Je n’avais pas encore eu l’occasion de voir le documentaire de Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été (1961). Deux choses surtout m’ont frappé. La première est la précision, presque la préciosité de l’élocution de la plupart des intervenants. L’élocution, la façon de prononcer, est peut-être la part la moins contrôlée, et pourtant l’une des plus indicatives de notre habitus social. Tous les personnages de Chronique d’un été, même les prolétaires, s’expriment comme on parle aujourd’hui dans les familles bourgeoises du XVIe arrondissement.
[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=dhmAVJ4_x0Y[/youtube]
J’entends bien que les témoins sélectionnés par Rouch et Morin, étudiants, ex-militants du PC, artistes, ne sont pas représentatifs des classes les plus défavorisées. Mais c’est précisément parce que j’ai affaire, avec mes étudiants, à un échantillon équivalent, que je mesure l’écart creusé par le demi-siècle qui nous sépare. Tout a changé. Aucun d’entre eux ne pourrait s’exprimer avec autant d’aisance et de vocabulaire. Aucun n’aurait autant à dire.
L’autre trait évident est justement l’évolution des sujets de conversation. Face à cet ovni issu du passé, je me rends compte comme jamais auparavant à quel point la conversation est irriguée par les récits sociaux. L’aliénation du travail, la recherche de l’épanouissement personnel, la guerre d’Algérie ne sont pas des préoccupations individuelles mais le reflet du bruit médiatique, parfaitement approprié par les acteurs, qui nous paraît aujourd’hui si lointain et idiosyncrasique. Les conclusions de Vincent Goulet ne concernent pas que les classes populaires, mais l’ensemble de la société.
Lorsque l’on met bout à bout ces deux impressions, on obtient le constat très dérangeant que le niveau de notre conversation s’est dégradé en proportion exacte de la baisse de qualité de l’offre médiatique. Qui a conscience de la stricte correspondance entre l’état du journalisme (et de l’encadrement scolaire) et notre façon de penser?
Ha, André, j’avais déjà été frappé par la diction des enfants interviewés par la télévision du début des années 60 ! Mais pour la richesse du vocabulaire, il me semble que Bertrand Russel parlait déjà de la pauvreté de ses contemporains comparés à la richesse du vocabulaire du public de Shakespeare… Je ne sais pas si c’est une vue de l’esprit, mais au minimum il y a une nonchalance générale qui est indéniable ! Je me suis souvent dit qu’aucun présentateur TV actuel n’aurait été embauché 20 ou 30 ans avant…
Difficile de nier que l’ouvrier de chez Renault de Chronique d’un été s’exprime plus correctement et plus doctement que notre actuel président de la République. On peut certainement y déceler l’influence de la culture politique du PC, sacrée école de conversation – mais justement, la disparition progressive de notre culture politique et syndicale fait aussi partie de l’histoire des cinquante dernières années…
« On peut certainement y déceler l’influence de la culture politique du PC, sacrée école de conversation » : on remarque bien d’ailleurs cet héritage chez Mélenchon, qui a une langue bien meilleure que la majorité des personnages publics !
Hum, Mélenchon est issu de la culture PS. Et Georges Marchais était réputé pour sa décontraction syntaxique… Ce que nous montre Chronique… est un phénomène plus global, qui est le niveau de langue exigé en public: c’est ce critère qui a sérieusement bougé.
Un autre trait choquant, c’est la clope à chaque plan… (on voit bien que l’avantage de la cigarette, c’est qu’elle peut se combiner avec presque n’importe quelle activité). Là encore, un monde a disparu. Des comportements qui nous paraissent aujourd’hui si enracinés, si répandus, si fondés, ne sont que le résultat récent d’une modification du récit culturel. Nous avons effacé de notre souvenir toute trace de l’habitus précédent. C’est à proprement parler sidérant.
J’écoute pas mal la radio et je suis parfois effaré du niveau de langue qui va à vau l’eau. Il semble que beaucoup de jeunes journalistes (ou de présentateurs-trices – on ne sait pas toujours le statut des intervenants) n’ont même pas conscience de cette notion. Le choix d’un niveau de langue approprié est une marque de culture, une modalité sociale et finalement, un signe de respect de son auditoire. Je veux bien qu’on ait un parler en accord avec son public, quand celui-ci est clairement défini (ciblé!). Mais que dire des chaines publiques généralistes (Radio suisse romande, France Inter) dont le parler des journalistes est souvent «au ras des pâquerettes», s’inspirant plus du Café du Commerce ou des micros-trottoirs? Démagogie, inculture ou manque de profondeur?
Pour en revenir à Mélenchon, en dehors de toute considération politique (si c’est possible ;-), je me demande si une partie de son succès ne vient pas justement de son niveau de langage. Son discours est riche, bien structuré, avec une syntaxe précise qui évoque un parler-vrai. Très loin des autres…
La part de l’articulation dans les conversations est effectivement pour moi un élément d’analyse très intéressant, surtout dans une perspective historique. Je n’avais pas pensé à travailler cela à partir des documentaires (et plus globalement des oeuvres audiovisuelles), c’est une piste très féconde!
Pour ma part, je m’étais attaché aux documents sonores que constituent les enregistrements chansonniers. Pour tout dire, je réalisais alors une thèse de sociologie sur le rap français, et j’étais frappé d’entendre à quel point, sur les premiers disques de rap français (jusque 1997 environ), tous les interprètes s’évertuaient à décomposer systématiquement toutes les syllabes, alors que par la suite c’est plutôt l’inverse qui s’est produit: de plus en plus de voyelles, voire de consonnes, donc in fine de syllabes avalées (j’ai appelé cela l’ellipse syllabique).
Bref, je me perds: d’un point de vue historique, ce qui m’a particulièrement intéressé est que la chanson française du XXème siècle (à de rares exceptions près) décompose de façon précieuse toutes les syllabes; pour trouver des ellipses syllabiques collectivement réalisées dans la chanson (comment l’ont fait les rappeurs au tournant des années 2000), il faut revenir à la chanson réaliste et aux diseuses d’entre deux-siècles (les Bruand, Montéhus, Guilbert & co). Un peu au même moment où une nouvelle articulation s’imposait dans la littérature française avec Céline.
Le raccourci est un peu rapide, mais il y a quelque chose qui se passe dans les arts qui prennent le langage pour principale ressource au début du XXè siècle; et je pense que ce mouvement a à voir avec le fait de représenter les conversations populaires.
Tout cela pour dire que le document que constitue ce film nous donne une image / sonorité de l’état de la diction populaire à un moment de l’histoire, mais que celle-ci a connu d’autres façons d’articuler – et par suite, évidemment, d’autres sujets de conversations.
Décidément, une bien belle piste!
« je me demande si une partie de son succès ne vient pas justement de son niveau de langage. » (Béat)
C’est un débat qui a traversé le monde politique : faut-il parler populaire pour parler au peuple ? L’exemple de JM Le Pen a plutôt prouvé le contraire. Parler une langue plus soutenue est perçu comme une forme de respect plus que comme une forme de snobisme / distanciation.
Il faut d’ailleurs peut être séparer le niveau de langage d’autres habitus de langage (comme l’accent, le fait de parler « pointu »). Pour le coup, je pense que l’accent de VGE l’a desservi. La combinaison gagnante serait donc de « parler bien » sans donner l’impression de « parler de haut ».
hasard temporel, le soir même où j’ai lu cette note, j’ai regardé « advise & consent » de preminger, film de 1962 (http://fr.wikipedia.org/wiki/Temp%C3%AAte_%C3%A0_Washington) – et je me suis rendu compte qu’alors que je comprends très raisonnablement les films récents en anglais, là, même avec les sous-titres gb, je suis perdu par le vocabulaire employé et la complexité des phrases des orateurs…
phénomène mondial, donc ?
France culture rediffusait aujourd’hui un documentaire (http://www.franceculture.fr/emission-sur-les-docks-de-l-hiver-a-l-ete-44-chroniques-d’un-ete-–-enquetes-sur-le-bonheur-rediffusi) prenant pour thème la même base (presque) que celle du film de Jean Rouch et Edgar Morin (une jeune fille s’en va demandant à quiconque-probablement des connaissances de connaissances- sa réponse à la question « êtes vous heureux ? »). On y discernera les écarts de vocabulaire (notamment les mots qu’on disait alors- dans les années 60- gros); le contexte du tournage du film année 1960, à Paris donne sans doute la couleur au ton et à l’hexis de la plupart des participants; dans le documentaire sonore, on ne les voit pas, mais on les devine…
J’ai retrouvé avec émotion cette élocution très particulière qu’avait Jean Rouch dont j’ai suivi les cours pendant de nombreuses années. Je n’ai pas connu Edgar Morin, mais ça m’a rappelé également le vocabulaire d’Henri Mendras. C’était une époque où le vocabulaire utilisé dans les sciences humaines était très différent, beaucoup plus littéraire. Il n’y a pas que les prolétaires dont l’expression s’est transformée. 🙂
N’est-il pas paradoxal de regretter un appauvrissement du langage et par conséquent de la pensée et dans le même temps souhaiter que la philosophie parle le langage du peuple (http://thehypertextual.com/2008/08/24/michel-onfray-philosophie-populaire/#comment-6053) ? Petite question subsidiaire : Le terme “prosécogénie” ne serait-il pas en lui-même (comme la plupart des gros-mots de l’arsenal philosophique) prosécogène ?
Qu’ai-je retenu de l’exposition consacrée à Roland Barthes, qui s’est déroulée en 2002/2003 au centre Pompidou ? Essentiellement son élocution extraordinaire, qui semblait effectivement appartenir à une époque révolue (et inconnue, pour moi). Je m’en rappelle encore, et elle vaut le coup d’oreille.
Il y a un absent dans ce film, aussi présent aujourd’hui aux doigts de personnes conversant que l’était alors la cigarette : le téléphone. En 1961, une infime minorité de foyers était équipée de cet appareil, et son usage marginal par rapport aux autres dispositifs conversationnels. Les conséquences de la généralisation, a fortiori de la prééminence, de ce dispositif spécifique de conversation, et des formes spécifiques de conversation qu’il induit, sur les formes, sur l’art réthorique de la conversation restent largement méconnues. Un indicateur amusant, de la prééminence prise par ce dispositif dans l’échange verbal ces trente dernières années, pourrait être l’évolution de la part des dialogues téléphoniques dans les fictions cinéma/télévision. Plus finement, comme savent si bien le faire les chercheurs de CV, l’évolution de leur fonction dans la conduite narrative reste aussi à étudier.
Cette comparaison est très intéressante. Entre deux époques distantes de cinquante ans on constate en effet une assez nette différence autant au niveau de la forme, de l’élocution, que du fond, de la « pensée ». Avant il y avait une « tenue », et maintenant il y a de toute évidence un relâchement, comme une liquéfaction de quelque chose qui était solide jadis : le respect de la phrase. Il m’est arrivé de faire un constat analogue dans le cadre de films de cinema de fiction, où, souvent, le travail du dialoguiste – métier qui a pratiquement disparu, aujourd’hui c’est le réal et le scénariste qui s’arrangent pour les dialogues – était important (je ne parle bien sûr pas que d’Audiard). Il y avait un profond respect de la chose écrite, du « mot », fût-il d’auteur. Je me dis que l’image était peut-être moins importante que maintenant, moins omniprésente. Or l’image a sans doute, dans une certaine mesure, mangé les mots. En a réduit l’importance. Avant il y avait beaucoup de « chansons à texte », désormais beaucoup moins, et les chansons sont globalement moins fortes. En revanche on s’appuie bien plus sur le visuel, les videoclips. Il y a désormais comme un glissement du mot au profit de l’image. Et bien entendu ce phénomène affecte tout le monde, à tous les niveaux. Une chose me paraît importante aussi : avant on lisait plus. On avait plus le temps pour lire, il y avait moins de distractions, moins de possibilités. Certains chiffres me contrediront : il ne s’est jamais vendu autant de romans qu’aujourd’hui et il n’y a jamais eu autant de titres (à chaque rentrée littéraire). Mais lorsqu’on se penche un peu sur les statistiques, on apprend que, sauf exception, seuls quelques ouvrages, aidés par de colossales forces marketing, caracolent en tête : ceux où l’écriture est bâclée, pauvre, au service d’une histoire gentillette, facile et téléphonée. Littérature lénifiante (Levy, Musso, Pancol, etc.), qui marche d’autant mieux que la crise de nos sombres temps est durable, profonde. Alors qu’une masse considérable d’auteurs, plus intéressants eux (mais plus difficiles), ne dépassent souvent guère que les 500 livres vendus. Par ailleurs, la multiplicité des stimulis de divertissements très éloignés de la « chose écrite »(jeux video, blockbusters, dance music, émission TV abrutissantes, etc.), ainsi que la prise de parole (pauvre) par réseaux interposés (twitter, Facebook, etc), ne favorisent pas l’expression orale qualitative. « Plus l’homme est communicant, et moins il est rencontrant », disait lucidement Paul Virilio. J’ai envie d’ajouter : « et moins il est parlant. » On ne parle plus beaucoup dans les cafés, on ne parle plus beaucoup à table, on ne parle plus beaucoup nulle part. Ah si : sur facebook et sur msn ! 🙂
Alors quand il faut prendre la parole devant une camera, sans préparation, c’est plus difficile, on est moins à l’aise, moins habile qu’en 1960…
Cependant je me demande, malgré tout, si quelques éléments techniques ne favoriseraient pas cette impression de « net changement », sa perception au niveau de l’élocution : à savoir l’usage du noir et blanc dans des conditions de cinéma, la prise de son analogique (avec une restitution dans une fréquence légèrement plus élevée – plus aiguë et rapide). Il faudrait l’analyse précise d’un spécialiste pour éclairer cette question.
A la réflexion, ma conclusion sur « le niveau baisse » me paraît pâtir du même biais que celui qui s’exprime ci-dessus dans plusieurs commentaires, selon lequel une meilleure diction serait obligatoirement un signe de meilleure articulation intellectuelle.
Cette idée est évidemment une illusion. Ce qui disent au fond les gens interrogés par Rouch et Morin n’est pas tellement plus intelligent que ce que peuvent exprimer des témoins d’aujourd’hui (par exemple dans l’émission signalée par PCH, commentaire n° 10). Pour l’essentiel, quelle que soit l’époque, la conversation reproduit les stéréotypes véhiculés par la culture médiatique dominante. Ce que nous montre Chronique d’un été, c’est à quel point l’habitus conversationnel, et notamment la diction, est lui aussi directement influencé par les modèles culturels contemporains. Nous nous exprimons de façon moins élégante qu’en 1960 parce que la convention relative aux modalités de l’expression publique admet d’aujourd’hui un parler plus relâché, exactement de la même façon que la mode vestimentaire admet une présentation plus casual. L’évolution est celle de la contamination de l’espace public par les comportements privés. En d’autres termes, on a changé de convention, mais cela ne veut pas dire que nous pensons de façon moins élaborée qu’en 1960.
En revanche, le prestige intact d’une diction articulée, d’un vocabulaire étendu et d’une syntaxe maîtrisée nous porte à croire qu’une expression plus docte est forcément la marque d’une meilleure analyse ou d’une pensée plus profonde. Le seul exemple de Le Pen devrait suffire à nous faire réfléchir sur la pertinence de cette idée reçue.
Heu ! La façon de prononcer ? Je peux vous assurer qu’il y a 50 ans, dans mon Sud-Ouest natal, on ne prononçait pas du tout le français comme ça. Et maintenant, pas vraiment non plus.
Avez-vous remarqué dans l’affaire de Toulouse ? Une dame (anonyme) témoignait pour la télé. On l’avait sous-titrée ! Alors que malgré son (léger) accent elle était parfaitement compréhensible !
Notons au passage qu’un des jeunes étudiants qui parlent bien, à la fin, n’est autre que Régis Debray.
« L’élocution, la façon de prononcer, est peut-être la part la moins contrôlée, et pourtant l’une des plus indicatives de notre habitus social » L’élocution n’est-elle pas, aussi, l’objet d’un travail chez les « acteurs » du monde politique?
« le prestige intact d’une diction articulée, d’un vocabulaire étendu et d’une syntaxe maîtrisée nous porte à croire qu’une expression plus docte est forcément la marque d’une meilleure analyse ou d’une pensée plus profonde. » cette idée n’est-elle pas partagée aussi par les sophistes et les démagogues montrant par là même, en négatif, l’importance d’un tel travail?
@tchamba: « L’élocution n’est-elle pas, aussi, l’objet d’un travail chez les “acteurs” du monde politique? » Je n’en sais rien. Ce qu’on peut constater, c’est que les différences d’élocution ne sont pas représentatives de la hiérarchie des positions occupées. Au contraire, Sarkozy, qui parle le plus mal, est le premier représentant de l’Etat.
Comme la culture savante, l’élocution a l’air d’être un reliquat jean-nouillien d’une vision fossile du prestige…
http://www.cairn.info/revue-reliance-2005-1-page-101.htm
@Tchamba : Oh on a plus récent que Démosthène tout de même, et plus médiatique si on veut parler de la mise en scène de l’élocution. Il suffit de penser au film « Le discours d’un roi » : http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=175305.html
Expliquer qu’un roi ça ne peut pas bégayer, ça vaut bien 4 oscars 😉
N’y-a-t-il pas d’autres alternatives qu’entre une élocution cultivée mais auto-suffisante et une élocution inculte dont l’efficience auto-centrée n’est que le reflet de la pensée? Comment expliquer à mon fils de sept ans qui me dit être cent fois plus attiré par le métier de journaliste que par celui d’homme politique qu’à force de préférer le contre-pouvoir au pouvoir lui-même on prend le risque d’un entre-nous bien pensant laissant au petit avocat le soin de trouver les mots justes pour défendre les causes les plus injustes? Les talonnettes ne sont-elles pas le symbole de l’efficience de la résilience présidentielle? Vivons-nous vraiment dans le meilleur des mondes possibles chacun jouant merveilleusement sa partition? Un an après Fukushima ne sommes-nous pas en droit d’attendre un peu plus de tremolos dans la voix d’une Eva Joly?
…Je vous remercie pour le lien vers Bernard Stiegler.