L'iPad ou la consultation

Hubert, voici la réponse à ta question d’hier. L’iPad est un outil tout entier dédié à la consultation, un parfait compagnon de train ou d’avion. Le premier qui réunit vidéo et livres, presse et jeux: tout l’univers de nos industries culturelles, dans un format confortable. Avec une touche d’interaction – la disponibilité d’un clavier – pour améliorer nos circulations et documenter nos consultations. Avec surtout la connexion permanente, wifi ou 3G, qui permet de relier ce super-lecteur à nos bibliothèques dans les nuages, et annule toute velléité de collection. L’offre en VOD est encore un peu short, et il manque évidemment la webcam, mais ces défauts ne tarderont pas à être corrigés (mon conseil: attendre la 2e version). L’objet révèle l’abandon de la fiction du user generated content et raconte le retour des contenus numériques dans l’ample sein des industries culturelles. De l’ancien programme du web 2.0, dans quelques années, il ne restera finalement que la pratique photo, la conversation des réseaux sociaux, et une touche de search.

Impuissance de la télévision

Ca faisait bien longtemps que je ne m’étais plus planté devant l’écran pour un rendez-vous télévisé. Du flux, oui, des films, des séries, quelques bouts d’émissions piochés au petit bonheur – pour le reste, Twitter, Facebook et Fullhdready font amplement l’affaire.

Bizarre d’attendre le moment du début. Sur TF1 qui plus est. Propagande en direct. Crédibilité zéro. Pas fou, sur Europe 1, on avait pris la précaution de préciser que nul n’avait vérifié ni orienté les questions des intervenants, laissés entièrement libres de leur expression.

Mais au bout du troisième, avec les chiffres sur le bout des doigts et les détails ultra-précis mobilisés par le président comme à la parade, on avait vite compris. Pas besoin de mettre sur écoute les fameux « Français », puisqu’ils avaient préalablement fait l’objet d’interviews par la chaîne, et que leur identité était connue. Sarkozy avait bien bûché ses dossiers, anticipé chaque thématique, et avait réponse à tout. Pour le reste, Pernaut veillait au grain, retirant prestement la parole au moindre faux-pas.

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Naissance d'une illustration

Jeune étudiant, mon premier vrai métier a été celui de secrétaire de rédaction pigiste à la Comédie-Française, où je secondais Jean-Loup Rivière dans la publication des organes maison. J’ai eu la chance d’y travailler en étroite collaboration avec le graphiste Jacques Douin, connu notamment pour ses couvertures de la collection J’ai Lu.

Je garde le souvenir très précis du jour où j’ai compris ce qu’était une illustration. C’était en 1986, nous préparions le numéro de la Gazette du Français consacré à la présentation de la saison suivante. Parmi les photos de scène, un portrait par Enguerand de Roland Bertin dans son costume de mamamouchi (Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène de Jean-Luc Boutté).

Photoshop n’existait pas, la maquette se faisait encore à la colle et aux ciseaux. Et je revois maître Jacques, armé d’un pot de gouache blanche, repasser avec soin sur les contours de l’énorme chapeau, puis masquer le bas de la photographie. Faire apparaître une autre image, dessinée par son imagination, qui n’existait pas la minute d’avant.

Comme toutes les publications, la forme achevée de la couverture montre cette image tout en masquant le travail d’invention qui la crée. Pour l’apercevoir, il fallait être dans l’atelier, un soir de printemps, et regarder silencieusement la naissance d’une illustration.

(Extrait de la présentation, « Outils et problématiques de recherche« , masterclass Lhivic-Paroles d’images, 22/01/2010).

Mythologie des amateurs, 2004-2009

Haïti: dès le début, un flot d’images. Pourtant, pour la première fois, la thématique de la production visuelle par les amateurs n’a pas fait recette (on a plutôt observé le développement d’une critique interne de l’usage médiatique des documents de provenance privée, qui signifiait à sa manière que cette catégorie était réintégrée parmi les sources « normales », qu’il appartient au journaliste de gérer). On percevait déjà un affaiblissement de ce récit lors des manifestations iraniennes de juin 2009, largement balancé par la curiosité pour un autre phénomène médiatique: la circulation des informations via Twitter.

Comme je l’indiquais en décrivant l’une des principales étapes de la fondation de ce récit, celle des attentats de Londres de 2005, il est désormais clair que « l’intrusion des amateurs » est une mythologie, une construction médiatique, qui débute avec Abou Ghraib et se clôt avec Neda.

J’ai tenu sans le savoir la chronique de ce métarécit, depuis ses origines. L’histoire n’est pas fonction de l’éloignement dans le temps, elle apparaît à l’instant où un phénomène cesse d’appartenir au présent. Ou plus précisément: on peut commencer à faire de l’histoire dès qu’un métarécit se périme. Dans cette période d’extraordinaire accélération de la production des récits, nous ne cessons de produire de l’histoire, nous fabriquons du passé à cent à l’heure.

Le secret de l'oeuvre d'art

Le système narratif de Dan Brown est désespérant. Sous le lourd appareil ésotérique qui forme décor, il n’y a qu’un vulgaire jeu de piste. La mécanique du détective novel réduite à sa plus simple expression – litanie d’énigmes comme un clou chassant l’autre.

Mais pour le visualiste, ses romans présentent une particularité non dénuée d’intérêt: celle de mettre en scène, au cœur de ce dispositif de quasi-jeu vidéo, quelques icônes fameuses. Le Da Vinci Code (2004) situait dans La Cène et La Joconde quelques-unes des clés essentielles à la révélation de l’union de Jésus avec Marie-Madeleine. Le Symbole Perdu (2009) va chercher dans la Mélancolie de Dürer le carré magique qui permettra de décrypter le message caché.

Faire jouer à Léonard ou à Dürer le rôle de guide dans une saga à la Indiana Jones peut faire sourire. Le recours à ces figures relève sans doute d’un effet de couleur locale, où la mobilisation d’un référent ultra-connu produit une impression de « culture ressentie » particulièrement gratifiante pour le lecteur.

Un roman qui invite à relire Arasse ou Panofsky ne peut pas être complètement mauvais. Mais au-delà de l’usage très fonctionnel qu’il fait des œuvres, je trouve intéressant de voir comment de vieux points de repère de la culture lettrée peuvent être repris et partiellement revitalisés par l’industrie culturelle. Après tout, l’idée que les chefs d’œuvres les plus célèbres abritent des secrets, à la manière de la lettre volée de Poe, n’est pas qu’un truc de roman-feuilleton: c’est le moteur de l’histoire de l’art, qui carbure au décryptage toujours recommencé des œuvres. A se demander pourquoi cet art de l’interprétation n’est pas plus populaire aujourd’hui.

La beauté parfaite, ou le dernier rêve

Pocahontas était un conte de la mixité raciale. Malgré la proximité des scénarios, Avatar n’a que peu à voir avec cette mythologie. Ce n’est pas le problème de la race qui fonde le film, mais celui de l’évasion vers un corps idéal – c’est précisément le programme énoncé par son titre. L’écologie, les indiens, ne sont que des éléments de décor. Le film ne joue pas avec le récit, réduit à la portion congrue, il joue avec les images. Ces images qui n’ont pas besoin de légende sont celles de ces corps si beaux.

D’une beauté si familière. C’est ce film qui m’a fait comprendre que le motif de la beauté parfaite n’est pas simplement un détail décoratif des magazines féminins, mais un paradigme omniprésent de l’industrie culturelle, qui se décline de la mythologie de la retouche au personnage sublimé de Michael Jackson. Peut-être le rêve le plus puissant de notre société, qui n’en n’a plus guère.

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Pas d'image pour les robots

Souvent, les nouvelles formes visuelles s’insinuent dans notre esprit de façon discrète, de provenances inattendues. Saluons les observateurs à l’oeil avisé qui savent les repérer. Ainsi cette galerie de captchas Facebook, réunie par Jean-Philippe Halgand, tests express destinés à départager les usagers véritables des robots, qui ne savent pas (encore) lire les images.

La mise en série de ces images impératives montre bien la création d’une forme, immédiatement reconnaissable, caractéristique d’un usage et d’une époque. Les taches et déformations des haikus automatiques, la plupart anglais, supposés dérouter la reconnaissance de caractères, rappellent les taches du test de Rorschach, autre système aléatoire qui met à l’épreuve notre psyché, petite barrière qui mesure notre conformité à la norme humaine. Dont la faculté de distinguer le signal d’une forme dans le bruit environnant (autrement dit: une image) semble bien être une compétence particulière.

Mauvais rêves

Après l’attentat manqué du vol Amsterdam-Detroit, la période des fêtes a été marquée par une série d’images étranges. Il y a eu la photo floue du terroriste, issue d’une capture au téléphone portable, bien analysée par Christophe Del Debbio comme celle de l' »ennemi sans visage« .

Cette vision indistincte a été suivie par le débat sur le scanner à ondes millimétriques, dit « scanner corporel » (body scanner), supposé répondre au problème posé, largement illustré par des images mises à disposition par la Transportation Security Administration du portail de la société L3 Communications (voir ci-dessus).

Explorer la surface des corps sous les vêtements fait partie de longue date des projets sécuritaires du gouvernement américain. Succédant à la radiographie par rétrodiffusion (backscatter x-ray), testée sans grand succès depuis 2005 dans plusieurs aéroports US, ce nouveau dispositif, installé en février 2009 à l’aéroport de Tulsa, semble plus prometteur.

Mais contrairement au vieux fantasme des lunettes (ou des caméras) qui déshabillent, l’image produite par cette technique n’a rien de séduisant. Mains levées qui semblent répondre à la menace d’un braquage, corps exposés, crânes chauves, visages floutés: le moins qu’on puisse dire est que le scanner produit une représentation inquiétante, dont l’aspect aux reflets métalliques rappelle plutôt le robot de Terminator 2.

Drôles d’images pour la trêve des confiseurs. Incarnation d’une peur sans visage, aux contours flous, comme un mauvais rêve. Le sommeil de la raison engendre des monstres.