L’observation des pratiques sur les réseaux sociaux a mis en exergue la capacité des images à générer la conversation. On peut trouver des précédents photographiques à ces usages, par exemple avec la carte postale, qui développe dès les années 1910 des formes de représentations prêtes-à-l’emploi, ancêtres de l’imagerie des banques d’illustrations, destinées à provoquer l’expression épistolaire (ci-dessus quelques exemples datant des années 1930, voir ici les rectos).
Les spécialistes de la carte postale ne se sont guère intéressés à ces supports de conversation, pourtant assez intrigants, car ils supposent, pour être utilisés, une capacité de projection et d’identification à des fictions standardisées qui ne va nullement de soi, et dont on observe le développement contemporain sur le terrain de la publicité (cf. Roland Marchand, Advertising The American Dream, 1920-1940, Berkeley, University of California Press, 1985).
Les cartes postales usagées fournissent des exemples précieux d’archéologie de la conversation visuelle. A première vue, on remarque le caractère relativement flottant ou ouvert des propositions iconographiques, mais aussi la grande variabilité ou plasticité de leurs appropriations, qui peuvent n’avoir qu’un rapport éloigné avec le support. Reste qu’il s’agit bien d’une iconographie du lien affectif, qui est au coeur des dynamiques de la communication privée.
Super intéressant ! A ces modèles de carte postale ou de publicité, on peut ajouter les images de la presse féminine (et probablement d’autres d’ailleurs), dans lesquelles on observe également des stéréotypes visuels: suffisamment fermés pour capter un groupe et suffisamment ouverts pour permettre l’appropriation.
Les images peuvent être très proches, mais on ne se les approprie pas de la même manière.
Lorsqu’on choisit une carte postale pour l’envoyer à des proches, c’est un processus conscient que ce soit parce qu’on la trouve « belle » et que l’on veuille faire partager son émotion esthétique, ou que ce soit pour s’en moquer. (L’ancêtre du lol?) Il y a des concours entre amis à celui qui enverra la carte postale la plus kitch.
Avec la pub, le processus est inconscient. On va acquérir le produit qu’elle nous vante parce que l’on veut faire sienne les valeurs qui lui sont associées par la pub, mais généralement on n’est pas conscient du rôle qu’elle aura joué dans le fait que ce produit soit devenu un objet de désir.
@ Alexie Geers: Marie-Madeleine avait proposé, dans un autre contexte, l’expression d' »image projective » pour caractériser les formes figuratives utilitaires destinées à décrire un projet. Je reprendrais volontiers à mon compte cette formule pour désigner, dans un sens tout différent, les images utilisées comme support de projection identificatoires, qui semblent bien constituer une catégorie expressive particulière.
@Thierry Dehesdin: Pas d’accord. Ces cartes postales sont bien éditées en vue d’un usage contextuel relativement ciblé. L’appropriation crée comme toujours ses propres conditions d’usage, qui peuvent aller du respect du stéréotype au détournement, en passant par les relations les plus diverses au message proposé. Il en va strictement de même du message publicitaire, qui fait une proposition pour une cible et un usage donné, mais qui, une fois dans l’espace public, peut être approprié (ou pas) de toutes les manières possibles, y compris esthétiques, documentaires ou satiriques.
@André Tu achètes un journal, et dans ce journal il y a des pubs qui vont, parfois, susciter une appropriation explicite « de toutes les manières possibles, y compris esthétiques, documentaires ou satiriques ». En sélectionnant une carte postale, tu utilises sa photo pour engager la conversation avec son destinataire.
Ecoute, si tu veux dire qu’une CP et une pub, c’est pas pareil, je ne te contredirai pas (ne serait-ce que parce qu’une pub, personne ne l’achète… 😉 Une fois qu’on a dit ça, il n’en reste pas moins que ces images sont construites de façon identique et s’adressent à nous de la même manière, en présupposant un exercice projectif et une dynamique appropriative. Marchand décrit bien ce changement dans l’histoire de la publicité, le moment où les pubs passent de l’espace de la présentation du produit à celui de la représentation des modes de vie associés à son usage, entre 1910 et 1920. Ces images ont un côté « provocateur » (qui explique d’ailleurs aussi leurs usages au 2nd degré), et correspondent assez bien à la description que fait Mitchell à partir du cas « I want you for US Army« .
De la même façon, j’ai l’impression que les stéréophotos, qui sont l’équivalent des cartes postales dans les années 1880, proposent des vues anecdotiques ou comiques, façon « tableau vivant », mais pas encore des images qui supposent par principe que le sujet s’inscrive dans la situation évoquée et l’utilise comme support illustratif prêt-à-l’emploi. Sous réserve de vérifications plus approfondies, cette relation complexe de l’image comme espace de projection semble bien être une évolution des usages visuels.
« Provoquer l’expression épistolaire », en parlant des cartes postales, oui ; « conversation visuelle » pas forcément, je trouve : on peut envoyer une carte postale sans pour autant vouloir générer une conversation – un échange -, mais plutôt pour illustrer une pensée, un geste affectif sans attendre de retour. Il en va tout autrement des réseaux sociaux, où en effet l’image est, pas toujours mais souvent, au cœur de l’échange, elle en est le déclencheur, le motif. Le caractère peu différé de cet échange, voire quasiment simultané, caractérise à mon sens son aspect conversationnel ; ce qui me paraît moins évident avec les cartes postales. Aussi je tends à penser que la notion de « conversation visuelle » est purement un produit de la modernité (web, réseaux, etc.), sans qu’il faille nécessairement lui trouver un ancêtre.
@NLR: Il est évidemment très malaisé de comparer l’économie conversationnelle permise par les RS et le « one shot » de la CP. Ce qui m’intéresse ici est la relation induite entre l’image et l’acte communicant, qui me paraît pouvoir être comparée avec l’idée de « conversation avec des photos », justement développée par Cardon et al. à propos de Flickr. Pour cela, il faut admettre que l’usage d’une CP nous fournit une unité conversationnelle, à resituer dans un cadre plus large: celui de l’échange épistolaire engagé entre 2 correspondants. Il est remarquable de se dire que la CP illustrée n’a à peu près jamais été abordée sous cet angle. Comme toujours, on n’a regardé que les images, pas les usages…
@André G. Certes, mais c’est précisément la notion de « conversation » qui m’a arrêté dans votre réflexion. Pour ma part j’y vois un principe de vitesse d’échange, de réactivité émotionnelle, que n’autorise pas la carte postale. Et qui au contraire, comme vous l’avez récemment et justement noté, prend tout son sens dans les RS – banalisant en contrepartie l’acte photographique (qui lui aussi se voit acceléré, souvent pour le pire, par la technologie numérique). Ce qui, en somme, me semble assez neuf malgré une baisse globale de qualité.
J’ajoute qu à la notion, idéale et posée, de “conversation visuelle” qu’autorisent les RS, on peut facilement joindre celle, hélas plus fréquente, de “bavardage visuel”, voire simplement de bruit visuel.
@NLR: Il n’a pas de « conversation idéale », il n’y a que des épreuves conversationnelles ponctuelles, et le bavardage en fait naturellement partie (c’est même le bavardage qui donne tout son intérêt à la conversation, dans la mesure où il permet d’y faire entrer du bruit et d’autres éléments que ceux admis par un échange institutionnel)…
En ce qui me concerne, je m’intéresse beaucoup plus au bruit qu’à tout ce qui porte l’estampille « de qualité », « excellent », « culturellement légitime », etc… 😉
Merci pour ce nouvel épisode de l’été de la conversation sur Totem et l’Atelier des icônes !
Effectivement, il n’y a pas de «conversation idéale» : il y a des conversations qui durent quelques secondes, d’autres qui s’étendent sur des années, et la plupart sont pleines de bruit et des bribes d’autres conversations, qui s’y mélangent allègrement.
L’échange épistolaire est bien une conversation, même si elle peut être très discontinue. Avec des cartes postales, on se parle, d’une période de vacances à une autre, ou pour lancer une invitation, ou pour préparer la conversation en face à face du retour («regarde, là c’est la fenêtre de notre chambre»), ou pour demander au voisin d’aller arroser les plantes, ou que sais-je encore. Pas besoin de réponse en bonne et due forme et effectuée sur le même médium pour qu’il y ait conversation. Pour moi, ça ne fait guère de doute. Par contre, je n’avais jamais pensé à la dimension visuelle de la conversation initiée par la carte postale — alors que j’ai, tout au long de mon adolescence, envoyé des tas de cartes postales dont les images étaient bien des «supports de projection identificatoires». Comme quoi on ne voit pas toujours ce qui crève pourtant les yeux !
Sujet passionnant parce qu’il nous permet d’accéder par la petite porte, la moins surveillée et donc la plus empruntée, à quelques vérités peu formulées sur notre rapport aux images comme objet d’affection et comme façon de parler (énoncé visuel)
Et très intéressante cette approche de la Carte postale comme écran de projection identificatoire… Elle rend bien compte de ce que constitue la carte aux yeux de celui qui la choisit, elle concerne le « je »… je suis ici, je pense à toi, je suis visuellement ainsi (bien être, culture, coucher de soleil, paysage, personnages comiques ou traditionnels…)
Cependant, dans le cas précis de la carte postale, l’image me semble aussi prise dans le champ d’une relation particulière où l’autre n’est pas interchangeable et donc investie différemment selon le destinataire… c’est le champ du « tu » qui différencie la conversation du discours ou de l’exposition sur FB… On pourrait peut-être aussi parler d’image affectueuse (ou hypocoristique pour faire plus savant) dans la mesure ou la carte postale incarne une pensée pour l’autre, et que son envoi est un geste adressé, une marque d’affection, si conventionnelle soit-elle… Et c’est vrai que le contenu de l’image n’est pas forcément lié à cette marque d’affection… mais ce lien est souvent implicite, invisible au tiers qui se penche sur elle s’il n’est pas clairement explicité (ce qui me semble rare (et contraire au principe) dans les CP)…
Au fond quelque chose se passe dans le dos de l’image, et ce quelque chose, comme toujours, c’est le texte… Dans la plupart des cas, et cela s’est imposé, me semble-t-il, avec le temps, le texte et l’image sont séparés, au dos l’un de l’autre, on n’écrit plus sur la photo, proposant une alternative très classique… l’image y est le geste, la caresse ou la clownerie, et la parole l’accompagne, plus ou moins personnelle, plus ou moins pudique : l’aspect ouvert (public) de la carte fait entièrrement partie de l’usage et pousse parfois à renforcer l’implicite et à faire de la carte un échange à mots couverts (d’images)…
C’est peut-être cet implicite là, propre à l’image dont le choix intentionnel peut en soi être un propos formulé entre deux personnes qui n’ont pas besoin de s’expliquer, qui renforce le côté conversationnel de la carte postale, conçue d’abord comme un énoncé visuel où règne l’implicite…
Par la plasticité de son usage, du simple geste de corvée estivale à l’intention complexe intégrée au contexte d’une relation précise, en tant qu’image annotée ou texte-icône, qu’on la regarde vite fait ou qu’on la contemple attentivement, la carte postale nous amène au coeur de la problématique de l’énonciation visuelle et de la dimension affective de notre relation aux images … On parle affectivement avec des images (verbales ou iconiques) !
(Et je peux témoigner en tant que rédacteur d’une thèse très imagée que le passage du propos à l’image dans le fil du texte provoque parfois des petites émotions dues, je pense, à l’épiphanie d’un corps charnel objet d’afefction, soudain, au milieu des signifiants arbitraires…
PS : Je serais curieux de savoir si le développement des cartes postales (Fin XIX je crois) correspond à celui de la pratique des images qu’on offrait aux enfants « méritants » à l’école… deux gestes affectueux de don d’image bien différents mais qui témoignent à mon avis d’une même conception de l’image hypocoristique…
Par rapport aux (miens) usages des cartes postales il me revient deux choses : je ne les envoie jamais seules, je les écris, on les écrit et les signe (la famille parfois), quelques unes, trois ou quatre, au café, le soir au bord de la plage (ou ailleurs), apéritif quelque chose; justement : très souvent dans les cafés vous avez des cartes postales accrochées, collées, épinglées sur le mur à côté de la machine à café (comme on trouve aussi, parfois des billets de banque) : quelque chose de la conversation de l’un vers bien d’autres; une sorte de pluriel (d’ailleurs au café la conversation avec tout le monde et n’importe qui, oubliée, de la table à côté etc.)
@ Loïc Ballarini, Olivier Beuvelet, PCH: Merci pour ces apports! En comparant la CP avec la stéréophoto, on s’aperçoit que celle-ci n’est pas conversationnelle tout simplement parce qu’elle n’est pas appropriable… Il semble bien que mettre de l’image en situation de communication (épistolaire) crée un nouveau rapport sémiotique, qui amène à lire l’image comme un message, et plus seulement comme un spectacle. Le bon terme pour qualifier cette situation est peut-être celui d’image injonctive (plutôt que projective). Alors que Mitchell en fait une caractéristique générale de l’image, on peut le décrire au contraire comme un caractère historique, précisément lié à l’intégration de l’image dans un système de communication (toute image peut être utilisée de manière injonctive quand elle est insérée dans un système de communication, on parlera alors d’usage injonctif; en revanche, seuls certains systèmes, comme la CP illustrée, reposent entièrement sur cette proposition, il s’agit alors d’image injonctive).
Cette approche permet d’interroger en retour les usages médiatiques de l’image, qui semblent bien s’inscrire de manière délibérée dans cette logique: si l’image publicitaire est injonctive, c’est qu’elle présuppose une « réponse », c’est-à-dire une appropriablité du message. Même si cette appropriabilité passe par des canaux différents (comme le souligne Thierry) de ceux de la conversation privée, il est intéressant de constater que ce type d’adresse mobilise bel et bien la dynamique communicationelle, qui crée les conditions de l’échange en incluant le destinataire dans un énoncé qui a la structure d’un message (« I want You… »).