De Balzac à Freud en passant par Bergson, les principes de fonctionnement des cameras photographiques ou cinématographiques ont largement alimenté la pensée théorique ou la spéculation intellectuelle. Lorsqu’arrive la télévision, on ne voit guère d’écrivain ou de philosophe recourir à ce nouvel objet technique pour décrire ou illustrer un phénomène.
Ce processus s’est reproduit avec la transition numérique. Alors que la matérialité du support photographique a nourri bien des récits, la méconnaissance du fonctionnement des photocapteurs a empêché de les intégrer à des schémas explicatifs à caractère culturel. Comme la télé, le CCD est resté un objet strictement technique.
La fécondité narrative ou intellectuelle d’un dispositif technique repose visiblement sur sa simplicité (ou le cas échéant sa simplification). On voit bien que, du photographique, c’est principalement le schéma optique et le modèle de l’empreinte qui ont alimenté l’imaginaire. Plus difficile à comprendre, la partie relative au développement de l’image latente est restée en retrait. La technique qui parle aux intellectuels demeure assez largement newtonienne. Une machine newtonienne est une machine aimable, dont on peut ouvrir le ventre et dont les fonctionnements, comme ceux de l’antique mécanique, ont l’air de pouvoir être appréciés à l’oeil nu. Le passage à l’électron rend la machine opaque. Seul le technicien y aura désormais accès. Et les philosophes qui se hasarderont à en invoquer les principes se feront taper sur les doigts.
L’électron est peut-être devenu opaque, mais il calcule et véhicule toutes nos informations. C’est cet aspect qui a alimenté la pensée théorique et la spéculation intellectuelle, depuis Turing et von Neumann en passant par McCarthy, Hubert Dreyfuss, Searle, Putnam et bien d’autres. Les machines à images ont été phagocytées par la machine informatique, qui elle stimule bien les philosophes…
Par ailleurs, je rapprocherai ta remarque sur la machine newtonienne comme « machine aimable » de cette idée de Floridi selon laquelle notre métaphysique est toujours restée newtonienne, peuplée d’objets incapables de communication, d’apprentissage ou d’enregistrement tandis que nous appréhendons l' »infosphère » comme peuplée de boîtes noires dont on ne cherche plus véritablement à comprendre le fonctionnement par le détail. Les machines ne sont plus des individualités mais des types dont seules les propriétés nous intéressent.
(Comment çà je ne cite pas beaucoup de « continentaux » ?)
Je ferai volontiers commencer « l’infosphère peuplée de boîtes noires » avec la télévision, et peut-être même avec l’enregistrement magnétique. L’électronique est la première barrière dématérialisante qui dissout la mécanique newtonienne, bien avant l’informatique – dont les 1 et les 0 sont peut être plus perceptibles que l’obscure oscillation des lampes et des transistors.
Comme cela est bien dit, simplement et rapidement. Tes termes d’amabilité et d’opacité éclairent (!) bien cette impression que donnent certains débats mous et imprécis qui, face à l’électronique (et ce que tu dis de l’image se retrouve en grande partie pour l’écriture et la lecture) ne savent que réduire la critique ou se diluer dans un fonctionnalisme insipide.
À ta réponse en commentaires je préciserais qu’il est moins question de barrière dématérialisante que de fuite trans-matérialisante. Les objets et les techniques sont parfois des fluides comme le montre A.-M. Mol et J. Law (Et Deleuze et Guattari bien sûr), et l’électronique permet de circuler dans cette fluidité, de l’amener au premier plan.
Je me suis demandé pourquoi débuter cette impression de dématérialisation, cette dissolution de la métaphysique newtonienne avec la télévision. Pourquoi pas avec la radio ou même avec le télégraphe. Une partie de la réponse tient sans doute dans ta remarque sur les machines simples. Car le télégraphe ou un poste à galène sont des machines très simples, faciles à bricoler. Ce n’est plus le cas dès les premiers postes de télévision. On dissuade alors l’utilisateur d’ouvrir son poste (à cause de la THT) et seuls les techniciens y ont accès. Ce phénomène s’est généralisé à l’ensemble des appareils électroniques modernes qui ne sont plus sous garantie quand on leur ouvre le ventre comme tu dis… Le poste de télévision est peut-être le premier exemple de boîte noire à entrer au foyer.
La machine newtonienne par excellence est la montre ou l’horloge. Si nous oublions ce modeste outil, sa présence familière a longtemps représenté l’installation de la technique au coeur des foyers. La formule de Voltaire du Dieu horloger témoigne exemplairement de sa fécondité théorique. La camera, puis l’automobile, appartiennent encore pleinement aux machines qu’on peut ouvrir et réparer soi-même. Un premier seuil est probablement franchi avec l’électrification (au courant domestique): l’ouverture de la boîte représente désormais un danger potentiel. Mais le tube électronique est un vrai passage à l’abstraction: nul, hormis le spécialiste, n’est plus capable de comprendre intuitivement ce qui se passe à l’intérieur. On n’ouvre pas une lampe, on la remplace. On voit bien que cette technologie opère une césure dans les modèles intellectuels. Kracauer, Valéry ou Heidegger savent évoquer le cinéma, l’automobile ou l’avion en tant qu’objets techniques. Mais Adorno, Sartre ou Horkheimer ne parleront jamais de la télévision ou du radar comme de dispositifs heuristiques. Ce n’est qu’avec l’ordinateur qu’on retrouve, quoique tardivement, quelques éléments de compréhension et de curiosité, sur la base sur de modèles très simplifiés.
> La machine newtonienne par excellence est la montre ou l’horloge.
Et la montre électronique moderne se déguise presque toujours en montre mécanique, comme d’ailleurs l’appareil photo numérique se déguise en réflex mécanique (tu le sais bien mieux que moi).
> le tube électronique est un vrai passage à l’abstraction
Le tube électronique est l’un de exemples préférés de Simondon – avec le moteur à essence, le téléphone, et quelques autres dispositifs.
>Ce n’est qu’avec l’ordinateur qu’on retrouve, quoique tardivement, quelques éléments de compréhension et de curiosité, sur la base sur de modèles très simplifiés.
Pas vraiment d’accord. Dans les années 50 et 60, la cybernétique de Wiener par exemple et la notion de « feedback » ont véritablement irrigués la pensée dans de nombreux domaines des sciences humaines et certains des modèles qui en sont issus étaient assez sophistiqués. Et que dire des débats autour de l’intelligence artificielle, multiples et nombreux dans les années 60 et 70 ? Je crois au contraire que dès son origine et tout au long de ses développements l’ordinateur influence profondément l’histoire des idées.
Je dirais même (je l’ai dit dans mon ancien livre) que cette opérabilité conceptuelle de la photo est l’un des caractères de son âge classique. Ça commence à changer avec le Kodak qui mime plus qu’il ne réalise une boîte noire (appuyez… nous ferons le reste). Mais il faut bien voir en même temps que cette opérabilité est liée à une pratique commune de production et pas seulement de consommation (pratique qui justement augmente beaucoup à partir de Kodak, c’est pourquoi Bergson, Freud, Peirce, etc.en parlent si souvent). A part ça, l’image latente est un objet théorique et poétique chez Talbot et Herschel et devient un objet philosophique ave, notamment, Peirce (théorie des graphes) puis Wittgenstein. Quant à Simondon, je ne suis pas sûr qu’on puisse le ranger dans le tiroir des usagers métaphoriques. Mais je me demande un peu ce qui a motivé cette notule fort intéressante.