Quatremère de Quincy, De L’imitation, 1823, par. IX, p. 343-345.
« J’ai en vue maintenant de combattre les préventions de ceux qui, dans l’imitation des corps, ramenant tout à la matière, regardent comme violation de la vérité tout changement d’apparence opéré sur les objets et les sujets que le système métaphorique de l’art peut atteindre et modifier.
Rien de plus général et de plus répandu que cette sorte de répugnance à la métaphore dans les arts du dessin. On s’imagine que leur imitation, dès qu’elle emploie les formes corporelles, doit se renfermer dans les bornes de la réalité matérielle. Comme on vit en société continuelle avec presque tout ce qui compose les modèles physiques de ces arts, on se familiarise à une manière d’être et de voir qui s’identifie avec les habitudes de l’instinct et l’on ne veut admettre d’imitation que celle dont l’instinct aussi reçoit l’impression. Ainsi le commun des hommes se refuse à reconnaître comme légitime et permis, dans l’image des personnes et des sujets, tout changement qui peut être dû à la métaphore du style de dessin idéal, aux transpositions de l’allégorie, aux conventions sur lesquelles nous verrons que se fondent les divers styles de composition qui entrent dans les moyens de l’imitation idéale.
Bien entendu que l’instinct dont on parle, prétendra d’une manière encore plus absolue, soustraire à tout changement métaphorique les sujets qui appartiennent à la classe des faits récents ou modernes, des personnages contemporains ou doués d’une notoriété constante, enfin de toutes les choses auxquelles s’attache la connaissance qu’on a de leur réalité.
Toutefois ceux qui se montrent ainsi difficiles d’une part, trouvent bon de l’autre, ou du moins consentent que les mêmes hommes, les mêmes faits, les mêmes choses changent de formes sous le pinceau de l’écrivain, revêtent d’autres apparences, empruntent d’autres couleurs, s’allient aux créations merveilleuses des êtres imaginaires.
C’est qu’effectivement tout le monde reconnait dans l’art d’écrire deux degrés de style et de composition très distincts, et consacrés par l’usage, sous les noms de genre simple ou prosaïque et de genre figuré ou poétique, selon que l’écrivain, par la manière de traiter ses sujets, les destine principalement ou à satisfaire la raison ou à flatter l’imagination.
Si donc on conteste aux arts du dessin la même liberté, c’est qu’on méconnait en eux la double propriété qu’ils ont aussi, d’user à l’égard des sujets de leur imitation, tantôt d’un style prosaïque, tantôt d’un style poétique, en rapport plus ou moins direct, l’un avec les sens, l’autre avec l’esprit.
La source de cette prévention (on l’a dit déja) est dans la fausse idée que la plupart se font de l’espèce de vérité qui appartient à l’imitation, en la confondant avec celle qui est le propre de la réalité. On oublie que tout art est plus ou moins fiction, et que toute fiction consiste dans l’échange d’un semblant quelconque avec la réalité. On oublie que pour être matériel, le modèle des arts du dessin n’offre pas moins les faces les plus diverses à l’œil de l’esprit, comme à celui du corps et que ce qu’il a de matériel peut toujours y devenir, par le génie de la métaphore, la traduction des plus hautes conceptions de l’intelligence. Et dans le fait, de semblables changements n’altèrent aucunement la vérité. L’artiste ne fait au contraire qu’échanger une espèce de vérité contre une autre. Dès que le point de vue du sujet est transposé, la vérité ne peut s’y conformer, qu’en se transformant aussi.
Voilà tout le secret de cette théorie; et il est applicable aux arts du dessin comme à ceux de la poésie. »
Même si c’est un postulat avec lequel je suis globalement d’accord, je voudrais apporter deux compléments.
Le premier, c’est que dans l’art de l’écrit, on a l’habitude de donner une indication du genre, romans, nouvelle, mémoire, reportage, publi-reportage, édito, etc. Le lecteur est donc averti à l’avance des intentions de l’auteur, qui va essayer de rester le plus proche d’une certaine objectivité, ou au contraire laisser travailler la folle du logis.
Le deuxième, c’est qu’il n’est pas besoin d’être artiste pour interpréter la réalité et s’en éloigner. Nous colorons tous nos propres expériences avec des filtres différents. Dans le domaine des arts visuels, notre cerveau est habitué à zapper les éléments de l’image qui le gênent sans être important, ou bien ceux auxquels il est tellement habitué qu’il ne les enregistre même plus.
L’exemple le plus classique, dans la photographie justement, est celui des fils électriques, ou des poteaux, qui gâchent les plus beaux paysages, et qu’on ne remarque jamais quand on est sur place. Il faut apprendre à les voir à nouveau, pour pouvoir cadrer « sans » dans la mesure du possible.
Se pose donc la question de la retouche de la réalité comme moyen d’approcher la réalité…
… Et je m’effacerai devant De Piles qui, dès 1708, trouvait à la Peinture un Vrai simple (« imitation simple & fidèle des mouvements expressifs de la Nature, & des objets tels que le Peintre les a choisis pour modèle »), un Vrai idéal (« choix de diverses perfections qui ne se trouvent jamais dans un seul modèle ; mais qui se tirent de plusieurs & ordinairement de l’antique »), et un Vrai composé, ou parfait (« c’est le beau vraisemblable qui paraît souvent plus vrai que la vérité même »); et de dire que « les Peintres sont habiles selon le degré auquel il possèdent les parties du premier & du second vrai, & selon l’heureuse facilité qu’ils ont acquise d’en faire un bon composé ».
(« Cours de Peinture par Principes », pages 24 à 29 de l’édition de 1766, Arksée et Merkus, libraires à Amsterdam et à Leipsick).
Merci d’avoir publié ce beau texte de de Quincy. Il nous ramène aux fondamentaux de la manière de voir, autant le monde que les oeuvres qui tentent à moment donné, de le représenter. Il y a sans doute, en photographie aussi, un art prosaïque et un art poétique, mais ces catégories ne valent que pour l’analyse. On sait que l’objectif lui-même ne l’est plus et que même le photographe de presse s’exprime au figuré (Vincent Lavoie, « Le mérite photojournalistique : une incertitude critériologique », Études photographiques, 20 | Juin 2007, [En ligne], mis en ligne le 17 septembre 2008. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/index1192.html. Consulté le 28 décembre 2009.). Dès lors, la retouche, disons plus généralement le post traitement, prolonge l’acte de création du photographe de manière tout à fait légitime. Pour renvoyer au thème du post « La retouche incarnée », il y a longtemps que les hommes du marketing ont convaincu les parfumeurs que si à l’usine ils fabriquent des cosmétiques, en parfumerie, ils vendent de l’espoir. Le photographe cherche aussi à émouvoir celui qui observe sa production.