La photo ne voit que les apparences

Roland Barthes démenti par la progagande. Dans La Chambre claire, le sémiologue écrivait: «Dans la photographie, je ne peux jamais nier que la chose a été là». Ce qui est manifestement une approximation logique: selon Europe 1, les services de l’Elysée ont requis la présence de figurants pour mettre en scène une assistance plus fournie lors d’une visite de chantier du président-candidat.

[youtube width= »500″ height= »330″]http://www.youtube.com/watch?v=BwfYSR7HttA[/youtube]

Confondre le visible et la vérité est une erreur constante des défenseurs de l’authenticité photographique. Pas plus que l’oeil, la photo ne sait distinguer le vrai du faux: ce qu’elle enregistre, ce sont les apparences. Comme le montre un exemple récent où le mécanisme de protection d’un smartphone  (évoqué par Sylvain Maresca) est facilement dupé (voir ci-dessus), un outil d’enregistrement visuel ne peut pas faire la différence entre un village Potemkine et une vraie agglomération.

On peut donc proposer de réécrire la sentence de Barthes. «Dans la photographie, je ne peux jamais nier qu’on veut me faire croire à l’authenticité de ce que je vois» me paraît une formule plus adaptée à la description des usages sociaux du médium.

26 réflexions au sujet de « La photo ne voit que les apparences »

  1. Lorsque Roland Barthes écrit « que la chose a été là », suppose-t-il pour autant que l’image donnée ait une quelconque authenticité ? Les vrai-faux ouvriers « conviés » par les services de l’Elysée étaient bel et bien là devant les objectifs de la presse, mais l’image donnée (celle d’une foule venue spontanément saluer le chef de l’État) était mise en scène, donc sujette à polémique.

  2. @Sylvain: La réponse à ta question est dans LCC, lorsque Barthes distingue la photographie du cinéma: «car le cinéma (fictionnel) mêle deux poses: le « ça-a-été » de l’acteur et celui du rôle» (p. 124). D’où l’on déduit que la photo, elle, ne peut pas être fictionnelle.

    Prétendre distinguer deux technologies plutôt que deux usages d’une technologie (car évidemment photo et cinéma peuvent servir l’un comme l’autre à produire des fictions ou des documents) est typique d’une approche et d’une époque. La description théorique majoritaire de la photographie au XXe siècle (Benjamin, Bazin, Flusser, Barthes, Van Lier, Krauss, Dubois…) a voulu à toute force la distinguer de l’image, cherchant à nommer (sans y parvenir) sa qualité fondamentale d’enregistrement. Pour dire l’enregistrement et ses propriétés, le truc a toujours consisté à nier l’image – que la plus constante des traditions lie au faux-semblant – pour dessiner un théâtre de l’au-delà des apparences, un accès privilégié à la vérité. «La peinture, elle, peut feindre la réalité sans l’avoir vue», dit LCC. La photo, elle, est postulée comme ne pouvant pas mentir. Blow up est le film de cette croyance.

    Relire aujourd’hui La Chambre claire, au coeur de la mutation numérique, nous confronte à un univers désormais étrange et lointain de la convocation forcenée de l’authenticité, balayant les paradoxes (comme l’opposition de la photo et du cinéma). Un monde qui a oublié que la photo est une image et que ce n’est pas l’appareil qui prend la photo, mais le photographe qui choisit ce qu’il veut nous montrer.

    Je trouve savoureux qu’un smartphone vienne démentir le « ça-a-été ». « Je ne peux jamais nier… »? Ben si. « La chose » n’était pas là, mais juste son reflet platonicien. Ce qui suffit à tromper la machine. Rien de plus normal: on n’a jamais quitté le monde des images…

  3. Mais « la chose », dans la cas présent et pour Roland Barthes, n’est-elle pas justement « la présence de figurants » ? Peut-on nier qu’elle ait-été là ?

  4. @ Sylvain et André,

    Quand il dit « la chose » ou « ça » il n’est pas assez précis pour qu’on puisse lui reprocher d’avoir parlé de vérité ou d’authenticité de la photo… même si c’est ce qu’il entendait par là… On pourrait accentuer cet aspect en disant qu’il s’agit d’un « … a été » … sans qu’on sache quoi…faux ou vrai ? On ne sait pas, cependant, une surface a réfléchi de la lumière devant l’objectif… mais il déduit tout de même du protocole photographique un lien « ombilical » entre le regard et le référent à travers son image : « Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographique à mon regard : la lumière, quoique impalpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je partage avec celui ou celle qui a été photographié. » p. 126. qui semble témoigner en faveur d’une vérité de l’image résidant dans son protocole…
    La remarque que je me fais pour contester cette indicialité, en lien avec ta théorie de l’enregistrement, (mais peut-être est-ce un des quatre arguments que tu utilises pour réfuter Krauss;-) c’est : est-ce que la latence de l’image enregistrée, qui disparaît dans les entrailles de l’appareil en vue de ressortir plus tard, c’est-à-dire l’enregistrement du « ça » par le protocole photographique et sa restitution ultérieure par le développement (qui suppose une sublimation matérielle) ne suffit pas couper ce lien « ombilical » en faisant de la photographie une restitution a posteriori (idem en plus rapide avec le numérique) de l’empreinte enregistrée… SI bien que le lien entre le regard et le référent est exactement le même en photographie qu’en peinture, seul le protocole d’enregistrement diffère… Et il n’y a que la parole du photographe pour attester ce qui a constitué le « ça »…

  5. @Stéphane: Même si l’on dit que la photo a bien enregistré des personnes présentes, et que le quiproquo ne porte que sur leur activité réelle, on est bien en face d’une image trompeuse: d’une image qui prétend montrer quelque chose qui n’existe pas (comme une photo publicitaire). Ce type de description contredit le ça-a-été, non pas parce qu’elle nie la présence, mais parce qu’elle souligne le caractère d’image de la photo, ce que la présentation de RB veut précisément faire disparaître.

    Cela dit, encore une fois, l’opposition photo/cinéma au nom de la distinction personne/rôle fournit la réponse qui s’applique précisément au cas des figurants du chantier: pour suivre Barthes, cette image n’est plus de la photo, mais du cinéma…

    @Olivier: « Si bien que le lien entre le regard et le référent est exactement le même en photographie qu’en peinture, seul le protocole d’enregistrement diffère… » Je ne sais pas si l’on peut dire qu’il est exactement le même, car ce rapport est construit par la culture, mais il n’y a en tout cas pas d’autre différence que cette construction culturelle, qui ne dépend pas de la technique – comme le montre notre perception antagoniste de la photo et du cinéma, alors qu’il s’agit de la même technologie.

    Il n’y a pas de « lien ombilical ». Mon point de vue est qu’il ne sert à rien de contredire cette fiction par la mobilisation d’arguments techniques, car c’est encore faire le jeu de cette représentation que de recourir à ce registre. Latence ou pas latence, ce qui compte, ce n’est pas les images (les produits d’une technologie), mais les usages que nous en avons (qui sont les produits d’une culture).

  6. Personnellement, ce qui m’intéresse dans la photographie, c’est que cette catégorie d’image tienne ensemble le lien avec le réel et sa représentation. On ne peut pas les dissocier, sans verser dans l’arbitraire. Le lien avec le réel (empreinte lumineuse) ne fait pas de la photographie un reflet authentique ; le fait qu’il s’agisse d’un mode de représentation visuelle n’en fait pas non plus une image assimilable à toutes les autres formes fictionnelles (dessin, peinture, etc.). Nous sommes obligés de tenir ensemble les deux termes de la tension entre le réel et sa représentation photographique. C’est tout l’intérêt de ce type d’image.

  7. @Sylvain: Alors pourquoi acceptons-nous le cinéma comme fictionnel, sans nous préoccuper plus que ça de la tension entre réel et représentation? Le cinéma qui n’est autre que la fameuse empreinte lumineuse, etc…

    Ce qui distingue la photographie n’est rien de technologique, mais le fait qu’elle est culturellement porteuse du message: « je dis la vérité ». C’est à partir de ce constat qu’on peut comprendre des paradoxes sinon inintelligibles, comme l’interdit portant sur la retouche en photographie, quand les effets spéciaux sont une des ressources principales du cinéma.

    N’importe quel fait d’enregistrement – fossile, main courante de police, répondeur téléphonique… – transforme par définition les données qu’il conserve en archive. Ce qu’il est intéressant d’observer, c’est que cette caractéristique ne suffit pas à développer des pratiques culturelles assorties: nous n’avons pas d’album de famille où nous préservons pieusement les enregistrements sonores de notre parentèle. Ce qui suffit à démontrer le caractère culturel de l’investissement de la photographie comme support mémoriel.

  8. @ André,

    C’était une formule un peu provocante pour dire qu’il n’y a pas plus de présence du référent dans une photo que dans un tableau, puisqu’il s’agit à chaque fois d’une image « fabriquée » à partir d’une « mise en registre »… on peut ici reprendre l’idée d’une forme de peinture automatique pour la photographie…
    Le rapport construit par la culture entre l’image photographique et son référent repose beaucoup sur la technique d’enregistrement de l’apparence lumineuse des choses telles qu’elles viennent se déposer sur le fond de la camera obscura, c’est pour cela qu’on identifie la photo à Niepce qui a « capturer » cette image naturelle connue depuis l’antiquité… On nous raconte cette fable de la saisie de l’image « bio » pour construire ce rapport sur un dogme scientifique, seul apte à faire foi dans notre univers rationaliste.
    Ce n’est qu’en lisant ta thèse que je me suis rendu compte de l’importance conceptuelle de l’image latente qui coupe cette capture chimique de l’apparence lumineuse de la production de l’image à proprement parler… Cette image latente, comme le contenu latent du rêve est souvent passée sous silence, ce camouflage n’est pas innocent…
    Le lien avec la peinture se trouve dans l’épiphanie de l’apparence, sous l’effet du pinceau ou du révélateur… C’est certes un point de vue technique, mais il est ainsi apte à contredire le dogme de l’enregistrement… En tout cas j’en parlerai dans ma thèse comme ce qui fonde dans l’image photographique la notion de tuchè lacanienne « promesse d’une rencontre avec le Réel, qui n’aura jamais lieu »…

    Une dernière petite remarque… la différence entre cinéma (fiction) et photo (document) est si solidement construite qu’on peut voir un grand nombre de théories reliant la peinture au cinéma (Bonitzer, Aumont, Bonfand…) alors que sa matière photographique est souvent refoulée ou renvoyée à une question purement technique lorsqu’on parle de pellicule et de caméra… Et quand il en est question (Bazin), c’est pour vanter sa puissance documentaire… Pourtant, les premières vues Lumière s’appelaient des « photographies animées »… et elles mêlaient fiction et documentaire sans trop se poser de question… Elles ont aussi tout de suite servi à faire de la pub…

    Cette distinction entre fiction et documentaire s’est faite semble-t-il au prix du refoulement de la dimension photographique de l’image cinématographique, et d’une assimilation du « film » à la fiction et à la peinture (cette dimension photographique n’est évoquée que pour aborder le documentaire, qui pour beaucoup n’est pas un « film »), c’est-à-dire au prix d’une dissimulation du dispositif à l’origine de l’image. Et en effet, si le spectateur voit une photo d’Alain Delon au lieu de voir Rocco … ça ne marche pas. Il faut donc oublier que le film est fait de ce qu’on croit être une photographie pour l’apprécier.

  9. « Toutes les photographies sont exactes, aucune n’est vraie. » (Richard Avedon).

    Reproduction exacte de la scène, donc, – les photons font réagir exactement l’émulsion ou le capteur –, mais loin de toute vérité (qui trouve, elle, ses résolutions hors-champ la plupart du temps ; avec les retouches, les mises en scènes et autres multiples torsions, même minimes).

  10. @Olivier: Tout à fait! Et on peut mettre en parallèle dans le domaine photo l’occultation symétrique de la publicité et des autres pratiques fictionnelles, qui sont tout simplement exclues du champ. Je renvoie souvent au bel article de Michel dans L’Art de la photographie, qui montre qu’une autre histoire de la photo était possible – des montages de la photographie victorienne à la retouche numérique en passant par les pictorialistes – mais que cette histoire a été refoulée par le grand récit de l’objectivité et de l’automatisme…

    Je suis aujourd’hui convaincu que la majorité des usages sociaux de l’image ont un caractère fondamentalement fictionnel. Loin de déroger à cette règle, la photographie s’intègre harmonieusement au concert visuel, par exemple avec les usages illustratifs. Tout au plus peut-on dire qu’elle alimente particulièrement la fiction de l’authenticité (ce qui pourrait être une bonne définition des corpus des banques d’images)…

  11. Entièrement d’accord. Ce serait génial de pouvoir lire une étude longue sur tout ça.
    Il y avait tout un ensemble de pratiques joyeuses qui portaient le nom de « trick photography », des manuels étaient publiés qui enseignaient comment réaliser des fictions. Mais je n’ai pas trouvé d’études détaillées de tout cela – on dirait que ça a été complètement enfoui, sacrifié sur l’autel de la fiction de l’objectivité.

    Ce qui n’est pas sans ironie, c’est que cette ontologie de l’authenticité permettait à la photographie de fonctionner d’autant plus facilement comme leurre, en évitant soigneusement de passer par la construction d’un « comme si » (comme c’est le cas avec l’image du chantier mentionnée plus haut). Combien de fois avons-nous pris des vessies pour des lanternes ?
    Pour reprendre les termes de Schaeffer – sa réception s’est construite sur la négation constante d’une relation de feintise ludique partagée… et ces usages là aujourd’hui explosent à nouveau, le 20ème siècle était donc bien une parenthèse bizarre…

  12. La chose, en l’occurrence, c’était l’image (sur votre exemple video qui sert de « preuve » -par l’image (video) ??? ) et elle était bien là (comment nier cela sinon par sophisme ?)…; une chose parmi bien d’autres par ailleurs…
    La photo brûle le caractère d’image de la photographie (Benjamin)… ce qui ne saurait, justement, la priver de personnalité pour autant. Qu’est-ce que c’est que cette idée que puisqu’il s’agit d’une image, c’est comme toutes les autres images et elles sont toutes mensongères et conséquemment la photographie aussi et tutti quanti !!! On cherche des noumènes ici ou quoi ? Puisque nous ne fonctionnons que par des médiations (images), nous serions toujours dans le faux ???
    U. Eco : « il n’y a pas d’interprétations vraies, mais des fausses oui » ! (vrai ou faux?)
    Les exemples foisonnent dans l’histoire de la photo entre des photos vraies (ce sont des photos) mais non authentiques (mise en scènes, montages etc)… La discussion vérité (de la photo) mais non authenticité vis-à-vis ce qui a été photographié semble toujours pertinente, la preuve: tous ces commentaires.
    Edward Weston: « Il faut faire un effort pour contraindre l’appareil à mentir. Le médium est fondamentalement honnête. »
    Par ailleurs, la photo ne voit rien du tout (et donc certainement pas des apparences); c’est nous qui voyons, et quelquefois regardons, et quelquefois apprécions, des photos… qui sont des points de vue et donc, oui, des opinions, toujours ! Mais de là à conclure nécessairement à du faux…

  13. @Jean Lauzon: Désolé, mais le sophisme est plutôt de votre côté. Débloquer un smartphone avec une photo plutôt qu’avec le visage de son propriétaire est la démonstration de l’échec du dispositif, non de son efficacité.

    Vous aimez les citations. En voici une autre, qui montre que les photographes ne sont pas d’accord entre eux:

    «La photographie, quoique strictement liée à la nature, n’a qu’une objectivité factice. La lentille, cet oeil prétendu impartial, permet toutes les déformations possibles de la réalité, parce que le caractère de l’image est chaque fois déterminé par la façon de voir de l’opérateur. Aussi l’importance de la photographie, devenue dynamique sous la forme du film, ne réside-t-elle pas seulement dans le fait qu’elle est une création, mais surtout dans celui d’être un des moyens les plus efficaces de détourner les masses des réalités pénibles et de leurs problèmes.» Gisèle Freund, La Photographie en France au XIXe siècle, 1936, p. 7-8.

    J’aime cette citation, non seulement parce qu’elle fait preuve d’une compréhension en profondeur de l’opération photographique, ou parce qu’elle témoigne d’une préoccupation pour ses usages sociaux, mais aussi parce qu’elle relie d’un trait photo et cinéma – un geste que Barthes s’est toujours refusé à faire, ce qui démontre l’erreur fondamentale de son approche de la photo, qu’il croit aborder comme une technologie alors qu’il ne fait qu’en refléter l’histoire culturelle. Vouloir produire une phénoménologie de l’enregistrement sans s’apercevoir que les traits soi-disant spécifiques de la photo sont communs à toute une catégorie de processus est un sacré problème, je ne sors pas de là (et je note qu’aucun de mes contradicteurs ci-dessus ne se hasarde à me répondre sur ce qui distinguerait l’enregistrement cinématographique de l’enregistrement photographique…).

  14. @ André : Quand nous regardons un film, nous avons beau savoir qu’il s’agit d’une fiction et que les images y ont été mises en scène, nous le regardons néanmoins comme du réel qui défile devant nos yeux. Nous y croyons (ou alors c’est que le film est mal fait).
    L’avantage du cinéma sur la photographie est qu’il assume pleinement son caractère d’artifice visuel. Libre à nous de confondre ses images avec la réalité, il nous a été clairement signifié d’emblée que nous étions dans le registre de la fiction. Avec la photographie, bien sûr (et c’est le produit d’une construction culturelle), l’ambiguïté est omniprésente, avec son corollaire : les débats sans fin sur l’authenticité, effective ou usurpée, de l’image photographique.
    Mais demandons-nous pourquoi un réalisateur souhaite par exemple porter à l’écran un roman : est-ce uniquement parce que son imagination est visuelle et qu’il voit le monde en images ? N’est-ce pas également pour « donner vie » à cette histoire, l’inscrire dans le réel et prendre les spectateurs à ce jeu d’incarnation réaliste ? Pour mettre du réel dans la fiction ?
    Même dans ce registre de pure construction, les deux se confondent.
    Personnellement, je n’ai jamais cru à l’authenticité de l’image photographique, du moins intellectuellement, de même que je sais, quand je m’assois dans un fauteuil de cinéma, que je vais assister à une création de pure forme. Il n’empêche que je regarde la photo ou le film comme s’ils me montraient la réalité. Parce que je sais que ces images ont été composées à partir de motifs réels, dûment présents devant l’objectif lors de la prise de vue. Ce n’est donc pas l’authenticité qui me semble faire la différence avec les autres registres d’images, mais la présence.
    Lorsque je découvre sur la plage une trace : si je l’identifie à la marque imprimée par un pied, c’est bien parce que je connais la forme d’un pied humain et que je la reconnais là. Je puise donc à mon stock d’images enregistrées et à leur interprétation culturelle. Il n’en demeure pas moins que cette trace fait plus que me représenter un pied : elle me désigne que quelqu’un est passé par ici et y a déposé son pied. Ce qu’aucun dessin ne pourrait faire. C’est ce supplément indéfectible de présence qui m’apparaît comme la marque de la photographie ou du film. On a beau être intellectuellement prémunis contre les illusions qu’il alimente chez nous (et Dieu sait si on cultive ces préventions sur Culture visuelle), il nous impressionne et nous fait considérer les images indicielles comme intrinsèquement différentes des autres formes d’images. Moi, tout du moins.

  15. Si l’on reprend la séquence à l’origine de ton billet, en quoi est-ce que le fait que l’on ait été chercher des ouvriers sur d’autres chantiers plutôt que de demander aux seuls ouvriers de ce chantier de faire semblant de travailler (la température était trop basse) aurait changé quoi que ce soit au fait que l’on était en présence d’une mise en scène? Supposons même que cette visite ce soit accomplie au printemps avec les seuls ouvriers effectivement en action sur le chantier. Comment imaginer un seul instant qu’avec le passage de tout le cirque qui accompagne un président en exercice, ils auraient fait autre chose que de faire semblant de travailler?
    On est dans la même logique qu’avec « l’interdit portant sur la retouche en photographie ». En réalité ce n’est pas un interdit absolu, certaines pratiques sont autorisées, d’autres condamnées par la société englobante. Dans le cas de cette visite, demander aux ouvriers du chantier de faire de la figuration sur la vidéo présidentielle, c’est casher, faire venir à cette intention des ouvriers d’autres chantiers, c’est impur. Ca ne nous dit rien sur ce qui serait vrai ou faux dans la photographie, mais sur ce qu’une société pense à un moment donné de la vérité et du mensonge, du licite et de l’illicite.
    Lorsque Roland Barthes écrivait: «Dans la photographie, je ne peux jamais nier que la chose a été là», il ne nous parlait pas de la photographie, mais de Roland Barthes.

    En tant que photographe, je vois une énorme différence entre la photographie et le cinéma. C’est que la continuité narrative, l’impression de réalité propre au cinéma, le son, le hors champs, permettent au réalisateur de nous tenir un discours, d’orienter notre perception des apparences, là où la photo reste irréductiblement ambigüe.

  16. M. Gunther Merci pour la citation, j’avais aussi lu ça il y a longtemps. Eh oui pour la préoccupation quant aux usages sociaux, dont il faut bien sûr s’occuper (Freund, Bourdieu et bien d’autres…, histoire(s) de la propagande par l’image etc); à inscrire toutefois dans une approche discursive -théorique- bien spécifique (histoire sociale de l’art par exemple, ou sociologie de l’art) qui, heureusement, n’est pas la seule possible.
    Quant à votre exemple (une « preuve par l’image » quand même, de votre part), la « chose » était bien là malgré tout ce que vous en dites ou pensez; ce mot, « chose », peut s’inscrire par ailleurs dans un champ sémantique tellement vaste qu’il devient malaisé de préciser de quoi il s’agit sans nier pour autant qu’il y ait, ou ait eu, quelque chose…. Et que dire de « Cela a été » ?. « Cela » : mais qu’est-ce que c’est ??? Il n’en demeure pas moins qu’il y est; à identifier du mieux possible toutefois , toujours… À titre de déictique, c’est toujours à refaire, à vérifier, à confirmer.
    Oui le dispositif fonctionne, mais pas avec ce que l’on avait prévu, mais il fonctionne tout de même. Peut-être pas avec toutes les garanties ou l’authenticité voulues, mais il fonctionne et son efficacité est d’autant plus redoutable.
    Heureux que tous les photographes ne soient pas nécessairement en accord sur tout. Importance, je crois, de la diversité.
    Cinéma et photo ont manifestement des points communs, mais tellement de différences également (le temps notamment, me semble-t-il -univers diégétique, lecture irréversible -comme la langue- …). Mais je crois que vous interrogez davantage la production que la lecture d’un éventuel résultat cinématographique (les approches relatives à l’auteur, ou au produit ou à la lecture peuvent sensiblement différer). Comme tout procédé d’enregistrement, il y a là des façons de faire spécifiques que la photographie et le cinéma (et je vous donne raison -pas pour contredire Barthes, mais parce qu’il me paraît y avoir là une évidence-) partagent à bien des égards. Au niveau de la lecture, toutefois, cela pourra changer, selon l’air du temps…
    Merci pour ces discussions.
    Ps.: avez-vous une opinion, position, avis, questionnement, sur le caractère authentique, ou non, de la photo de Capa de la guerre d’Espagne (1936 – le soldat républicain) ?

  17. l’exemple est amusant mais de là à le considérer savoureux car il remettrait en cause RB. Ne serait-ce pas faire preuve de fausse naïveté?
    On pourrait aussi prendre le même exemple pour appuyer RB. La photographie nous donne une représentation authentique du réel qui a existé, elle est porteuse de vérité et dit vrai. Dans ce cas le tartphone de gauche a fait une photo d’un ça a été et il est porteur de cette vérité qu’il propose au tartphone de droite. Ce dernier lui aussi capte cette vérité et la compare à celle qu’il a en mémoire et pour lui le vrai est bien là; alors il se déverrouille alors. Ouff RB est réhabilité.

    En effet, nous n’avons pas attendu Android pour comprendre que l’intérêt de la photographie est justement la tension qu’elle engendre entre représentation authentique et simulacre. Ceci est admis dès le début de la photo grâce au noyer de Bayard.

    Je suis tout à fait d’accord avec André Gunthert quand il dit que ce n’est pas dans une analyse de la technique que la question de la nature de l’authenticité de la photographie trouvera une réponse. D’accord aussi au fait que l’on se situe sur deux plans incommensurables lorsque l’on tente par des arguments techniques pour refouler la sédimentation d’une construction sociale de la photographie comme machine objective (pour aller vite). Par contre je ne l’évacuerai pas non plus sous forme d’une dialectique simplifiée, sans doute par le contexte d’une liste de discussion, rien peu importe ce qui est technique tout ce qui importe est social! Car bien évidement la technique peut conditionner les pratiques sociales, et bien entendu ce sont bien des hommes de culture qui font la technique. Bon je reconnais que ce que je viens de dire n’est pas très loin d’un enfoncement de porte ouverte.
    Par ailleurs, Brunet a bien relevé, dans le discours d’Arago, que l’on pouvait faire résonner des éléments irrationnels, magiques, pour appuyer la dimension a-technique de la photographie. Belle contradiction mais qui construit cette symbolique de l’objectivité. De plus la construction de cette dimension « naturelle » de l’objet technique dans lequel la lumière agit seule participe à la légitimation de l’objectivité de la photographie. Lors de l’occasion du passage de Vénus en 1874 les photographes pratiquèrent les deux discours de manière concomitante: le grand discours mythique de l’objectivité parfaite de la photographie (Janssen communication à l’institut 1881) et dans un autre contexte énonciatif il discute des conditions de sa validité objective dans un contexte très précis de mesure d’un événement astronomique. Les deux sont possibles parce que les contextes sont différents.

    Donc objectivité de la photographie a toujours été promulguée, défendue, et tout autant dénoncée par les mêmes acteurs parfois.

  18. Je n’aurais jamais pensé que la question de l’authenticité, posée sous la forme d’une blague et d’une provocation, pouvait susciter une telle controverse à l’ère de la photo numérique. Comme quoi, il reste important pour quelques-uns que la photo atteste. Il serait absurde de ne pas admettre qu’il s’agit de l’un de ses principaux messages culturels depuis un siècle et plus. Mais certainement pas le seul, et réduire la photo à ce message en oubliant ses autres territoires me paraît tout aussi ridicule que croire que la photo est seule à pouvoir dialoguer avec la présence, en omettant les autres formes d’enregistrement qui sont pourtant pourvues des mêmes propriétés.

    C’est cela que je n’accepte pas: l’assignation univoque de la photographie à cette pseudo-destinée, ce qui est une caricature. Tout comme le cinéma peut aussi bien produire du documentaire que de la fiction, la photo peut être l’outil de la fidélité ou du montage. Il n’y a donc nulle fatalité technologique, mais simplement des pratiques plus ou moins marquées à certaines époques – et leur absolutisation par des théoriciens trop pressés.

  19. Et voilà que vous avez raison, enfin quelques bribes de nuances :  » réduire la photo à ce message en oubliant ses autres territoires me paraît tout aussi ridicule que croire que la photo est seule à pouvoir dialoguer avec la présence, en omettant les autres formes d’enregistrement qui sont pourtant pourvues des mêmes propriétés. […] Il n’y a donc nulle fatalité technologique, mais simplement des pratiques plus ou moins marquées à certaines époques » . Cela étant, et vous en conviendrez sans doute, la réduire seulement à « ses autres territoires », ne conviendrait pas davantage. Aussi, il faudrait analyser ce que vous entendez par « mêmes propriétés » d’enregistrement, en prenant le temps qu’il faut pour ce faire et vous avez encore une fois raison.
    Je crois comprendre que vous animerez un séminaire sur ce sujet bientôt, ou est-ce en déjà cours ? J’y aurais participé volontiers, sans blagues.
    Merci encore.

  20. Eh oui et tout l’intérêt d’un travail d’historien ou sociologue est de rendre compte de cette polysémie, complexité où chaque usage ou prise de position discursive est contextuelle.
    Mais même dans son travail, l’historien ou le sociologue n’est jamais à l’abri de sa propre capacité à créer de belles catégories explicatives dont leur pouvoir pédagogique est proportionnel au réductionnisme et appauvrissement qu’elles entraînent. L’écueil est d’autant plus facile lorsqu’il se lance dans une explication du réel au travers d’un certain niveau de généralité. Cela dit, ce n’est pas tant un problème de temps, théoricien pressé, mais plutôt un point de vue épistémologique qui fait que le sociologue ou l’historien fassent des associations de discours ou de fait qui sont issus de contexte différents pour décanter une idée commune, forte de tous ces pluriels. Cette réduction est considérée par certains comme inévitable et normale pour rendre le réel intelligible.
    Donc que la provocation (le mot est un peu fort) suscite de la réaction devrait être bien vue. Elle légitime l’existence de ce site et du forum.

  21. Mais les figurants étaient vraiment là. Barthes est confirmé. Ce n’était pas leur présence qui est trompeuse: c’est leur identification.
    Votre réécriture de la sentence n’est pourtant pas moin nécessaire…

  22. @Michele Smargiassi: Barthes est-il confirmé ou infirmé? Si l’on assimile la présence des figurants au « ça-a-été », alors il faut revoir l’argument selon lequel «d’un point de vue phénoménologique, le cinéma commence à différer de la photographie; car le cinéma (fictionnel) mêle deux poses: le “ça-a-été” de l’acteur et celui du rôle» (LCC, p. 124). Et admettre que rien ne distingue le cinéma de la photo – c’est-à-dire que la photo est fictionnelle. Bref, comme je le suggérais, la logique de Barthes dans cette affaire n’est pas sans défauts… 😉

  23. M. Gunthert, je ne fais pas de la théodicée sur Barthes. Mais, combien de photos ne sont-elles pas du cinéma? Dans un portrait photographique posé, je joue mon personnage, je suis l’acteur de mon rôle. Pourtant, acteur ou personnage, j’étais là…
    Merci de l’interlocution.

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