La fourchette de Colette

Début célèbre de La Chambre Claire: «Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu réduire: «Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur» (Roland Barthes, Œuvres complètes, t. 3, p. 1111).

Ce matin, sur France-Inter, j’entends le journaliste Bernard Pivot, membre depuis 2004 de l’académie Goncourt, confier son émotion à l’idée de manger avec la fourchette et le couteau de Colette chez Drouant.

Que ces couverts soient en vermeil permet-il de croire à quelque lien mystérieux avec le photographique? Une fourchette peut-elle enregistrer l’émanation vitale de son usager? Y-a-t’il dans le portrait de Jérôme Bonaparte quelque trace que ce soit de la gloire de l’Empire? Ou bien doit-on plus simplement admettre que l’émoi de la relique n’existe que dans l’esprit de celui qui mobilise ce souvenir?

Le jour où la narratologie ne sert à rien

1er avril, jour où l’on lit les médias l’œil aux aguets, le soupçon en bandoulière. Pour dénicher la bonne blague – ou ne pas se laisser avoir par l’astuce trop bien cachée. Au risque de voir des poissons même là où il n’y en a pas. Comment, Endémol aurait un « comité de déontologie« ? Ce n’est pas un peu trop gros, là?

Le 1er avril est le jour où l’on peut vérifier que Genette s’est bel et bien planté. Il est vain d’essayer de repérer des différences formelles qui marqueraient la frontière entre récit factuel et récit fictionnel. Les différents genres du discours, outre qu’ils échangent constamment figures et tours, ne sont que des cadres expressifs qui ne fournissent aucune garantie a priori sur la qualité du contenu. Le caractère de vérité ou de fausseté de tout ou partie du récit n’est jamais une information interne, mais toujours un jugement issu de connaissances ou de croyances externes – et qui peut se modifier indépendamment de l’énoncé.

Le repérage du poisson s’effectue en contexte en s’appuyant sur les compétences encyclopédique et logico-déductive du lecteur. Outre la date du jour, information qui permet d’orienter la lecture (à noter que la relecture de n’importe quel article le 1er avril le colore immédiatement d’une certaine irréalité), il fait partie des usages de glisser un indice qui facilite la découverte de la fraude. De quoi rassurer sur le caractère exceptionnel de la transgression et la solidité de la frontière entre fait et fiction – faudrait quand même pas laisser accroire qu’il est si facile de prendre des vessies pour des lanternes

Pour une narratologie de l'information

Voilà du titre qui en jette! En tout cas pour un colloque… Mais est-il pertinent pour un petit billet rapidement griffonné? C’est ce qu’on va essayer de vérifier.

Il arrive souvent que des billets rédigés sur Culture Visuelle soient repris sur Owni. Depuis peu, la rédaction, qui comprend des journalistes professionnels, a entrepris de donner un tour un peu plus sexy à nos intitulés qui fleurent bon la craie et le tableau noir. C’est ainsi que le billet « Un Godard, du texte et des images: réflexions autour de l’épisode 2A des “Histoire(s) du Cinéma” de Pier-Alexis Vial est devenu: « Godard, le hackeur du cinéma »

Un toilettage qui ouvre de nombreuses questions. Je ne connais pas de narratologie du titre. Il semble que celui-ci soit généralement considéré comme une sorte de synthèse du contenu, sans que soit interrogé ni ses choix stylistiques ni la nature du rapport supposé lier l’un à l’autre. Pourtant, on voit bien qu’une modification de l’intitulé influe considérablement sur la perception du contenu. Lit-on le même article avec un titre différent?

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Le calendrier ou la place de l'image

Au supermarché ou dans les papeteries, comme chaque année, en même temps que les présentoirs de fêtes, les calendriers illustrés sont de retour. Tradition séculaire du saut de l’an qui voyait arriver les colporteurs pour mettre à jour ces discrets outils de décompte du temps, et avec eux, la présence des images au cœur des foyers.

La préoccupation pour l’imagerie populaire s’est volontiers focalisée sur le palmarès des « icônes », photos célébrées par l’univers médiatique, promues au rang de visions d’une prétendue « mémoire collective« . Rien de plus facile que de reconnaître, derrière ces succédanés d’œuvres et leurs héroïques auteurs, la grille fatiguée de l’histoire de l’art. Pendant ce temps, des millions de produits d’édition peuplent notre univers de façon modeste, cachés dans les replis du quotidien, et font l’ordinaire oublié de l’industrie des images.

N’en déplaise aux étudiants qui s’acharnent à me proposer des mémoires consacrés à l’œuvre de Jeff Wall, le calendrier illustré est un objet mille fois plus intéressant, plus mystérieux et plus significatif que les exercices rhétoriques de l’artiste canadien.

Ce support d’image la mobilise à la façon du gadget, qui associe une fonction décorative à un accessoire utile (A. Moles, Psychologie du kitsch. L’art du bonheur). Si l’on se dit que l’image fixe, en dehors du marché de l’art, n’a jamais réussi à s’imposer comme produit consommable autonome, à la manière du disque pour la chanson, mais toujours comme une fonction ajoutée à d’autres, peut-être le calendrier nous livre-t-il le cas exemplaire de la place qu’occupe en réalité l’image dans la culture populaire.

Une place dont la modestie explique des évolutions qui restent sinon largement incompréhensibles. Et qui permet d’installer les images dans un rapport de familiarité qui est leur véritable atout.

Le deuil de Lady Di, preuve de l'œuvre médiatique

Dans son livre Media Crisis, le cinéaste critique Peter Watkins fait de la douleur réelle éprouvée par une large partie du public à l’annonce de la mort de Diana un outil de mesure de la puissance effective des médias. Extraits:

«L’ampleur de la réaction publique à la mort de Diana fut tellement disproportionnée qu’elle dépassa en intensité la plupart des exemples récents d’hystérie collective alimentée par les médias.

«Je peux comprendre l’émotion de ce jeune Anglais, venu assister aux funérailles de la princesse Diana pour lui rendre un hommage personnel, et qui parlait avec émotion de la visite qu’elle lui avait rendue à l’hôpital où il était soigné. Il s’agit là d’une réaction personnelle à une expérience personnelle. Beaucoup plus inquiétante fut l’immense émotion collective de ces milliers de personnes qui n’avaient jamais rencontré Diana et qui ne la connaissaient qu’à travers la médiatisation de l’écran et de la presse. (…)

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De la retouche avant la photographie

venus_medicisQuatremère de Quincy, De L’imitation, 1823, par. IX, p. 343-345.

« J’ai en vue maintenant de combattre les préventions de ceux qui, dans l’imitation des corps, ramenant tout à la matière, regardent comme violation de la vérité tout changement d’apparence opéré sur les objets et les sujets que le système métaphorique de l’art peut atteindre et modifier.

Rien de plus général et de plus répandu que cette sorte de répugnance à la métaphore dans les arts du dessin. On s’imagine que leur imitation, dès qu’elle emploie les formes corporelles, doit se renfermer dans les bornes de la réalité matérielle. Comme on vit en société continuelle avec presque tout ce qui compose les modèles physiques de ces arts, on se familiarise à une manière d’être et de voir qui s’identifie avec les habitudes de l’instinct et l’on ne veut admettre d’imitation que celle dont l’instinct aussi reçoit l’impression. Ainsi le commun des hommes se refuse à reconnaître comme légitime et permis, dans l’image des personnes et des sujets, tout changement qui peut être dû à la métaphore du style de dessin idéal, aux transpositions de l’allégorie, aux conventions sur lesquelles nous verrons que se fondent les divers styles de composition qui entrent dans les moyens de l’imitation idéale.

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Opacité de l'électron

oeilcameraDe Balzac à Freud en passant par Bergson, les principes de fonctionnement des cameras photographiques ou cinématographiques ont largement alimenté la pensée théorique ou la spéculation intellectuelle. Lorsqu’arrive la télévision, on ne voit guère d’écrivain ou de philosophe recourir à ce nouvel objet technique pour décrire ou illustrer un phénomène.

Ce processus s’est reproduit avec la transition numérique. Alors que la matérialité du support photographique a nourri bien des récits, la méconnaissance du fonctionnement des photocapteurs a empêché de les intégrer à des schémas explicatifs à caractère culturel. Comme la télé, le CCD est resté un objet strictement technique.

La fécondité narrative ou intellectuelle d’un dispositif technique repose visiblement sur sa simplicité (ou le cas échéant sa simplification). On voit bien que, du photographique, c’est principalement le schéma optique et le modèle de l’empreinte qui ont alimenté l’imaginaire. Plus difficile à comprendre, la partie relative au développement de l’image latente est restée en retrait. La technique qui parle aux intellectuels demeure assez largement newtonienne. Une machine newtonienne est une machine aimable, dont on peut ouvrir le ventre et dont les fonctionnements, comme ceux de l’antique mécanique, ont l’air de pouvoir être appréciés à l’oeil nu. Le passage à l’électron rend la machine opaque. Seul le technicien y aura désormais accès. Et les philosophes qui se hasarderont à en invoquer les principes se feront taper sur les doigts.