Something you should know

Qu’est-ce que la culture? Les approches classiques la définissent comme un capital: « l’ensemble des représentations collectives propres à une société » (Pascal Ory, La Culture comme aventure, Complexe, 2008, p. 11).

Cette définition laisse à mon avis de côté une dimension importante du phénomène. Ce qui distingue la culture d’un corps de connaissances quelconque est son caractère impératif, au sein du groupe où s’exerce son pouvoir. La culture, ce n’est pas seulement « something you know« , mais « something you should know« . Tous les effets citationnels constitutifs du fait culturel sont la démonstration de la prééminence conférée a priori au contenu de référence.

En d’autres termes, la culture est moins ce stock librement mobilisable qu’une manifestation identitaire, au sens où la perception de ce qui fait l’identité d’un groupe se constitue à partir d’un système de revendication, de reconnaissance et d’exclusion.

Du point de vue identitaire, ce qui est exclu du stock est aussi important que ce qui est inclus. Plutôt qu’un capital bénévolent libre d’accès, la culture est un outil de manipulation et de ségrégation par la connaissance. On n’a jamais fini de remplir les obligations auxquelles nous soumet la culture de notre groupe. C’est cette obligation qui fait la culture.

(Ces réflexions sont bien sûr inspirées par le pseudo et triste débat sur l’identité nationale, promu par le gouvernement de droite extrême élu par une majorité de Français – ce qui suffit amplement à répondre à la question, comme l’a bien résumé Cantona.)

17 réflexions au sujet de « Something you should know »

  1. « Du point de vue identitaire, ce qui est exclu du stock est aussi important que ce qui est inclus. Plutôt qu’un capital bénévole libre d’accès, la culture est un outil de manipulation et de ségrégation par la connaissance. On n’a jamais fini de remplir les obligations auxquelles nous soumet la culture de notre groupe. C’est cette obligation qui fait la culture. »

    Oui, on n’a jamais fini de remplir les obligations, la dictature de la culture, car ces obligations sont aussi imposées par chacun des membres sur eux-mêmes. Pourquoi ? parce que de la culture découle l’admiration des autres (voyez le succès de Luchini, qui traduit la culture dans son discours par de (sur)abondantes citations), et, par voie de conséquence, l’estime de soi.

  2. D’accord avec l’ensemble du texte mis à part le fait que je trouve cela quelque peu cavalier, voire de mauvaise foi, de qualifier un parti produisant ce genre de clip de communication de « droite extrême » :

    http://www.dailymotion.com/video/xbft4o_lipdub-jeunes-ump-2010-officiel_news

    On est loin des « dieux du stade » tout de même…
    Il serait grand temps, selon moi, si l’on veut vraiment critiquer de façon constructive et mettre à mal le gouvernement de Sarkozy de cesser de l’assimiler sans cesse à une extrême droite fantasmée mais de le prendre pour ce qu’il est vraiment : capitaliste libéral-libertaire. Sa logorrhée pseudo-populiste n’étant en aucun cas la ligne du parti mais une simple rhétorique électoraliste.

  3. @Liebknecht: merci de me signaler ce clip, mais je l’ai déjà commenté ici:
    http://culturevisuelle.org/icones/224

    On ne va pas s’écharper sur « droite extrême ». J’emprunte cette expression à d’autres, notamment Edwy Plenel sur Mediapart – qui ne l’assimile pas à l’extrême droite, ni au nazisme, comme vous le suggérez. Cette formule a surtout l’avantage de souligner clairement et rapidement qu’on n’a pas affaire ici à un simple « gouvernement de droite » post-chiraquien. Toute l’affaire du « débat » sur l’identité nationale en apporte la preuve – et confirme a posteriori la lecture qu’on proposait Badiou dès 2007. Cela dit, je préfère qu’on discute politologie sur un autre billet, pour éviter de troller celui-ci de façon irrémédiable.

  4. Entendu. Je comprend tout à fait l’argumentaire et le reçoit.
    En ce qui me concerne je qualifierais volontier le sarkozysme comme droite néo-conservatrice à l’américaine post-soixantehuitarde, c’est à dire libérale dans tous les sens du terme.
    De plus, au delà de la polémique, justifiée par ailleurs, au sujet du débat sur l’identité nationale, je pense que le clip « lipdub » montre bien que la conception qu’en a le parti au pouvoir, loin du diagnostic établi par l’opposition officielle, ne repose en aucune manière sur une quelconque réhabilitation d’un racialisme du droit du sol ou d’une France « blanche et chrétienne ». Ce dont je me félicite par ailleurs.
    Désolé d’insister la dessus, mais je suis de plus en plus lassé de voir chaque jour la critique de gauche s’enliser sur ces questions et être incapable de produire un discours effectif à même de vraiment contrer le gouvernement. A ce sujet je renvois, puisque il s’agit de citer ses sources, à la fine analyse produite par Jean Claude Michéa.
    Enfin, loin de vouloir « troller » cet article, j’en resterai là..
    Il n’en reste pas moins que votre analyse sur la relation culture-identité me semble particulièrement pertinente

  5. « On n’a jamais fini de remplir les obligations auxquelles nous soumet la culture de notre groupe. C’est cette obligation qui fait la culture. »

    Très intéressant et très juste, ici les deux cultures, la cultivée et celle du milieu se rejoignent me semble-t-il, dans leur fonctionnement injonctif, c’est le sentiment tragique de la lacune éternelle, de ce manque de culture, l’impression de méconnaissance qui maintient des individus dans une posture de « modestie » qui les inhibe, ou même de renoncement et de révolte devant la connaissance de codes qui leur semblent appartenir aux autres… à ceux qui possèdent la culture et possèdent ainsi l’identité; les clercs… quels qu’ils soient. Le savoir (savant ou courant) semble remplir l’être… c’est une illusion.
    On dit à des gens qui ont la nationalité française, qui vivent en France depuis toujours et qui sont la France d’aujourd’hui, qu’ils n’ont pas l’identité française… voir Morano… C’est bête à pleurer… et ça va faire des dégâts.

    Certains, attachés à l’illusion de l’identité unique et désespérés par cette position lacunaire, résolvent le problème en changeant de groupe et de culture, en retournant vers leurs origines pensant qu’il y a là une identité naturelle, mais le problème est le même… ils sont en défaillance… et l’identité leur échappe… D’où un basculement dans une quête effrénée de l’identité par la religion et sa culture qui fixe des critères d’appartenance objectifs… et illusoires… mais cette illusion marche bien.
    Malheureusement, trop souvent, l’école , parce qu’elle n’est pas assez généreuse et évalue trop mal la « culture » des élèves, fabrique ce sentiment de lacune et de défaillance chez beaucoup de jeunes qui n’en maîtrisent pas les codes, elle en fait dans leur esprit de mauvais citoyens français puisque l’école forme des citoyens et qu’ils sont mal évalués par La France, or comme le soulignait le comité invisible dans « l’insurrection qui vient », la France est un pays où l’on se souvient toute sa vie de ses notes au bac… l’estampille reste à vie chez ceux qui croient à l’évaluation… un souvenir de l’ancien régime…
    Il faudrait revaloriser la compréhension et la connaissance des individus et des objets eux-mêmes (pas le spectacle « culturel » de cette connaissance) et oublier un peu la culture… mais les enseignants sont eux-mêmes volontiers sujets à ses mirages…

    En fait nous sommes tous de mauvais français, parce que l’identité française est une illusion, une représentation idéale sur laquelle personne ne s’entendra, même ceux qui se bercent de l’illusion d’être cultivé ou de connaître l’identité française…

    Le débat stupide, je dirais puéril, lancé par le gouvernement pour endiguer la xénophobie latente en la faisant sortir au grand jour, (en fait Le Pen est un missionnaire de la tolérance et de l’amour entre les peuples, voilà des années qu’il libère des français de leur haine rentrée en leur permettant de la verbaliser ou de la mettre en acte) ne va révéler qu’une chose, c’est que personne n’est français, ou n’est suffisamment français pour mériter de le rester…
    En tout cas l’injonction sera renforcée, et le sentiment de manque de culture française régnera encore plus chez ceux de ses enfants ou de ses hôtes réguliers à qui la France devrait faire un peu plus de place… Mais il est vrai que celui qui a lancé ce débat dirige un ministère capable d’expulser des parents étrangers d’enfants français… (voir RESF) Quand un pays prive ses propres enfants de leurs parents… que peut-on en attendre ?
    Qu’est-ce qu’il va dire de l’identité à ces enfants-là ?

  6. @olivier: Une fois de plus, on est parfaitement d’accord! La culture (ou l’identité) n’est pas un stock, mais un horizon. Un espace dont la clôture n’est jamais totalement définie, car c’est cette indécision même qui en fait le pouvoir.

    A partir de cette approche du phénomène, on comprend qu’engager le débat de l’identité ne peut agir que comme une menace. Il ne peut être question d’en clarifier les termes, dont la clôture est par définition impossible. Brandir l’injonction au débat est d’une part la seule action possible en matière identitaire, mais aussi celle qui désigne qui sont les maîtres de la définition du périmètre. Comme tous les maîtres, ceux-ci ne livreront jamais leur savoir, mais en useront pour perpétuer leur maitrise.

  7. Une nouvelle définition de la culture pourrait donc être simplement: un savoir identitaire. Inversement, il serait plus juste de définir une « culture » qui s’ignore (comme la culture populaire), comme un savoir – un ensemble de connaissances non objectivées comme telles.

  8. @ André,

    En effet, l’injonction identitaire (débat, quotas éthniques, discrimination positive, déterminisme génétique…) par laquelle le gouvernement actuel contribue à réduire les êtres à des objets aux contours et fonctions précis, est une menace permanente … Dans sa croyance irrationnelle aux apparences, le sarkozysme considère que nous sommes identiques à notre identité (appartenance manifeste), comme des objets qui n’obéissent qu’à leur concept ou à leur fonction. Il y a dans le sarkozysme une grande angoisse devant l’identité, qui trouve deux solutions, le gène d’un côté et l’habit de l’autre, deux façons de clore artificiellement le champ ouvert dont tu parles…
    chercher à savoir qui on est (ce qui fixerait un horizon ouvert) c’est s’ouvrir un chemin, mais devoir objectiver son identité et surtout la décliner, c’est se mutiler… Il n’y a pas une identité mais des identifications…
    Il vaut mieux dire ce qu’on voit que ce qu’on est, car au fond on est surtout un point de vue en mouvement qui cherche à dire sa vérité… et c’est par là qu’on existe et qu’on peut partager sa vérité avec les autres… comme ici par exemple.
    Merci pour ce billet fécond…

  9. Ce qui m’intrigue dans votre billet, c’est ce recours (sans gêne, disons) à l’anglais : comme si la culture dont vous parlez devait en passer par l’idiome : bien sûr, il y a des guillemets, et bien sûr c’est aussi la langue du support. Mais la culture, qu’elle soit d’Internet ou de la bande dessinée passe, certainement, ou simplement probablement, par la langue (et au moins par les mots qu’on prononce). Il y a , sur le site Scriptopolis, un « post » (un billet ?- de banque ?) prenant pour objet les listes d’invités, qui excluent autant qu’elle rameute : la pratique, ou simplement la mention de l’anglais- américain (n’importe?) ne se constitue-t-elle pas aussi une manière d’exclusion ? (on a le droit de traduire, je veux dire…:°)) (pour le reste, le « clip » ignoble, les mots exécrables des serviles du nain, je n’entre même pas dans cette discussion et porte ma casquette de travers).

  10. @PCH: Est-ce que j’interprète correctement votre interrogation si je la traduis sous la forme suivante: un intellectuel (français) ne devrait recourir à l’anglais qu’avec un sentiment de gêne?

    Ce n’était pas l’avis de Stendhal, ni de Baudelaire, ni de Proust. Faut-il que ce début de XXIe siècle nous ait collé de la boue aux semelles pour que nous puissions ressentir cette liberté comme une barrière! Vivement le post-identitaire, qui nous remettra sur la route du gai savoir!

  11. Eh voilà, j’ai encore ajouté une couche à ma culture !

    Merci, bien sûr…

    Ci-dessous un texte dont certains passages peuvent aider à refuser sans repli cette « injonction identitaire ».

    Extraits d’un livre de Morvan Lebesque, paru au début des années 70 « Comment peut-on être Breton. Essai sur la démocratie » (Lebesque tenait mordicus à ce sous-titre).

    //Car, sachez-le, je ne suis pas parmi vous un traître ou un séparé : je suis vous, même si vous n’êtes pas Bretons, même si vous ne vous souciez pas de vos origines ou en avez perdu jusqu’au souvenir. Il y a en effet une échelle du particulier à l’universel, mais ne la monte que celui qui n’a rien renié. Parce que Breton — parce que m’étant reconnu Breton et différent — je puis enfin vous dire que j’aime la France, non par complaisance ou devoir, mais parce que c’est vrai ; et je puis m’asseoir à votre communauté pour débattre avec vous de cet avenir qui se dessine. (p 41)

    Le racisme est l’anti-sacré. Ennemi des réalités, il s’attaque au principe de toute réalité, la diversité humaine. Soit pour l’écraser — les nazis. Soit pour la nier au nom d’un idéal — (…). La raison commanderait une doctrine simple et claire : Oui, on est raciste en décrétant une race inférieure et maudite ; Non, on ne l’est pas en se définissant. Ainsi s’établirait la distinction entre ces deux notions mortellement confondues, la différence et l’antagonisme : la différence naturelle et fraternelle — je suis votre frère, c’est-à-dire votre égal et votre différent ; et l’antagonisme, artificiel et ségrégateur. Malheureusement, l’esprit français semble réfractaire à cette distinction. Devant la différence, c’est l’antagonisme qu’il voit : en hâte, il retourne donc à ses simplismes conjurateurs. Et par là, il rend un tragique hommage aux profanateurs de son histoire. Il perpétue l’état de siège. (p 133)//

  12. @AG : Votre traduction n’est pas exactement celle à laquelle je pensais, si vous voulez… et loin de moi l’idée de renier le savoir, surtout pas s’il est gai… Non, je voulais simplement dire : si vous écrivez des mots en anglais, pourquoi ne pas les traduire (en français, disons) pour ceux qui vous liraient sans connaître la-cette- langue ? (certes Lacan lui-même n’écrivait pas pour les imbéciles) (comme moi) (ce qui n’infère pas immédiatement que je sois à classer parmi les semelles lourdes et boueuses, si vous voulez aussi) (quoique par les temps qui courent…) (et d’ailleurs je blague puisque je parle anglais comme une vache espagnole etc etc…)

  13. Ce ne sont que mes initiales, cher AG…! Don’t worry (have a nice happy new year !)

    (PMB est par ailleurs le nom d’un logiciel de gestion de bibliothèque, ce qui fait qui si on me cherche » avec Gougueule, macache bono, on tombe d’abord sur ce truc !

  14. Votre billet est bien sûr à double sens: général et conjoncturel. Sur le premier aspect, il me semble que votre point était englobé – mais peut-être aussi mieux suggéré, cf. infra – dans la célèbre provocation de Roland Barthes: « La langue est fasciste ». Si du moins vous me suivez pour entendre que:
    – le sémioticien ne pouvait sans doute guère vouloir dissocier la langue de la semiosis en général,
    – que semiosis et culture ont partie liée.
    D’où ma légère critique de votre billet (encore une fois: non sur son actualité, mais sur ce qu’il pointe au-delà). Le lien « connaissance » – « culture » me paraît louper l’essentiel. En tout cas, si l’on accepte d’ajouter l’activité langagière dans les manifestations de ce que l’on appelle « culture », alors il s’agit moins de « connaissance » (ou de « savoirs ») que de pratiques sociales.
    La culture est-elle « something you should know? » ou « something you should do? » (on peut aussi botter en touche: « something you should know about what they do » etc.).
    —-
    PS. Bravo pour cette migration. On continuera de vous lire avec un plaisir gourmand.

  15. @Rémi Camus: On est d’accord. Au fond, rien n’est plus proche de la définition de la culture que l’idée des « bonnes manières »: non pas un stock de connaissances, mais la reconnaissance de règles contraignantes dont la mise en pratique a pour vocation de manifester l’appartenance au groupe. Ce qui est intéressant, c’est de constater que l’approche « culturaliste » de la culture ne veut retenir que l’aspect superficiel du capital de connaissances – qui est évidemment une présentation très valorisante, très éduc nat, de cette obligation.

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