Retrouver la peau

Alexie Geers, qui consacre sa thèse à l’image du corps dans les magazines féminins, a observé le dernier numéro de Marie-Claire, prétendument « 100% sans retouches », et noté avec justesse qu’un certain nombre de biais faussaient l’application du principe revendiqué par la rédaction – à commencer par la forte présence de la pub, qui ne couvre pas moins d’un tiers de la surface du numéro. Faire photographier de superbes jeunes femmes, dont le vêtement ou le maquillage ont fait l’objet des soins de toute une équipe, sous un éclairage impeccable, par des professionnels rompus à l’exercice, n’est sans doute pas la prise de risque la plus téméraire de l’histoire du magazine.

Et pourtant, même dans ces conditions optimales, sur quelques photos, l’absence de la retouche se fait clairement sentir. La jolie Louise Bourgoin prend 5 ans de plus. Et sur l’épiderme parfait d’un mannequin, on aperçoit des effets de matière auxquels nous ne sommes plus habitués – une texture plus marquée, une granulation plus présente, quelques traces de duvet ou de cheveux follets, des veines bleues sous la peau (ci-dessus, cliquer pour agrandir).

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Des images pour salir l'image

De retour de Suisse, où j’ai été confronté pour la première fois aux nouveaux paquets de cigarettes illustrés d’avertissements visuels. L’impression est violente. Comme le notait avec justesse Béat Brüsch sur Mots d’images, le phénomène est sans précédent: «Imaginez un produit à consommer, en vente libre, dont la moitié de la surface de l’emballage vous dit qu’il est mortel!»

Pas le temps d’un billet développé, on y reviendra en séminaire le mois prochain. Mais le cas est passionnant car, dans le long combat (près d’un siècle) contre l’industrie du tabac, l’image n’avait jamais joué un rôle déterminant ((cf. Robert L. Rabin, Stephen D. Sugarman (dir.), Regulating Tobacco, Oxford University Press, 2001.)). La construction imaginaire était plutôt située du côté des cigarettiers – puissamment appuyés par le cinéma. Est-ce à cause de cette forte occupation du terrain iconique que la stratégie des « antis » avait jusque-là privilégié l’information scientifique et le lobbying politique? D’autres campagnes de santé publique, comme celle contre l’alcoolisme en France à la fin du XIXe siècle, ont pourtant utilisé l’image, notamment dans son volet pédagogique ((cf. Michael R. Marrus, « L’alcoolisme social à la Belle Epoque », Recherches, n° 29, décembre 1977, p. 285-314.)). Quoiqu’il en soit, le choix de l’OMS d’imposer des messages visuels sur le corps même du délit constitue un tournant.

Une telle stigmatisation vise moins à propager une information qu’à s’attaquer à ce qui reste de l’image positive de la cigarette, notamment chez les plus jeunes (dont la consommation de tabac aurait augmenté ces dernières années). Salir le geste même de fumer, par association répétée d’une icône repoussante, est une tactique originale qui interroge au plus profond les théories de l’efficacité de l’image. On y revient dès que possible.

Star Wars, ou la nostalgie de l’avenir

« Impossible à prédire est l’avenir », énonce dans son baragouin le sage Yoda. Tu ne crois pas si bien dire. « Il est tout pourri son hologramme », assènent mes fils dans un français guère plus correct. Dans Star Wars, en effet, les projections holographiques tressautent comme de bonnes vieilles images vidéo noir et blanc des années 1950. Une figure de style typique du réalisme lucasien, qui consiste à « salir » la représentation pour la rendre plus crédible.

Problème: la manifestation du « bruit » de la transmission reproduit un effet de sautillement caractéristique du signal électronique, qui a totalement disparu des écrans. Plus habitués à l’affichage à retardement de quelques paquets de pixels, trace d’une inhomogénéité de diffusion, mes enfants n’ont jamais vu l’image qui leur permettrait de comprendre ce clin d’œil référentiel, issu du passé de George Lucas.

On l’avait déjà vu avec les androïdes de Blade Runner, rien ne vieillit plus vite que l’avenir.

Pas d'image pour les robots

Souvent, les nouvelles formes visuelles s’insinuent dans notre esprit de façon discrète, de provenances inattendues. Saluons les observateurs à l’oeil avisé qui savent les repérer. Ainsi cette galerie de captchas Facebook, réunie par Jean-Philippe Halgand, tests express destinés à départager les usagers véritables des robots, qui ne savent pas (encore) lire les images.

La mise en série de ces images impératives montre bien la création d’une forme, immédiatement reconnaissable, caractéristique d’un usage et d’une époque. Les taches et déformations des haikus automatiques, la plupart anglais, supposés dérouter la reconnaissance de caractères, rappellent les taches du test de Rorschach, autre système aléatoire qui met à l’épreuve notre psyché, petite barrière qui mesure notre conformité à la norme humaine. Dont la faculté de distinguer le signal d’une forme dans le bruit environnant (autrement dit: une image) semble bien être une compétence particulière.

Mauvais rêves

Après l’attentat manqué du vol Amsterdam-Detroit, la période des fêtes a été marquée par une série d’images étranges. Il y a eu la photo floue du terroriste, issue d’une capture au téléphone portable, bien analysée par Christophe Del Debbio comme celle de l' »ennemi sans visage« .

Cette vision indistincte a été suivie par le débat sur le scanner à ondes millimétriques, dit « scanner corporel » (body scanner), supposé répondre au problème posé, largement illustré par des images mises à disposition par la Transportation Security Administration du portail de la société L3 Communications (voir ci-dessus).

Explorer la surface des corps sous les vêtements fait partie de longue date des projets sécuritaires du gouvernement américain. Succédant à la radiographie par rétrodiffusion (backscatter x-ray), testée sans grand succès depuis 2005 dans plusieurs aéroports US, ce nouveau dispositif, installé en février 2009 à l’aéroport de Tulsa, semble plus prometteur.

Mais contrairement au vieux fantasme des lunettes (ou des caméras) qui déshabillent, l’image produite par cette technique n’a rien de séduisant. Mains levées qui semblent répondre à la menace d’un braquage, corps exposés, crânes chauves, visages floutés: le moins qu’on puisse dire est que le scanner produit une représentation inquiétante, dont l’aspect aux reflets métalliques rappelle plutôt le robot de Terminator 2.

Drôles d’images pour la trêve des confiseurs. Incarnation d’une peur sans visage, aux contours flous, comme un mauvais rêve. Le sommeil de la raison engendre des monstres.

La barbe est-elle un signe de barbarie?

barbebarbarie

A partir de quand se manifeste « l’horreur du poil » qui marque aujourd’hui de façon si nette l’identité visuelle occidentale? La tendance est d’aller chercher la réponse dans l’imagerie féminine ou pornographique, qui ont promu le glabre et le lisse comme autant de promesses d’un plaisir hygiénique et survisualisé. Je soupçonne toutefois ce symptôme d’entretenir un rapport à la fois plus profond et plus ambigu avec l’antithèse qui structure notre imaginaire, opposant la modernité civilisatrice d’un occident rationnel et maître de ses émotions à la horde fanatique qui dissimule dans les poils de la barbe du prophète la menace d’un déferlement d’animale barbarie.

Si l’hypothèse n’est pas complètement idiote, on devrait pouvoir observer une montée de l’antipilosité à partir de la première guerre du Golfe, suivie d’une accentuation sensible après le 11 septembre. A défaut d’un test global, il doit être envisageable de réaliser et de croiser des vérifications partielles.