Lecture d’un billet érudit consacré au dernier album de Lady Gaga, par le critique musical Jody Rosen. J’admire le fait de pouvoir développer un véritable discours de critique d’art à propos de l’œuvre de Gaga, mais en même temps je me dis que dans l’univers de la pop, le rouleau compresseur de la starification produit tellement de bruit qu’une telle élaboration n’a plus grande importance.
Deux ans après le baptême médiatique de la Lady, est-il encore possible de faire entendre un signal élaboré? Ou cet article ne fait-il qu’ajouter un item de plus aux milliers de manifestations de la présence de la chanteuse, attestant par cette abondance même qu’elle est désormais une star, c’est à dire un personnage au-delà du bien et du mal, le point focal d’un bruit médiatique toujours renouvelé? Si tel était le cas, l’art ne serait qu’une composante secondaire, une unité parmi les multiples signaux de la construction médiatique, identique aux petites perceptions de Leibniz: le bruit de la vague dans le fracas de la mer…
André,
Vous ne semblez pas familier de l’univers de la presse rock, laquelle, pour le meilleur, a repris certaines des recettes terroristes de la critique de cinéma française des années 60-70.
La légitimation d’un objet commercial par des références savantes (et soigneusement codées), est l’un des gestes les plus pratiqués. Il peut certes impressionner le novice et marquer la culture de l’époque : qui ignore désormais qu’Abba est « un grand groupe pop », Clint Eastwood un auteur et, pour se rapprocher de l’ère Lady Gaga, Judd Apatow un grand et drôle commentateur des moeurs de notre époque?…
De la posture, du snobisme et le pouvoir que confère l’excentricité quand elle arrive à point.
Je regrette parfois que la critique photographique manifeste trop rarement de cette passion exagérément savante pour se contenter d’une prose para-universitaire assez balourde. Quand je lis des textes comme celui de Slate, c’est presque avec plaisir, pourtant, que je retourne au clapotis tiède du commentaire sur la photographie.
Pour en revenir à Lady Gaga : en effet, il est difficile d’échapper à ce sentiment que, quelle que soit notre réaction face à elle (et son image), une place nous est assignée, réservée d’avance, et que nous n’y échapperons pas.
Comme vous le dites, « une telle élaboration n’a plus grande importance »… C’est avec une certaine mélancolie que je souscris à ce constat.
@ Christophe: Je me rends compte que mes billets sur Totem, qui correspondent le plus souvent une prise de note à usage personnel, ne sont pas forcément faciles à décrypter et supposent soit un effort de reconstitution de contexte, soit de bien connaître mes obsessions du moment. Toutes mes excuses pour le caractère elliptique de ces notations – qui, du coup, peuvent ouvrir à d’intéressantes conversations… 😉
Il y a plusieurs questions pour moi derrière le cas de la critique de Lady G, dont la principale est celle de la prise en compte du bruit médiatique dans la constitution des modèles culturels. Autre exemple qui me permet de résumer le problème: Liz Taylor, récemment disparue, fut-elle une star à cause de son talent de comédienne ou bien parce que sa vie, ses apparitions ou ses divorces ont nourri la presse people? Ma réponse est contenue dans le titre du billet « L’autre moitié du cinéma« .
La référence que j’y fais à une certaine critique cinématographique (qui n’est certainement ni moins érudite ni moins snob que la critique rock, qui s’en est directement inspirée) est pour indiquer qu’à mon avis, au lieu de continuer à croire que notre jugement sur la qualité d’une oeuvre est fondé sur l’art ou le talent (que la critique serait là pour révéler ou souligner), il existe tout un univers d’indications, de prescriptions et de signaux plus discrets, mais pas moins efficaces, qui contribuent à construire la réputation médiatique.
Le billet ci-dessus met en scène une confrontation qu’il faut peut-être expliciter: celle de la critique d’art experte avec un vulgaire sticker publicitaire collé sur l’emballage du DVD « Lady Gaga out of control » (EntertainMe LTD, 2010) indiquant: « A star is born« . Un critique jugerait probablement offensant ce rapprochement, en estimant que seule l’expression élaborée du jugement possède l’autorité dont le sticker est totalement dépourvu. De mon côté, je crois au contraire que la multiplication de ces micro-signaux médiatiques a d’autant plus d’effectivité qu’ils passent inaperçus. Dans le cadre de cette approche de la réception, j’en viens à inverser le schéma pour intégrer le discours critique comme l’un des signaux parmi d’autres de la construction réputationnelle. Ce n’est évidemment pas très respectueux pour la critique, mais ça me semble mieux correspondre à notre expérience des productions culturelles…
Ce modèle permet par exemple de comprendre pourquoi il devient rigoureusement impossible de confronter une oeuvre au jugement de goût à partir du moment où celle-ci a accédé à la starisation. Les Beatles étaient-ils des génies ou des charlots? Il n’est plus possible de répondre objectivement à cette question à partir de 1964. Il en va de même aujourd’hui de Lady G, qui a passé la frontière où le jugement de goût a encore un sens.
«Discours de critique d’art», peut-être ; mais qu’y a-t-il réellement derrière le discours ? Comme la plupart des soutiers de la «presse rock» évoquée ci-dessus, le « critique » que vous citez ne me semble guère qu’aligner des poncifs parfaitement creux, interchangeables et dépourvus de la moindre ébauche d’analyse ou de description musicale. Avec surtout, surtout, ce ton constamment hyperbolique, qui aligne les métaphores éculées, les formules prétendument poétiques et les marques d’enthousiasme compulsif (pour masquer les limites de l’objet analysé, ou plutôt celles de l’auteur ? sa vanité ? son ignorance artistique/technique ? son manque de finesse ?).
Si j’en avais le temps (et le courage, et l’intérêt, et l’envie) je pourrais certainement vous écrire une vingtaine de pages sur la sirène du camion de pompiers dans la rue, avec son «gros son», son «pouvoir cru» «irrésistible», qui «malgré sa tonitruance, […] est un modèle de composition délicate et minimaliste» ; un solo «strident» qui «se rue vers le ciel, touche les nuages», un «leitmotiv» qui «flirte avec l’absurde». Je m’arrête là, vous aurez compris comment la moulinette fonctionne.
Que les «critiques» participent d’une construction médiatique, vous l’avez suffisamment montré. Que cette construction soit le fruit d’une pensée érudite, élaborée, et étayée intellectuellement ou artistiquement (particulièrement dans le domaine « musical », dont je suis le plus proche) c’est à mon sens accorder un bien grand crédit à la machine médiatique, même dans ses avatars les plus légitimés. Machine à bruit, machine à vagues…
Il me semblait me situer sur la même ligne. J’ai simplement grossi un point.
Par exemple, entièrement d’accord sur Liz Taylor, mais sans doute parce qu’être star n’est pas nécessairement une question de talent, ou peut-être plutôt que le talent requis se répartit entre l’individu en question et le dispositif qui l’accueille.
En revanche, je ne vous suis plus là : « Ce modèle permet par exemple de comprendre pourquoi il devient rigoureusement impossible de confronter une oeuvre au jugement de goût à partir du moment où celle-ci a accédé à la starisation. Les Beatles étaient-ils des génies ou des charlots? ». Trop à dire sur un cas fort différent du précédent.
Je ne crois de toute façon pas que le jugement de goût ait perdu toute place. Précisément parce que certains arrivent encore à articuler de la pensée, même dans un micro-espace, même si celui-ci est en partie prescrit, et quelle que soit « la réception » en tant que phénomène général. Surtout, il est vrai que pour accepter la musique ou le cinéma « de masse », il faut savoir accepter d’être dupe.
@ Vvillenave: Du ton hyperbolique de la critique d’art… Qui participe pleinement de la construction de son objet! (Par parenthèse, je me demande d’ailleurs à qui pense Christophe lorsqu’il évoque la critique photographique, qui « manifeste trop rarement cette passion exagérément savante »… 😉
@ Christophe: Oui, c’est tout à fait la même ligne. A propos des Beatles, je crains de ne pas avoir réussi à bien traduire ma pensée. Ce que je veux dire, c’est que le jugement de goût est toujours possible à titre individuel, mais qu’il n’a plus aucune incidence sur la perception globale de l’oeuvre. On pourrait faire le même constat dans le champ de l’art: il n’est probablement plus possible de produire un jugement négatif audible à propos de stars comme Duchamp ou Warhol, que leur aura protège définitivement de toute critique. La starisation – ou médiatisation – confère une sorte de statut d’état de fait objectif à n’importe quelle oeuvre, indépendamment de ses qualités, qui deviennent indécidables.
Ouais, et si me rappelle bien c’est simplement un aspect de la loi des grands nombres. Un « signal » ou une « fluctuation », aussi élaborés soit-ils, demeurent insignifiants dans le bruit d’ensemble, ils n’ont qu’une probabilité infime de changer le phénomène ou l’ordre établi à un niveau global, on sait cela depuis assez longtemps… ça me paraît presque naïf par rapport à d’autres types de processus 😉