La culture est-elle bonne ou mauvaise? A quelques jours d’intervalle, on a vu diffuser un appel de Martine Aubry, candidate aux primaires socialistes, annonçant un « nouveau printemps de la culture » et les sophismes du terroriste norvégien Anders Behring Breivik, entérinant l’échec du multiculturalisme.
Le terme « culture » ne se trouve-t-il que par hasard, dans des sens complètement différents, dans ces propositions par ailleurs fort dissemblables?
C’est ce que pourrait laisser penser la lecture des commentaires de l’article du Monde: « Il faudrait déjà un nouveau printemps pour la notion même de culture, qui semble avoir totalement disparu des têtes de nos contemporains, seulement capables de l’identifier au marché des biens culturels. Cette disparition est gravissime, car si nous ne savons plus ce qu’est la culture, nous ignorons corollairement ce qu’est la barbarie et n’avons conséquemment plus aucun moyen de ne pas sombrer dans cette dernière. »
Il y aurait donc une « bonne » culture, celle des beaux-arts et des activités créatives, qu’il serait souhaitable de diffuser auprès du plus grand nombre, et une autre, identitaire et repliée sur elle-même, vecteur de haine et synonyme de barbarie. Un même mot pour dire deux choses opposées.
Evidemment, tout change si, au lieu de considérer la culture dont Martine Aubry veut promouvoir l’extension comme LA culture, on lui adjoint une épithète qui en précise le sens: culture savante ou culture bourgeoise. UNE culture, c’est-à-dire l’expression d’une identité, dont le commentaire cité ci-dessus (qui l’oppose au « marché des biens culturels », autrement dit aux industries culturelles) montre qu’elle entre bel et bien en conflit avec d’autres formes et d’autres pratiques. Pas une gentille culture contre une méchante culture, mais des options culturelles, auxquelles ceux qui les défendent se réfèrent comme à des absolus, puisqu’ils en sont adeptes.
La compréhension identitaire des choix culturels s’est considérablement renforcée dans la période récente, au point que le culturalisme a désormais pris la place du racisme. Le racisme était une perception de la différence supposément fondée sur la nature: elle est désormais remplacée par une perception culturaliste, qui identifie l’Autre à une série de pratiques, une tradition, un folklore. Etre musulman, dans la vision essentialiste des xénophobes, c’est moins être issu d’une ethnie ou d’un lignage que respecter certains rites, ne pas manger de porc, ne pas boire de l’alcool, etc. – manifestations culturelles perçues comme des différences identitaires. Remplacer la nature par la culture comme référent de la haine de l’autre n’est pas une mince opération intellectuelle, ce qui explique le brouillard dans lequel évolue actuellement l’anti-racisme, qui n’a pas encore perçu la radicalité de cette mutation.
Conformément aux us du gouvernement français – le plus xénophobe depuis Vichy – si l’on ne change pas de nature, on peut changer de culture. Comme le montre l’excellent sketch de Jamel Debbouze, l’assimilation est possible pour celui qui admet d’effacer ses anciens référents au profit des codes légitimes de sa culture d’adoption. La culture n’est pas un stock neutre d’informations, c’est un référentiel qui ne prend sens que par son appropriation et sa mise en pratique affichée – qui est bien ce qui définit l’identité.
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Il n’y a pas une mauvaise culture identitaire et une bonne culture universaliste. Il n’y a que l’illusion bien identifiée par Barthes: « la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle » (Mythologies).
Cette « culture » au singulier telle que la sollicite Martine Aubry traduit une approche traditionnelle aujourd’hui complètement dépassée. Un responsable de gauche ne devrait prononcer le mot « culture » qu’au pluriel, sans penser que l’une d’entre elle est par nature meilleure que les autres. Le respect de la diversité culturelle et la revendication du multiculturalisme sont aujourd’hui plus que jamais l’urgence.
N’y aurait-il pas une légère – si légère ! – entourloupe de votre part lorsque vous faites comme si le commentaire d’un anonyme sur le site du Monde traduisait la pensée de Martine Aubry ?
Ce n’est pas ce que je dis. Dans l’introduction de mon billet, je compare deux sens du mot « culture » qui ont l’air éloignés. Comme de nombreuses réactions de personnes désorientées par son apparente polysémie, le commentaire cité fait comme s’il existait plusieurs acceptions du terme, doublée d’une confusion entre elles. MA, en revanche, ne semble pas avoir l’ombre d’une hésitation sur le sens du mot « culture » – le même que celui qui figure au fronton du ministère du même nom, et qui désigne en réalité la culture légitime, c’est-à-dire les professions artistiques. Un ministère que la responsable politique envisage de mieux doter, ce qui, selon elle, devrait suffire à résoudre la question culturelle… Pourtant, si l’on se souvient que ledit ministère recouvre désormais aussi la « communication » (terme qui renvoie grosso modo aux industries culturelles), la contradiction entre les deux régimes culturels soulignée par le commentateur désigne une faille que MA n’a visiblement pas perçue…
ministère DES cultures vs ministère de LA propagande ? 😉
Sur la disparition du racisme, je ne fais pas la même analyse. Le discours a vraiment changé c’est vrai, mais pour moi il y a surtout une confusion, c’est à dire qu’une origine nord-africaine « visible » (qui à elle seule permet de se faire arrêter assez souvent dans le métro) fait qu’on est considéré d’office comme musulman, avec deux possibilités : être un intégriste ou plus couramment un « musulman modéré » (qui se retient d’envoyer des avions sur des gratte-ciels ?). Comme si nature et culture allaient ensemble. J’y vois une négation de l’individu et une trop grande habitude du public à penser par sondages, pourcentages, oppositions caricaturales,… Jusqu’à des inversions incompréhensibles : le discours ou les actions d’un membre d’un groupe (un groupe identifié comme « autre » bien sûr) est perçu comme porte-parole ou représentant officiel de ce groupe, comme si on était dans L’invasion des profanateurs de sépultures, ou bien dans Les Envahisseurs et V. Ces E.T. flippants avaient tous la même caractéristique : leur race/espèce, leur culture, leur idéologie et leurs pensées à chacun étaient un grand tout, et les seuls et rares « gentils extra-terrestres » étaient ceux qui se montraient prêts à trahir leur espèce
Justement, ce qui va dans le sens que tu dis c’est que, effectivement, un petit blanc qui se convertit à l’Islam sera regardé avec une méfiance énorme et même supérieure à ceux qui sont tombés dans la marmite quand ils étaient petits, ceci dit c’est plutôt de bon sens, les conversions étant souvent le fruit d’une opération violente – embrigadement sectaire par exemple.
Il y a un truc qui a changé, c’est sûr (même si je te promets que le racisme pur et dur existe toujours et s’exprime toujours).
Oui, j’ai lu la discussion sous ton billet, je sais que tu n’as pas la même approche, c’est d’ailleurs aussi pour y répondre que j’ai rédigé cette mise au point.
Non seulement continuer à appeler « racisme » les formes actuelles de xénophobie ne me paraît plus approprié, mais c’est désormais un vrai problème pour l’argumentation antiraciste. L’expression de ce qui correspondait autrefois à la détermination « raciste » est parfaitement traduit aujourd’hui par Anders Behring Breivik, nouveau visage d’une haine de l’autre qui ne s’appuie plus sur la nature, mais sur la culture. Pour un Breivik (qui n’a pas tué des arabes, mais des Norvégiens), un converti est aussi sinon plus dangereux qu’un musulman « ethnique ». Si l’on relit les textes des années 1930, on voit bien que la peur des racistes portait vraiment sur l’adultération, la dégénérescence: la dégradation ou la disparition physique de propriétés pensées comme naturelles. Aujourd’hui, la peur des xénophobes est celle de la perte et de la dilution des références et des pratiques culturelles, perçues comme constitutives de l’identité.
Lorsque l’on a compris ce déplacement fondamental, on s’aperçoit par exemple que le gouvernement français, que l’on ne peut pas qualifier de « raciste » car il a parfaitement intégré cette évolution et ne tombe plus dans le piège du naturalisme, évolue dans le même univers et avec la même logique que Breivik, autrement dit qu’il raisonne de façon essentiellement xénophobe, tout en pouvant affirmer qu’il n’est pas raciste. Si l’on ne peut pas décrire comme « racistes » les sorties de Sarkozy, Guéant, Hortefeux, Fillon et consorts, alors c’est que ce terme ne sert plus à rien, ou pire: que l’impossibilité de son usage nous cache la réalité de la montée d’une haine de l’autre qui a su se transformer pour s’adapter aux interdits culturels.
J’utilise beaucoup le mot « arabophobe » personnellement, parce que « arabe » est une dénomination assez vague : culture, ethnie, religion, ça ne veut pas dire grand chose. Mais justement, quand on considère que tout ça va « naturellement » ensemble, alors on n’est pas bien loin du racisme, même si ça n’a plus rien à voir avec le racisme de l’époque coloniale.
D’un point de vue opératoire, je suis d’accord qu’il faut éviter le mot « racisme » auquel on peut opposer des faits avérés, comme le fait qu’il y a eu plus de ministres « issus de la diversité » (?) en quatre ans de Sarkozie qu’au cours des quatorze ans de présidence mitterrandienne. Xénophobe fonctionne en théorie, mais dans la pratique journalistique (et donc dans ce qu’en comprennent les gens) c’est juste un euphémisme pour « racisme », non ?
Je ne suis pas certain que les propositions de Martine Aubry et le commentaire du Monde, qui est d’ailleurs critique, soient complémentaires.
Le commentaire du Monde peut s’interpréter comme une idée post soixantehuitarde. La culture s’opposerait aux biens de consommations. La marchandisation de la culture serait une aliénation et la barbarie la société de consommation. Une critique de l’approche économique de M A. C’est une idée transversale me semble-t-il vis à vis de la culture populaire comme de la culture savante.
Je ne vois rien dans l’appel de Martine Aubry qui opposerait une culture élitiste à une culture populaire. On est dans la tradition socialiste de la culture qui voit la main de l’état comme supérieure à celle du marché. C’est le début des arguments de campagne face au candidat Sarkozy.
Tout ceci n’enlevant rien à ton analyse sur la xénophobie nouveau visage du racisme.
allez ! On relit tous :
« La culture au pluriel » de Michel de Certeau
http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_de_Certeau
@Thierry: Hum, tu as dû lire ce texte un peu vite… On dirait un dépliant structuré par les services du ministère, qui évoque dans l’ordre création, artistes, intermittence, mécénat, politique culturelle et éducative – mais ni la presse, ni le cinéma, ni la télévision ni les autres pratiques audiovisuelles. Il propose que «chaque enfant de France pourra se rendre deux fois par an dans un musée, un atelier, au concert ou dans un lieu de spectacle de danse ou de théâtre», mais pas de lui apprendre la guitare électrique, à se servir d’une caméra ou à coder en HTML. Pour «rencontrer le public», il n’est pas question de radios libres ni de réseaux sociaux, mais de disposer «des outils de diffusion et de communication d’un opéra ou d’un théâtre».
Côté éducation nationale, il s’agit bien de relancer «la connaissance et la pratique des arts» – pas de discuter du dernier épisode des Simpson. On se propose de remédier aux «obstacles qui éloignent l’enfant et l’adulte de la culture», ce qui veut dire que ce qui est entendu par « culture » ne comprend ni la télévision, ni la bande dessinée, ni les jeux vidéos ni aucune pratique populaire. Enfin, lorsque le numérique est évoqué, le texte distingue bien entre les tuyaux et les usages des «pilleurs», d’un côté, et les artistes et leurs droits, qu’il ne faut jamais «renoncer à soutenir», de l’autre. On sait que Martine Aubry a annoncé l’abrogation d’Hadopi, mais on est un peu perplexe devant la perspective de voir reconstituer par un autre biais l’interdit du « piratage ».
Le seul moment où « culture » apparaît au pluriel, c’est dans l’expression toute faite « cultures du monde ». En bref, pour Martine Aubry, qui n’a effectivement pas l’air d’avoir beaucoup pratiqué de Certeau (merci Yann!) ni Bourdieu, la culture se résume aux arts (avec un peu de folklore pour les cultures non occidentales) et in fine surtout au festival d’Avignon (avec coup de chapeau au regretté Jean Vilar, mort il y a quarante ans). Il s’agit incontestablement de la vision la plus traditionaliste et la moins éclairée des pratiques culturelles que j’ai vu depuis longtemps.
Pour être tout à fait clair, je suis bien sûr favorable à un meilleur soutien de l’Etat en direction des pratiques ou des connaissances des arts. Mais limiter le développement culturel aux formes savantes est faire preuve de beaucoup d’incompréhension pour ses enjeux, et confier ce programme aux bons soins du ministère des professions artistiques est la meilleure garantie d’en faire un hochet de plus. La seule manière de lui conférer une véritable dimension culturelle serait de l’inscrire sous l’égide de l’Education nationale, mais les moyens à considérer seraient évidemment sans commune mesure avec ceux évoqués par le texte.
« Enfin, lorsque le numérique est évoqué, le texte distingue bien entre les tuyaux et les usages des “pilleurs”, d’un côté, et les artistes et leurs droits de l’autre, qu’il ne faut jamais «renoncer à soutenir». »
Elle ratisse plus large que ça: « Une telle révolution ne se combat pas avec des lois répressives et inefficaces, elle nous invite à libérer un potentiel de création, de diffusion et de partage sans précédent. Réussir cette transformation exige d’innover, de construire avec tous de nouvelles règles, une intervention publique adaptée pour faire émerger les nouveaux modèles de production et de distribution, » Pour ou contre Hadopi, il y en a pour tous les goûts. 🙂
Comme tu dis, elle ratisse large… LE paragraphe consacré au numérique (1 sur 11), plein de généralités qui font plaisir à tout le monde, est aussi plein de contradictions et témoigne d’une doctrine encore hésitante. Aubry veut faire oublier sa formule malheureuse sur Facebook et Twitter, mais la démonstration est faite que sa pratique du numérique relève bel et bien du virtuel… 😉
La lecture de cet (excellent) post m’a immédiatement fait penser à la fameuse phrase de Benjamin :« Il n’y a aucun témoignage de la culture qui ne soit également un témoignage de la barbarie »… A méditer ?