La « menace » est l’expression d’un des modes fondamentaux de la relation aux médias d’information, dont on attend non pas qu’ils nous renseignent sur ce qui s’est produit hier, mais qu’ils nous disent ce qui va arriver demain. La « menace » est précisément la qualification des potentialités futures de l’événementialité présente (et un ressort économique essentiel de la presse conservatrice, dont le public est par définition sensible aux mutations toujours dangereuses de l’état des choses). Comme on peut le constater grâce à l’exemple de ces deux Unes du Figaro, intitulées respectivement « L’effondrement de la Grèce menace toute l’Europe » (16/06/2011) et « Le drame japonais menace l’avenir du nucléaire » (15/03/2011), on voit également que le verbe « menacer » offre un outil rhétorique pour relier un événement lointain à un contexte plus proche de nous.
Pour caractériser une situation qui ne s’est pas encore produite, l’image est un allié précieux. Elle permet de construire une projection imaginaire discrète, mais néanmoins légitime, par le biais de l’allégorie: en l’occurrence, une photo de reportage ayant enregistré un événement ponctuel (accessoirement identifiable comme appartenant au contexte, par l’intermédiaire de l’alphabet grec sur le bouclier) est utilisée pour suggérer la menace de l’extension à « toute l’Europe » d’une situation de crise, signifiée par la présence d’un policier casqué sur paysage d’émeute avec flammes. Où l’on aperçoit encore une fois que les catégories classiques de « document » ou de « fiction » s’avèrent bien trop grossières pour décrire un registre de mobilisation de l’imaginaire qui associe astucieusement explicite et implicite, valeur d’objectivité du journalisme et puissance de la suggestion.
Il y a aussi les rapprochements visuels:
http://vanessa-schlouma.blogspot.com/2011/06/une-manip-visuelle-du-point.html
rapprochements qui peuvent avoir des effets dans l’avenir en mettant dans la même catégorie des gens qui sont très éloignés entre eux.
Je ne suis pas compétent, et je trouve intéressant le décryptage de l’aspect visuel. Mais l’aspect « on s’intéresse essentiellement aux menaces dans l’avenir » n’est-ce pas quelque chose fondamentalement anthropologique (sinon même biologique ?)
@ A. B.: Bien sûr, mais je me situe uniquement sur le plan de la pratique médiatique. Le journalisme se décrit comme la relation objective de faits et d’informations – mais la notion de « menace » relève au minimum d’une interprétation, quant à l’usage de l’image, il glisse vers la fiction…
« Le journalisme se décrit comme la relation objective de faits et d’informations » C’est sans doute encore vrai du journalisme anglo-saxon. C’est le célèbre « Fair and balanced » de Fox-News. 🙂
Mais je crois que désormais dans les écoles de journalisme en France, on demande aux étudiants d’avoir un « angle ».
« Angler un papier est un travail de mise en scène de l’information, pour attirer l’attention du lecteur sur l’article. Ce travail de séduction utilise les lois de proximité : géographique, chronologique, sociale, affective. »
http://pigiste.org/fr/article/ecrire-cest-choisir/3
Soit c’est la photo qui est à l’origine de l’article, mais c’est devenu exceptionnel, et la photo est l’information que le journaliste va mettre en scène dans son article pour la rendre plus séduisante, soit l’article est déjà écrit et la photo n’est pas une information mais un des accessoires de la mise en scène.
@ Thierry: Précision utile, mais qui doit à son tour être complétée par le constat que la pratique journalistique se réfère volontiers à deux grilles différentes selon qu’on s’adresse aux professionnels ou au « grand public » (qu’il est préférable de tenir éloigné des cuisines et de leurs petits secrets de fabrication). Par ailleurs, quel que soit le cadre, je ne connais pas de journaliste qui admet de décrire son travail en termes de fiction, la croyance dans l’objectivité des faits reste quoiqu’il en soit très forte.
En réalité, la situation telle que je la perçois est pire que la fiction: jouer simultanément sur les deux tableaux s’apparente plus au travail publicitaire, le contrat de lecture en moins. Le journaliste, qui est le premier à croire aux fictions qu’il produit, encourage leur lecture au premier degré. C’est ainsi que le journalisme fabrique l’histoire.
@André Est-ce si différent du travail de recherche en Sciences Humaines? 🙂
Le chercheur collectionne des données, dégage une hypothèse (à moins que ce ne soit l’inverse…), puis fait coller les données à son hypothèse et réécrit l’histoire qui avait été écrite par ceux qui l’ont précédé.
Je serai d’accord avec toi dès que tu auras trouvé dans mes publications un équivalent de la Une du Figaro ci-dessus. Bon courage! 😉
Le registre émotionnel de ce genre de « nouvelles » est anxiogène. Il serait intéressant d’en faire émerger la dramaturgie. Cela me fait penser au thème de la catastrophe exploré par Hélène Kuntz. http://livre.fnac.com/a2225749/Helene-Kuntz-La-catastrophe-sur-la-scene-moderne-et-contemporaine
Indispensable sur le sujet: Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité, La Découverte, 2008 (poche, 2010).
Bonjour, suite à la lecture commentaires ci-dessus, je vous indique un ouvrage que j’ai trouvé particulièrement pertinent et intéressant dans le cadre de mes recherches de thèse consacrée au journaliste Albert Londres
(rassembler/décentrer). Géraldine Muhlmann, Une histoire politique du journalisme – XIXe-XXe siècle. PUF – Partage du savoir 2004.
(Je viens de m’inscrire sur le site Culture Visuelle : vos conseils et références bibliographiques seront les bienvenues)
Bienvenue sur Culture Visuelle! Pour une approche sociologique du travail journalistique, les travaux de Cyril Lemieux sont à recommander, notamment Mauvaise Presse (Métailié, 2000), ou La subjectivité journalistique. Onze leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information (EHESS, 2010).
Merci! Je vais les consulter sans tarder !