La fourchette de Colette

Début célèbre de La Chambre Claire: «Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu réduire: «Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur» (Roland Barthes, Œuvres complètes, t. 3, p. 1111).

Ce matin, sur France-Inter, j’entends le journaliste Bernard Pivot, membre depuis 2004 de l’académie Goncourt, confier son émotion à l’idée de manger avec la fourchette et le couteau de Colette chez Drouant.

Que ces couverts soient en vermeil permet-il de croire à quelque lien mystérieux avec le photographique? Une fourchette peut-elle enregistrer l’émanation vitale de son usager? Y-a-t’il dans le portrait de Jérôme Bonaparte quelque trace que ce soit de la gloire de l’Empire? Ou bien doit-on plus simplement admettre que l’émoi de la relique n’existe que dans l’esprit de celui qui mobilise ce souvenir?

8 réflexions au sujet de « La fourchette de Colette »

  1. Sauf à admettre, ce qu’on me fera difficilement croire, que l’objet (la fourchette) ou même le portrait et l’idée plus abstraite d’un regard (pour voir un regard, il faut déjà regarder) possèdent une sorte « d’aura » qui existe par elle-même, dans l’absolu, la relique ne peut qu’agir sur une idée, un souvenir, ou même un sentiment particulier. Éternelle quête du Graal sans cesse renouvelée, dont la satisfaction de la découverte ne fait que masquer temporairement le besoin de retourner à l’aventure. Si la joie peut se partager en elle-même, le recueillement est acte de solitude… que l’on peut faire à plusieurs.

  2. Dans ce travail de projection, l’objet n’est pour rien…
    L’effet serait le même avec une fourchette qui n’aurait jamais reflété le visage de Colette… Il suffit d’y croire…
    Cela me fait penser à l’histoire du suaire de Cadouin, devant lequel des Chrétiens sont venus de toute l’Europe pour se recueillir durant des siècles avant qu’on y reconnaisse un tissu de l’époque fatimide et ne déchiffre des inscriptions en arabe :
    « (Au nom de Dieu) le Clément, le Miséricordieux. Il n’y a pas d’autre divinité qu’Allah, l’Unique, qui n’a pas d’associé. Muhammad est l’Envoyé de Dieu. ‘Alî est l’ami de Dieu. Que Dieu les bénisse tous deux ainsi que les gens de leur Maison, les imâms purs,(…) »

    http://www.qantara-med.org/qantara4/public/show_document.php?do_id=1113

    Ce qui prouve au passage l’ancienneté et la profondeur de « la place de l’Islam » en France… 😉

  3. Quant on y pense, notamment avec cet effet « voyage dans le temps », est-ce que ce qui est magique n’est pas tant l’objet en tant que « fourchette ayant servi à Colette » ou encore « assiette dans laquelle Kennedy a mangé » (comme il en existe une dans un musée américain dont je ne me souviens plus du nom)mais plutôt l’incroyable voyage qu’il a parcouru pour arriver jusqu’à nous? Une idée de la perte toujours possible (après tout quel pourcentage de chance y avait-il pour qu’on garde réellement cette fourchette? Pour qu’elle ne se casse pas?)qui rend l’objet encore plus précieux… Et pour l’affaire du suaire, ce serait comme prendre un avion les yeux fermés en étant sur d’aller aux Seychelles, et se retrouver en Sibérie…

  4. Il existe à présent un marché de la relique « de masse » : fumer la cigarette de x, avoir le même fauteuil que y et la même lampe que z, ou encore écrire dans un carnet couvert de moleskine semblable à celui qu’a peut-être utilisé Hemingway.

  5. il y a une dimension magique dans la photographie (on prend quand on prend une photo un bout d’âme du sujet) qui manque aux objets, je crois (en même temps pivot voit colette, et pas giono ni léon daudet -source : wikipédia- on pourrait se demander pourquoi) (tout autant qu’on pourrait se demander de quel empereur il s’agit…)

  6. Je ne suis pas certain que la relique soit du même ordre que la photo.
    La proximité avec la relique est d’ordre physique. Manger avec la fourchette de Colette, toucher ou contempler une épine de la couronne du Christ ou regarder une œuvre originale dans un musée (si on considère qu’aujourd’hui on peut en réaliser une copie qui ne serait décelable, et encore, qu’au microscope) participent, me semble-t-il, de la même pensée magique. La substance même de l’objet aurait été modifiée par sa proximité physique avec son référent.
    Dans le cas de Jérôme, je vois les yeux qui ont vu l’Empereur, tout comme devant une carte postale des Pyramides, je vois les Pyramides qui ont été vues par l’Empereur… La photo de Jérôme est plus émouvante que la carte postale, parce qu’elle fait le lien entre le monde d’avant l’invention de la photographie et celui d’après. Si on avait disposé de photographies de Napoléon, le regard de Jérôme n’aurait sans doute pas inspiré cette phrase à Roland Barthes.

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