google, disponible jusqu’à présent sur les smartphones concurrents d’Apple, qui permet d’accéder rapidement et confortablement au web et de transmettre immédiatement une photo en ligne. Doté d’un écran de contrôle inhabituellement large (3.5″), l’appareil peut également transmettre ses images sans fil à un smartphone ou une tablette en l’absence de wifi (prix annoncé: env. 380 €).

Une telle proposition vient enfin fournir une réponse concrète, de la part des fabricants historiques, à l’évolution décisive des pratiques que je décrivais récemment à Arles (cf. « La révolution de la photographie vient de la conversation« ). Je ne doute pas qu’elle sera rapidement copiée.

L’alliance d’une qualité d’image supérieure à celle des smartphones, associée à des capacités communicantes, pourrait représenter une concurrence non négligeable pour les fonctions visuelles des mobiles. A tout le moins, cette nouvelle étape confirme la fusion de plus en plus en plus étroite du visuel et du communicable et préfigure la pente qui sera suivie par une part importante du marché.

Pour une archéologie de la conversation visuelle

L’observation des pratiques sur les réseaux sociaux a mis en exergue la capacité des images à générer la conversation. On peut trouver des précédents photographiques à ces usages, par exemple avec la carte postale, qui développe dès les années 1910 des formes de représentations prêtes-à-l’emploi, ancêtres de l’imagerie des banques d’illustrations, destinées à provoquer l’expression épistolaire (ci-dessus quelques exemples datant des années 1930, voir ici les rectos).

Les spécialistes de la carte postale ne se sont guère intéressés à ces supports de conversation, pourtant assez intrigants, car ils supposent, pour être utilisés, une capacité de projection et d’identification à des fictions standardisées qui ne va nullement de soi, et dont on observe le développement contemporain sur le terrain de la publicité (cf. Roland Marchand, Advertising The American Dream, 1920-1940, Berkeley, University of California Press, 1985).

Les cartes postales usagées fournissent des exemples précieux d’archéologie de la conversation visuelle. A première vue, on remarque le caractère relativement flottant ou ouvert des propositions iconographiques, mais aussi la grande variabilité ou plasticité de leurs appropriations, qui peuvent n’avoir qu’un rapport éloigné avec le support. Reste qu’il s’agit bien d’une iconographie du lien affectif, qui est au coeur des dynamiques de la communication privée.

La photo ne voit que les apparences

Roland Barthes démenti par la progagande. Dans La Chambre claire, le sémiologue écrivait: «Dans la photographie, je ne peux jamais nier que la chose a été là». Ce qui est manifestement une approximation logique: selon Europe 1, les services de l’Elysée ont requis la présence de figurants pour mettre en scène une assistance plus fournie lors d’une visite de chantier du président-candidat.

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Confondre le visible et la vérité est une erreur constante des défenseurs de l’authenticité photographique. Pas plus que l’oeil, la photo ne sait distinguer le vrai du faux: ce qu’elle enregistre, ce sont les apparences. Comme le montre un exemple récent où le mécanisme de protection d’un smartphone  (évoqué par Sylvain Maresca) est facilement dupé (voir ci-dessus), un outil d’enregistrement visuel ne peut pas faire la différence entre un village Potemkine et une vraie agglomération.

On peut donc proposer de réécrire la sentence de Barthes. «Dans la photographie, je ne peux jamais nier qu’on veut me faire croire à l’authenticité de ce que je vois» me paraît une formule plus adaptée à la description des usages sociaux du médium.

Avec en cadeau, la photo de Bourdieu…

Soit la parution, dix ans après la mort de Pierre Bourdieu, de l’édition de son cours au collège de France, Sur l’Etat, au Seuil. Deux journaux événementialisent cette parution: Mediapart publie une enquête en 3 volets sur l’héritage du sociologue, Libération affiche en couverture le portrait de la star (édition du 5 janvier). Comme de coutume en pareil cas, l’annonce par Sylvain Bourmeau d’«une jolie surprise à la Une de Libération» sur son compte Facebook est saluée par de nombreux « like » et reprises. Ce qui m’intéresse ici est ce que révèle la capacité à susciter l’attention d’une Une esthétique, illustrée d’un beau portrait, comparée à sa version « hard« , décorée seulement de la couverture de l’ouvrage, en vignette.

Quoique les deux contenus éditoriaux occupent dans chaque journal la première place dans la hiérarchie de l’information, la Une-affiche semble susciter plus facilement les commentaires et l’appropriation que les articles de Mediapart. « Classe! », s’exclame par exemple Dominique Cardon devant le signalement de la Une de Libé sur Facebook – réaction qui porte visiblement sur la reproduction de l’image. Comme si la photo de Bourdieu – ou plutôt le choix éditorial de Libé – était en lui-même une forme d’hommage. (Re)voir Bourdieu, pour ceux qui l’ont connu et aimé, à la Une du quotidien, est évidemment une joie. Mais il y a aussi le soupçon que c’est ici l’image qui fonctionne comme un cadeau, comme la vignette Panini, l’image pieuse offerte aux enfants sages, la couverture d’un disque…

En comparaison de la mise en valeur de Mediapart, la Une illustrée l’emporte. Elle n’est pas seulement une manière d’organiser l’information, un véhicule éditorial, un message. Elle a quelque chose de plus: d’être une image, un quasi-objet, qu’on peut partager, apprécier en tant que tel. Quelque chose qui s’offre ou s’achète, un objet du désir, une jolie surprise…

Pourquoi l'iPhone est le meilleur appareil photo

Parti faire des emplettes en ville, je croise une fanfare de Maubeuge qui pousse le flonflon avec enthousiasme. Dilemme. J’ai dans ma poche l’excellent appareil photo compact Fujifilm X10, qui fait des images magnifiques. Oui mais cette scène, je voudrais la partager avec ma femme, restée à la maison. Un petit coucou instantané, pour dire je pense à toi, regarde ce que je vois. Il me faut donc abandonner à regret le superbe appareil, et me rabattre sur mon iPhone, qui seul permet de transmettre sur le champ la photo.

Le succès de l’iPhone, y compris sur le terrain du photojournalisme, fait grincer les dents des puristes. Qui ne comprennent pas ce qu’on trouve à un outil médiocre et n’y voient qu’un effet de mode. Moi, ce que je ne comprends pas, c’est comment des fabricants d’appareils photo osent aujourd’hui proposer des machines non communicantes. La photo a changé d’ère. Il serait temps qu’ils s’en aperçoivent.

Un Lartigue dans votre iPhone

J’avais analysé il y a quelques années les déformations de la célèbre photo de Jacques-Henri Lartigue intitulée « Grand Prix » (1913, ©AAJHL, voir ci-dessus). On peut aujourd’hui reconstituer l’expérience à l’aide d’un simple iPhone (ou de n’importe quel camphone).

A la manière des appareils photo classiques, celui-ci enregistre l’image verticalement, ce qui évite la déformation des mobiles dont le déplacement est parallèle au plan de prise de vue. Mais l’iPhone est aussi un outil photographique qu’il est facile de tourner dans un sens ou dans un autre, ce qui permet de vérifier que c’est bien la direction horizontale de l’obturation (ou, dans le cas de l’image animée, du balayage vidéo) qui produit les anamorphoses qu’on pouvait observer couramment au début du XXe siècle.

Ci-dessous deux photos réalisées au bord d’une route avec un iPhone tenu horizontalement, orienté à gauche, puis à droite. L’expérience montre que l’amplitude de la déformation s’accroit avec la vitesse du mobile.