Sois fan et tais-toi

Excellente dans Inglourious Basterds de Tarantino, nouvelle égérie de Dior, future maîtresse de cérémonie du festival de Cannes, Mélanie Laurent a décidé de se lancer aussi dans la chanson. Mais son album à paraître le 2 mai ne lui vaut pas que des louanges. Dans une interview au journal leberry.fr, la jeune femme se lâche: «Internet, c’est une ouverture sur la haine». Il n’en fallait pas plus pour assurer le buzz, et des commentaires pas sympa du tout des internautes, qui défendent à juste raison leur droit au dislike.

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Le monde est-il plus méchant depuis internet? Contrairement à ce que laisse entendre l’actrice, la critique n’a pas attendu le web pour jouer du pouce baissé. Je n’aurais pas aimé être à la place de Pontecorvo lorsque Rivette lui balance son « abjection », assassinat définitif du réalisateur.

La question plus intéressante qui transparait derrière l’opinion de Mélanie Laurent – visiblement assez largement partagée du côté des artistes ou des journalistes, excédés par les commentaires agressifs que leur production engendre en ligne –, c’est qu’autrefois le public avait le bon goût de ne pas la ramener en cas de déception. On était fan ou rien, ceux qui n’aimaient pas le produit proposé n’ayant pour seule option que de ne pas l’acheter. Ce qui apparaît comme inédit est cette capacité nouvelle pour le public d’exprimer une réaction plus complexe que la simple non-consommation.

Internet a bel et bien modifié la manifestation des goûts du public. Alors que la consultation (gratuite) de la vidéo « Baby » de Justin Bieber vient récemment de dépasser le demi-milliard de vues, on peut déduire de l’importante proportion de dislike que sa fréquentation n’exprime pas seulement l’adhésion au style musical de l’adolescent.

La tradition des représentations houleuses (remember la bataille d’Hernani) montre que les réactions négatives du public existaient bien avant le web. Elles avaient simplement moins d’occasions de se manifester. La toile enregistre désormais une image plus fidèle du paysage complexe de la réception d’une œuvre – une indication dont les artistes seraient bien inspirés de tenir compte, plutôt que de diaboliser internet.

Quant aux expressions de « haine » que l’on voit s’exprimer, on n’aura garde d’oublier que l’agression ne vient pas du public, mais bien de l’industrie culturelle. On peut être doté du naturel le plus aimable et néanmoins s’agacer de l’omniprésence obligatoire des artistes en promo. Il est facile de le vérifier avec le cas Bieber: plus encore qu’à la qualité de l’œuvre, l’expression du mécontentement est proportionnel à la pression médiatique. Le dislike, ou la rançon de la gloire…

14 réflexions au sujet de « Sois fan et tais-toi »

  1. Ce qui apparaît comme inédit est cette capacité nouvelle pour le public d’exprimer une réaction plus complexe que la simple non-consommation -> Je pense que le nœud est là, l’internaute qui se moque publiquement d’un disque laisse paraître qu’il n’est pas qu’un consommateur qui plébiscite ou non par le choix (forme pour le moins passive de liberté), mais qu’il est un individu qui exprime une critique volontaire et souvent, argumentée. Et je parie que plus il y a d’arguments, plus ça sera mal vécu, contrairement au poncifs si souvent proférés par les créateurs tels que : « j’admets la critique quand elle est constructive ou argumentée, mais là, y’a que de la haine… ».
    Ceci étant dit, il est sans doute vrai que le public prend les tics de la critique professionnelle tels qu’un penchant pour le mauvais esprit, les regrets de l’œuvre d’avant qui était forcément mieux, etc. Du coup, la relation d’amour-haine (et de co-dépendance) qui lie artistes et critique professionnelle peut, sur Internet, se mettre à exister dans des proportions inouïes.

  2. Le monde n’est pas plus méchant, c’est juste que c’est plus facile de médiatiser les opinions négatives.
    Manifester son enthousiasme ou son « dislike » vis à vis d’un produit culturel, c’est la même chose. C’est se définir, affirmer son identité. Mais avant les réseaux sociaux, l’expression de cette identité ne pouvait être collective que pour les « like ». Il fallait faire beaucoup de bruit (au sens propre comme au sens figuré) pour accéder à une reconnaissance médiatique. Seuls les enthousiastes avaient une visibilité au travers des fan-clubs et en suscitant de photogéniques séances d’hystérie collective (à part quelques broncas au théâtre ou à l’opéra qui ne concernaient qu’un milieu très étroit).
    On exprimait son « dislike » dans les diners en ville ou à la cantine du boulot. Ce qui ne gênait en aucune manière la victime de ce désamour confiné au cercle privé. Créer un club d’anti-fan aurait eu quelque chose de contradictoire. Crier, créer une structure, exprimer ses sentiments sur le mode de l’hystérie pour dire que l’on aimait pas quelqu’un, c’eut été lui donner l’importance qu’on prétendait lui refuser. Avec les réseaux collectifs, il est devenu aussi facile d’exprimer urbi et orbi son désamour que son amour. Le désamour est devenu une opinion médiatisable.

  3. La jolie fille dit : « Est-ce que c’est la télé-réalité qui nous a mis dans cette merde ? » et apostrophe son critique imaginaire : « Et tu es qui, toi ? »… Amusant parce que finalement elle souffre justement de ce genre de critiques : est-ce qu’il suffit d’être une jolie actrice pour chanter ? Est-ce que le star system ne donne pas une audience artificielle aux célébrités ?…

  4. Il est cependant notable que Facebook (par exemple) a fait marche arrière pour le domaine des annonces publicitaires : Il n’est depuis peu plus possible de « disliker ». Désormais on aime, pouce dressé, ou on se tait. Logique marchande quand tu nous tient.

  5. @Jean-no: Notons l’asymétrie qui fait demander: tu es qui, toi? (sous-entendu: pour juger) quand la réaction est négative – alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de poser cette question quand le jugement est positif.

    @Thierry: Oui, internet restitue la symétrie du jugement. On sent bien que ce rééquilibrage est contraire à la tradition culturelle récente, qui veut que seule l’approbation soit manifeste.

    @nlr: Juste. De la même façon qu’une nouvelle friendship est listée, alors qu’une rupture de lien est tue, Facebook et le dislike n’ont pas le même ADN. Facebook est le pendant du monde de l’entreprise (et continuera à se porter d’autant mieux que ce monde-là ira mal…), c’est-à-dire une machine à fabriquer de l’entre-soi, de la connivence et de la niche. Même les groupes négatifs sont de nouvelles familles ou de nouveaux villages, où l’on n’est jamais si bien qu’entre soi.

  6. Juste avant de finir de m’étouffer ‘ excellente dans inglorious bastards ‘ …
    Nous n’avons pas du voir le même.

  7. @Laloutre : Inglourious Basterds est un film un peu débile et gratuit (hors un excellent jeu sur les langues, je trouve) mais il vaut justement pour ses performances d’acteurs et, même si j’ai trouvé Diane Kruger encore meilleure, Mélanie Laurent est, à mon goût, vraiment bien dans le film.

  8. La comparaison de ce que vous dites relever du « dislike » – expression bien d’aujourd’hui qui demanderait à être un minimum décortiquée – et du « De l’abjection » de Rivette ne me paraît en rien pertinente.
    Si l’on se souvient de la formule qui reste de cet article, il y avait tout de même de la part de Rivette une position morale à poser et à défendre. J’imagine assez mal les rédacteurs des Cahiers de l’époque remplacer de tels textes par un petit pouce baissé (ou des smileys pour les films « à leur goût », si le goût est la question ici).
    Que Pontecorvo ait eu du mal à s’en relever, c’est possible, même s’il me semble qu’il n’a pas eu de difficultés à tourner La bataille d’Alger trois ans plus tard. Mais pour qui a vu Kapo, il est clair que le texte de Rivette n’est pas excessif. Il est tombé sur ce cinéaste-là à ce moment-là pour défendre certains enjeux, mais ces enjeux étaient rconséquents et que je sache, c’est bien Pontecarvo qui a décidé de faire ce film sur les camps en habillant sans hésiter Susan Strasberg ou Emmanuelle Riva de pyjamas rayés et en demandant au maquilleur de leur creuser les joues – eh oui, il y a bien une morale de la représentation et que l’on soit un « cinéaste de gauche » revendiqué ne garantit nullement que l’on puisse s’affranchir d’un minimum de réflexion avant de passer à l’acte.

    Pour en revenir à ce « dislike » dont vous parlez, il est le plus souvent la marque d’une démangeaison que l’on soulage immédiatement. Une tête est trop vue, on la met en boîte. Une actrice se la joue rock, même sanction. Comme vous le dites, il s’agit d’un droit légitime (« juste raison ») : le droit à critiquer, certes, mais aussi celui de mettre des claques au premier de la classe ou à qui arbore trop fièrement des chaussures neuves.
    Puisqu’on parle anglais aujourd’hui, on n’est pas loin du bullying, cette pratique des plus faibles bien connue chez nous sous le nom de harcèlement mais quasi-rituelle dans certaines sociétés anglo-saxonnes.
    Cela dit, je suis d’accord avec votre conclusion : « Le dislike, ou la rançon de la gloire ».
    Il n’empêche, c’est un peu moche.

  9. @ Christophe: Oui, vous avez tout compris, le dislike et Rivette, autrement dit l’avis du public et la critique autorisée, ça n’a rien à voir (c’est Mélanie qui mélange un peu tout; moi, je sépare bien les genres – et les paragraphes…).

    Puisque vous développez sur Rivette, n’oubliez pas de rappeler qu’il se trompe dans la description d’un plan qu’il cite de mémoire. Ce qui est un peu dommage puisque cette belle page d’écriture a servi de sauf-conduit à bien des cinéphiles non seulement pour refuser de voir le film, mais pour revendiquer de partager ce jugement sans l’avoir vu, ce qui peut difficilement passer pour une option morale respectable. La rançon de la gloire?

  10. Je n’oublie pas : le plan est mal décrit, mais il a été bien vu.
    Serge Daney ne s’est jamais caché de n’avoir jamais vu le film et de ne pas en éprouver la nécessité. Kapo est d’ailleurs tellement négligeable qu’on a à peine besoin de lui. Je l’ai moi-même vu longtemps après avoir lu, et relu, le texte et j’ai été scié par son inconsistance. Grâce à Rivette (et Resnais, et Godard et Lanzmann, etc.), j’ai quand même immédiatement été saisi par l’absolue vulgarité des procédés mis en oeuvre et dont « travelling » n’est que le nom de code.

  11. « On sent bien que ce rééquilibrage est contraire à la tradition culturelle récente, qui veut que seule l’approbation soit manifeste. »

    Voilà qui me renvoie à plus de vingt ans au Printemps de Bourges, quand les agents des artistes se sont mis à vouloir interdire aux photographes professionnels (ne parlons même pas des autres) de travailler pendant les concerts. Des fois que l’image ne serait pas conforme à la légende.

    Inutile de vous dire que des gens comme mon ami Jean-Pierre Leloir l’ont fort mal pris.

  12. La situation actuelle déplait manifestement à Mlle Laurent. On se demande donc bien pourquoi elle sort un disque dans la mesure où quiconque se revendique « artiste » et se présente à un public, s’expose également à la critique.
    La différence aujourd’hui c’est que cette critique , démultipliée, vient directement et majoritairement du consommateur potentiel. Les critiques publics d’hier provenaient de milieux « autorisés », ce qui ne les empêchaient pas parfois d’être féroces. Aujourd’hui , chaque citoyen, potentiel consommateur, peut critiquer et donner son avis. Et c’est bien normal puisque c’est lui qui , en payant ou non, finit par donner la vie ou la mort à un produit. Un must have il me semble en démocratie….

    En jugeant ceux qui émettent un avis non favorable à son produit , Mlle Laurent, outre le fait qu’elle semble être dans un autre monde et largement à coté de la plaque vis à vis d’un public potentiel , montre bien qu’elle, comme d’autres, compte encore s’asseoir sur les lauriers fanés d’un système commercial déjà révolu.
    Bah, pauvre petite fille riche….

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