Martine et le terroriste

La culture est-elle bonne ou mauvaise? A quelques jours d’intervalle, on a vu diffuser un appel de Martine Aubry, candidate aux primaires socialistes, annonçant un « nouveau printemps de la culture » et les sophismes du terroriste norvégien Anders Behring Breivik, entérinant l’échec du multiculturalisme.

Le terme « culture » ne se trouve-t-il que par hasard, dans des sens complètement différents, dans ces propositions par ailleurs fort dissemblables?

C’est ce que pourrait laisser penser la lecture des commentaires de l’article du Monde: « Il faudrait déjà un nouveau printemps pour la notion même de culture, qui semble avoir totalement disparu des têtes de nos contemporains, seulement capables de l’identifier au marché des biens culturels. Cette disparition est gravissime, car si nous ne savons plus ce qu’est la culture, nous ignorons corollairement ce qu’est la barbarie et n’avons conséquemment plus aucun moyen de ne pas sombrer dans cette dernière. »

Continuer la lecture de Martine et le terroriste

Le joli coup d'Eva

Eva Joly: coup médiatique ou coup politique? Daniel Schneidermann juge qu’il s’agit d’un « fumigène », « une proposition-choc sur un sujet définitivement secondaire ». Moi, je trouve que c’est un plutôt un beau coup, de la part d’une petite candidate, d’avoir réussi simultanément à ringardiser le PS et à réveiller le démon xénophobe de la droite (également chatouillé par le boss d’Arrêt sur images, qui conseille à la candidate écolo d’envoyer à François Fillon une bouteille d’Aquavit, alcool traditionnel scandinave, voilà qui est désopilant).

Qu’est-ce qui nous différencie, Schneidermann et moi? Je veux dire, du point de vue de la discussion sur le 14 juillet? DS se revendique « sans opinion radical » sur la question du défilé militaire. Opinion qui implique en effet, c’est (tauto)logique, de considérer la mise en cause jolyesque comme « secondaire ».

Continuer la lecture de Le joli coup d'Eva

Les Inrocks communiquent: Laetitia n'aime pas la télé

Un article des Inrocks multi-signalé parmi mes contacts tente d’expliquer « Pourquoi les jeunes regardent de moins en moins la télé » en interviewant Laetitia, 24 ans, étudiante en philosophie ou Antoine, 23 ans, étudiant en lettres.

Voilà un papier qui n’a pas les idées claires. Pour faire simple, la télé, c’est d’abord pour les vieux et pour les pauvres. Par rapport à la population totale, les jeunes sont déjà ceux qui regardent le moins la télé, dont la consommation augmente proportionnellement à la progression en âge et à la raréfaction des liens sociaux. Pas sûr que l’interview de jeunes surdiplômés constitue un échantillon très représentatif.

Continuer la lecture de Les Inrocks communiquent: Laetitia n'aime pas la télé

Tu quoque fili

Quel souk ce blog! Après avoir traîtreusement moqué un des meilleurs représentants de la culture française sous le prétexte d’introduire la notion de connivème, voilà-t-il pas que je profite de la sortie de la nouvelle bande-annonce de The Secret of the Unicorn pour répondre à mon ami Olivier Beuvelet et poursuivre la discussion sur ladite notion.

Tintin, again. Et un souvenir précis, vieux de quelques mois, que je m’étais promis de noter et que la question d’Olivier réveille. Il n’y a pas de code, me répond-il à propos de ma description du « bien entendu » de Jeanneney, tout ça c’est de l’arnaque, pure construction rhétorique de la distinction. Et en effet, ça y ressemble beaucoup.

Mais voilà, si le « bien entendu » arlésien a résonné à mon oreille, c’est qu’il faisait écho à un précédent. Un soir, mon fils, 13 ans, déjà au lit, referme sa BD et fait mine de chercher un autre volume. Saisissant l’occasion, je sors du rayonnage L’Oreille cassée (Hergé, 1937/1943) et le lui glisse à la page du frontispice (voir ci-dessous, reconstitution), avec cette recommandation énigmatique: «C’est le fétiche arumbaya».

Continuer la lecture de Tu quoque fili

La vertu, au sens romain, bien entendu

Une voix chantante, une solide culture générale et la conviction de son importance: Jean-Noël Jeanneney a tout ce qu’il faut pour être ministre de la culture. Il ne lui aura manqué que de ne pas être l’ami de la femme du président. A défaut, la présidence des Rencontres d’Arles lui valait d’ouvrir la semaine dernière le colloque « Photographie, internet et réseaux sociaux« .

Puisque Jean-Noël Jeanneney – appelons-le Jean-Nouille, ça ira plus vite – ne connaît à peu près rien ni à la photographie ni à internet, sa dissertation de khâgne n’avait d’intérêt que sur un plan ethnographique et j’avoue n’avoir accordé qu’une attention distraite à son énumération d’un certain nombre de trucs en « V ».

Ce n’est que lorsque Jean-Nouille, croyant qu’aucun de ses auditeurs du mercredi ne serait encore là dimanche, a ressorti son topo, un poil raccourci, pour l’ouverture du séminaire d’éducation à l’image « Voyages en photographie« , que j’ai dressé l’oreille. Continuer la lecture de La vertu, au sens romain, bien entendu

Columbo, du grand art

«Le grand public le connaît surtout pour le rôle de l’inspecteur Columbo, mais l’acteur avait joué dans de nombreux films», écrit 20Minutes.fr pour saluer la disparition de Peter Falk, faisant écho à de nombreuses nécros pareillement balancées. Traduction: star de la télé, ça ne vaut pas une cacahouette; pour prouver qu’on a été un grand acteur, rien ne vaut Cassavetes…

A-t-on besoin de la bénédiction de la culture légitime pour reconnaître le talent? On peut aimer Cassavettes et trouver que Columbo a été un formidable rôle, incarné à la perfection par un comédien surdoué.

Comme souvent, Umberto Eco n’est pas tombé loin quand il décrit Columbo comme la nouvelle manifestation du petit homme, héros au rabais de la modernité télévisée (De Superman au surhomme, Grasset, 1993). Mais l’auteur du Nom de la Rose était déjà trop star lui-même pour être encore sensible à la part de revanche de classe que comporte le feuilleton.

En promenant son imper crade et ses manières de beauf dans les salons de grands bourgeois convaincus de leur impunité, l’inspecteur venge les prolos du monde entier, qui n’aimeraient rien tant que secouer la cendre de leur cigare à deux balles sur le tapis angora et faire trembler les puissants d’un «encore un p’tit détail» (« just one more thing« )…

Oui, la télé peut parfois venger les pauvres, et Columbo a été un de ces feuilletons universels qui a signé la montée en puissance de la culture télévisuelle, l’envers satirique du personnage incarné au cinéma par James Bond, avec épouse légitime invisible et moyens riquiqui, quand le grand écran affichait ses pin-up et ses dollars. Une création d’époque, un rôle comme il n’y en a que quelques-uns par génération, que Peter Falk incarnait visiblement avec un plaisir gourmand. Salut, l’artiste!

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=yuevpFTS_po[/youtube]

Comment les médias voient l'avenir

La « menace » est l’expression d’un des modes fondamentaux de la relation aux médias d’information, dont on attend non pas qu’ils nous renseignent sur ce qui s’est produit hier, mais qu’ils nous disent ce qui va arriver demain. La « menace » est précisément la qualification des potentialités futures de l’événementialité présente (et un ressort économique essentiel de la presse conservatrice, dont le public est par définition sensible aux mutations toujours dangereuses de l’état des choses). Comme on peut le constater grâce à l’exemple de ces deux Unes du Figaro, intitulées respectivement « L’effondrement de la Grèce menace toute l’Europe » (16/06/2011) et « Le drame japonais menace l’avenir du nucléaire » (15/03/2011), on voit également que le verbe « menacer » offre un outil rhétorique pour relier un événement lointain à un contexte plus proche de nous.

Pour caractériser une situation qui ne s’est pas encore produite, l’image est un allié précieux. Elle permet de construire une projection imaginaire discrète, mais néanmoins légitime, par le biais de l’allégorie: en l’occurrence, une photo de reportage ayant enregistré un événement ponctuel (accessoirement identifiable comme appartenant au contexte, par l’intermédiaire de l’alphabet grec sur le bouclier) est utilisée pour suggérer la menace de l’extension à « toute l’Europe » d’une situation de crise, signifiée par la présence d’un policier casqué sur paysage d’émeute avec flammes. Où l’on aperçoit encore une fois que les catégories classiques de « document » ou de « fiction » s’avèrent bien trop grossières pour décrire un registre de mobilisation de l’imaginaire qui associe astucieusement explicite et implicite, valeur d’objectivité du journalisme et puissance de la suggestion.

L'attente du cinéma, c'est déjà du cinéma

Sur le périphérique parisien, à proximité de la porte d’Italie, on peut voir cette publicité sous forme de peinture murale pour le prochain épisode de Harry Potter (Harry Potter et les reliques de la mort, 2e partie), assortie d’un afficheur qui annonce le décompte avant la sortie du film: – 40 jours, 6 heures, 23 minutes (photo prise le 3 juin).

On peut éprouver des émotions intenses au cinéma. Mais le meilleur film est toujours celui qu’on n’a pas encore vu, celui qu’on attend, celui qu’on rêve. L’installation de cette attente est devenue l’un des principaux volets de l’œuvre cinématographique, une œuvre parallèle parfois aussi importante que le film, du point de vue de son organisation, de son budget, mais aussi de son pouvoir imaginaire. On ne va pas voir le même film selon la qualité de l’attente qui a précédé sa sortie. L’attente du cinéma est déjà du cinéma. Il est regrettable que la recherche accorde si peu d’attention à cette dimension constitutive de la construction culturelle.

Le bruit de la vague

Lecture d’un billet érudit consacré au dernier album de Lady Gaga, par le critique musical Jody Rosen. J’admire le fait de pouvoir développer un véritable discours de critique d’art à propos de l’œuvre de Gaga, mais en même temps je me dis que dans l’univers de la pop, le rouleau compresseur de la starification produit tellement de bruit qu’une telle élaboration n’a plus grande importance.

Deux ans après le baptême médiatique de la Lady, est-il encore possible de faire entendre un signal élaboré? Ou cet article ne fait-il qu’ajouter un item de plus aux milliers de manifestations de la présence de la chanteuse, attestant par cette abondance même qu’elle est désormais une star, c’est à dire un personnage au-delà du bien et du mal, le point focal d’un bruit médiatique toujours renouvelé? Si tel était le cas, l’art ne serait qu’une composante secondaire, une unité parmi les multiples signaux de la construction médiatique, identique aux petites perceptions de Leibniz: le bruit de la vague dans le fracas de la mer…