Se faire un film

A l’occasion de la sortie du film Sur la piste du Marsupilami d’Alain Chabat, qui suscite des avis divergents, je remarque cette introduction par Guillaume Defare sur le Plus. Qu’un film soit rêvé avant d’être vu est un ressort crucial de sa prosécogénie, mais il est rare qu’on raconte sa représentation intime, effacée par la confrontation avec l’œuvre. La formule de clôture résume magnifiquement le but du travail imaginaire de la promotion cinématographique. Accessoirement, ce témoignage montre l’inadéquation du terme de « réception », puisqu’il s’agit bien ici d’anticipation, et plus encore, de participation au travail du film (tout ce à côté de quoi Jacques Aumont est systématiquement passé).

«Ça fait longtemps que j’attendais ce « Marsupilami » par Alain Chabat. J’en ai pensé un peu tout et son contraire avant sa sortie: d’abord, j’ai eu peur du syndrome « Astérix au jeux Olympiques », puis je me suis rassuré en me disant que Chabat avait tout de même réalisé la meilleur adaptation de BD franco-belge avec « Astérix et Obélix: Mission Cléopâtre » (le « Tintin » de Spielberg ne compte pas, n’étant pas vraiment un film live).

Puis, j’ai frémi d’angoisse en repensant à « Rrrrrrr » qui était quand même sacrément nul, et je me suis rassuré en me disant que ce n’était qu’un accident de parcours. Ensuite, je me suis demandé pourquoi ne pas plutôt adapter « Spirou et Fantasio », la BD d’origine du Marsupilami. Enfin, j’ai eu peur pour le visuel du Marsupilami en lui-même, avant d’être rassuré par les petits génies de BUF, la société qui a pris en charge les effets spéciaux du film. Bref, je ne savais pas trop ce que j’allais voir, mais j’avais sacrément envie de le voir.»

Guillaume Defare, « Sur la piste du Marsupilami: à laisser aux tout petits! » 07/04/2012.

Adieu Nicolas, bonjour François?

Peut-on transmettre un message caché dans l’image? Cette idée est familière dans les analyses de la publicité depuis The Hidden Persuaders de Vance Packard (1957). Mais le principe de la manipulation subliminale me semble fortement limité par la variabilité de l’interprétation des formes visuelles. Une notion qui me paraît plus robuste est celle de signification implicite, qui repose sur un partage ou une complicité objective entre l’émetteur et le destinataire. Cela dit, il est des cas où l’impression s’impose qu’on joue de l’ambiguïté native de l’image pour délivrer des messages en contrebande, sans qu’il soit toujours possible d’assigner de manière claire leur degré d’intentionnalité. Continuer la lecture de Adieu Nicolas, bonjour François?

Une campagne pour rien

Bilan d’étape. Après un mois passé à faire la campagne de Marine Le Pen, Sarkozy a récupéré de 3 à 4% de voix frontistes (et fait chuter d’autant la candidate FN, privée d’oxygène). Après Toulouse, annoncé comme le nième « tournant » de la campagne, on voit au contraire que la courbe plafonne. Elle ne tardera pas à redescendre, pour rester scotchée aux alentours d’un quart des votants. Tout ça pour ça. En jouant à fond la carte xénophone et sécuritaire, en donnant à la campagne un parfum de cabinets, Sarkozy s’est définitivement fermé les portes du second tour.

Nous aurons donc pour la première fois depuis 1995 un président qui ne sera pas un tricheur et un délinquant électoral. Ça ne peut pas faire de mal à la République. Mais c’est à peu près le seul bénéfice qu’on peut anticiper. Symétrique des vases communicants à droite, la montée en puissance de Mélenchon est le meilleur indicateur de l’absence de désir pour l’hologramme Hollande, qui n’a toujours pas trouvé de meilleur argument de campagne que le vote utile. Quel que soit le score, qui promet d’être moins flamboyant que prévu, il sera élu du bout des lèvres, par un électorat peu nombreux. Remporter le match face à l’hystérie extrême droitière du camp sarkozyste risque d’être aussi peu glorieux que la victoire de Chirac en 2002. La marge de manœuvre du futur président sera inexistante.

2012 aura donc été la campagne la plus détestable de la Cinquième. La plus éloignée des préoccupations des Français, des enjeux politiques de fond, et la plus inutile. Car ce qui frappe, dans l’échec du storytelling des deux principaux candidats, c’est à quel point la chambre d’écho médiatique aura tonitrué à vide, incapable de faire bouger les tendances autrement qu’à la marge. On se souviendra de la croyance solidement ancrée dans les pouvoirs magiques du caïd installé à l’Elysée, qu’un papier énamouré de Philippe Ridet déploie jusqu’au ridicule. Jusqu’au bout, la machine médiatique aura tourné pour la bête de scène. En pure perte.

Much ado about nothing. Les jeux étaient faits il y a un an. La campagne n’a fait qu’accentuer la disgrâce des politiques, incapables de dessiner un avenir, et le discrédit du journalisme, dont le rôle se réduit désormais à la stratégie du choc. Qu’ils s’en aillent tous! disait Mélenchon. Mais tous resteront. Une campagne pour rien.

Saboter Wikipedia, ou l'école vengée

Le succès rencontré par l’expérience du prof qui a « pourri le web » (pour piéger ses élèves, Loys Bonod a disséminé de fausses informations sur le web) a le goût de la vengeance. Il révèle un monde scolaire qui n’a toujours pas assimilé la révolution numérique, et qui continue de percevoir comme une dangereuse concurrence la diffusion non institutionnelle de la culture, dont Wikipédia reste le symbole honni. Humiliés par leur disqualification technique, de nombreux professeurs savourent le retournement des armes du web (anonymat, libre contribution…) contre lui-même, et apprécient comme de justes représailles la compétence digitale du prof justicier.

Le plagiat a bon dos. Proposer des sujets auxquels on peut répondre par le copier-coller témoigne de l’anachronisme des pratiques évaluatives, qui reposent sur des principes issus d’un monde où l’information était rare et son accès contrôlé. Comme le note Damien Babet, «L’école soumet les élèves à des injonctions contradictoires: pensez par vous-même, répétez ce qu’on dit. Prenez des risques, ne vous trompez pas. Apprenez par cœur, ne plagiez jamais. Ces contradictions sont structurelles, inscrites dans les fonctions ambivalentes de l’institution. D’un côté, on impose aux élèves une culture dominante de pure autorité. De l’autre, on leur demande d’entretenir la fiction selon laquelle cette culture est librement choisie, aimée, appréciée comme supérieure par tous.» Continuer la lecture de Saboter Wikipedia, ou l'école vengée

La conversation il y a cinquante ans

Je n’avais pas encore eu l’occasion de voir le documentaire de Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été (1961). Deux choses surtout m’ont frappé. La première est la précision, presque la préciosité de l’élocution de la plupart des intervenants. L’élocution, la façon de prononcer, est peut-être la part la moins contrôlée, et pourtant l’une des plus indicatives de notre habitus social. Tous les personnages de Chronique d’un été, même les prolétaires, s’expriment comme on parle aujourd’hui dans les familles bourgeoises du XVIe arrondissement.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=dhmAVJ4_x0Y[/youtube]
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"Environ 2750 résultats"

Petite expérience à l’intention de ceux qui citent le nombre de résultats à une requête Google – toujours énorme – comme un argument susceptible de démontrer l’importance du sujet.

Soit le néologisme « prosécogénie« , dont les emplois effectifs sont repérables à ce jour dans exactement 23 sources originales en ligne (ce billet non compris). Google identifie «environ 2750 résultats» pour cette requête. Si l’on feuillette cette liste, celle-ci s’arrête cependant en page 10 à 94 résultats, avec la précision suivante: «Pour limiter les résultats aux pages les plus pertinentes (total : 94), Google a ignoré certaines pages à contenu similaire» (voir ci-dessus, cliquer pour agrandir). Continuer la lecture de "Environ 2750 résultats"

Le paradoxe de Moebius

Décès du dessinateur Jean Giraud, alias Moebius. J’ouvre la page de sa notice sur Wikipedia (voir ci-dessous, à gauche). Puis j’entre la requête « Moebius » sur Google Images (voir ci-dessous, à droite). Cherchez l’erreur (cliquer pour agrandir).


Oui, notre société a un sacré problème avec les images. Et oui, internet a tout changé. J’admire la vaine rectitude de Wikipedia, qui s’efforce de produire une information respectueuse de l’ancien système de protection des industries culturelles. Mais cette pensée où l’image n’est pas une information est désormais caduque. Merci au web de nous montrer quand même celles de Jean Giraud.

45 minutes sur YouTube (notes)

D’Eric Morena à Thomas Ngijol en 45 minutes, circulation principalement via les suggestions internes (pertinence de la proposition auto-référentielle, clé de l’offre de contenus de YouTube, où la vie d’une source est aléatoire).

Au départ, vague recherche autour des chansons satiriques, diluée par la sérendipité en promenade à sketches. Unité des formats. Puissance du principe du marabout-bout de ficelle: la promenade est un programme. A rapprocher du zapping, mais structure plus souple, offre plus large et cadrage de la suggestion: à la différence du zapping, je ne m’ennuie pas. Un vrai divertissement. En revanche, grande proximité avec les émissions type bêtisier, vidéo gag, programmes de formats courts qui favorisent eux aussi une logique du rebond, attention flottante (on peut sortir n’importe quand). A noter que le caractère privé de la promenade autorise le détour par des consultations inavouables, offre difficile à reproduire pour une programmation officielle.

Une indication sur le destin de Sarkozy: plutôt que de rentrer dans l’histoire, le futur ex-président est voué à devenir une figure de la sérendipité à sketches façon vidéo gag (cf. DSK).

Politique de la mémoire

Méditation à partir du billet de François Bon: « mémoire vive contre mémoire vide« , qui réagit à un article de Pierre Assouline dénonçant, pour aller vite, « la désinvolture de l’époque vis-à-vis de sa mémoire », en pointant du doigt l’outil numérique. Je ne résume pas ici la discussion du Tiers Livre, elle est à tiroirs, puisque Assouline cite de Biasi, le « généticien » des textes, qui regrette évidemment la disparition des brouillons – à quoi Bon répond très justement sur le caractère daté de son modèle. Un chercheur qui dit a un auteur comment écrire pour pouvoir préserver sa méthode me paraît en effet signer sa faillite.

Mais la question ne se limite pas à la mémoire de la littérature. Quels que soient les biais ou les erreurs de raisonnement des Assouline/de Biasi, je crois que leur diagnostic est globalement plutôt exact.

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Toute ressemblance avec des faits réels, etc…

«Le ministère de la Vérité – Miniver, en novlangue – frappait par sa différence avec les objets environnants. C’était une gigantesque construction pyramidale de béton d’un blanc éclatant. Elle étageait ses terrasses jusqu’à trois cents mètres de hauteur. De son poste d’observation, Winston pouvait encore déchiffrer sur la façade l’inscription artistique des trois slogans du Parti:

LA GUERRE C’EST LA PAIX

LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE

L’IGNORANCE C’EST LA FORCE»

(George Orwell, 1984)