Sarkozy contredit Chomsky

On s’en doute, la panique qui gagne la droite devant la perspective de la déroute aux prochaines présidentielles, obstinément confirmée par les sondages, n’est pas pour m’attrister. Mais cette circonstance électorale me pose un problème théorique. Selon la thèse naguère défendue par Noam Chomsky et Edward Herman dans La Fabrication du consentement (1988/2008, Agone), largement partagée à gauche, les puissants ont la capacité d’imposer au peuple les représentations qu’ils souhaitent par l’intermédiaire des institutions et des médias qu’ils contrôlent. Or, comme la chute du Mur ou les révolutions arabes, en cas de non-réélection, le cas Sarkozy apportera un sérieux démenti à cette thèse.

Comment comprendre ce qui s’annonce comme la plus belle dégelée de l’histoire politique récente, alors que le chef de l’Etat, qui a bénéficié d’une maîtrise absolue de tous les leviers de l’exécutif, d’une opposition particulièrement atone, qui a été soutenu avec conviction par des médias souvent enthousiastes et conserve un crédit intact auprès des principaux organes populaires, au premier rang desquels TF1? D’après la théorie, un président qui a gouverné pour le JT ne devrait-il pas être réélu dans un fauteuil, au lieu de ramper au plus bas des sondages?

S’il est difficile de nier que le régime actuel aura illustré une mainmise particulièrement étendue sur le paysage institutionnel et médiatique, il est d’autant plus évident aujourd’hui que quelque chose résiste, qui semble gripper la machine à fabriquer le consentement.

Mais, objectera-t-on, le cas de l’action politique est un cas particulier, dans la mesure où les effets de l’action peuvent constituer une épreuve du réel qui vient contredire le discours. Quelque soient les efforts de communication gouvernementale, la gestion calamiteuse du remaniement ministériel a l’été 2010 est par exemple apparue clairement.

Cette contradiction est en fait la règle de toute action qui comporte une validation publique, et rejoint la leçon classique de la publicité, selon laquelle une campagne dont la promesse est trop éloignée des qualités réelles du produit est vouée à l’échec.

Sur le plan théorique, seule une communication qui n’aurait aucune forme de vérification pourrait s’exonérer de toute contrainte de vraisemblance. Ce qui réserve à la fiction les pouvoirs de la fabrique du consentement, les autres formes publiques étant tôt ou tard confrontées à l’épreuve du réel. L’autre hypothèse est que l’adoubement médiatique n’est acquis que pour ce à quoi le public a déjà préalablement consenti.

13 réflexions au sujet de « Sarkozy contredit Chomsky »

  1. Ce qui me semble stratégiquement le plus logique c’est que les puissants ne misent pas sur un unique cheval, que ce qui compte pour eux n’est pas tant que telle ou telle personnalité soit au pouvoir, mais que les pouvoirs en France soient distribués entre personnes qui, sciemment ou pas, participent à perpétuer leurs intérêts et où la différence entre « droite » et « gauche » se fait surtout sur des points fiscaux qui sont, du point de vue des plus grandes puissances financières du pays, assez symboliques et toujours à leur avantage (une augmentation de la fiscalité permet par exemple d’empêcher la croissance de petits concurrents et laisse les indépendants/commerçants/artisans incapables de développer leur activité), ou sur des règlementations/déréglementations qui là aussi profitent surtout à l’industrie la plus puissante, seule à avoir les moyens de suivre les normes et les lois, d’autant que c’est souvent elle qui les définit. Les électeurs, eux, votent surtout pour les points plus affectifs que rationnels (dans la manière dont on les traite politiquement en tout cas) : racisme, sécurité, etc.
    Les têtes peuvent changer, comme les marques que lancent les géants industriels qui ont du succès puis finissent par être enlevées des rayons, comme les présentateurs à la télévision qui passent de la gloire à l’oubli, etc.
    Tout compte fait je ne m’inquiéterais pas trop pour la capacité de l’oligarchie politique et financière à gérer le désaveu de Sarkozy, même s’ils s’en souviendront sans doute comme un âge d’or les concernant.

  2. Il me semble que l’analyse de Chomsky est un peu plus subtile, en ce qu’elle montre combien le processus que nos sociétés nomment démocratie, sous une apparence de légitimité, permet au pouvoir décisionnel de rester, non pas aux mains de la même *personne*, mais au service des mêmes *intérêts* (privés, industriels, médiatiques, financiers,…).

    Les personnes importent peu, et c’est précisément là que Chomsky tranche radicalement avec la vision politique « traditionnelle », lorsqu’il montre combien la prétendue « opposition » (intellectuels de gôche légitimés, partis d’alternance etc.) ne sert en fait que de diversion lorsque les tendances, pratiques, idéologies des uns et des autres ne sont objectivement qu’au service d’une même inféodation — j’allais dire : « de classe ». En cela, je rejoins pleinement le commentaire de Jean-no ci-dessus (j’y reviens).

    Vous avez raison de souligner que la position du président actuel est relativement inédite ; une des raisons, me semble-t-il, est que précisément le corps social commence à percevoir certaines ficelles un peu trop grosses et à se demander (peut-être pas aussi finement que Chomsky) si au bout du compte, l’ensemble de la classe politique « de gouvernement » ne serait pas en train de le prendre un tout petit peu pour un con — en d’autres termes, la déshérence de Sarkozy me semble être autant un signe de l’évidente grossièreté du personnage lui-même, qu’un symptôme de la déconsidération, palpable depuis une décennie, dont souffre (pas tant que cela) la vie politique aux regards de la population.

    Ce qui n’invalide nullement, il faut le noter, l’analyse proposée par Chomsky : à peine l’élection présidentielle s’annonce-t-elle sous des auspices défavorables pour le candidat sortant, qu’une remarquable coordination médiatique nous réoriente vers le candidat Strauss-Kahn, présenté comme LE candidat crédible de la « gôche » et dont les éléments concrets ne manquent pas pour soupçonner l’allégeance aux mêmes puissances et intérêts que le gouvernement actuel ; tout y est, jusqu’aux épouvantails (Pen d’un côté, Mélenchon de l’autre quoique de façon plus ambigüe), pour nous préparer à l' »espoir » d’une vraie-fausse alternance telle qu’on a pu en voir aux États-Unis.

    Peut-on dire que le sentiment anti-sarkozyste (et l’iconographie qui l’accompagne), largement répandu depuis près de dix ans dans les médias non-légitimés, a fini par s’imposer au système médiatique légitimé qui n’a d’autre choix que de le récupérer et de composer avec ? C’est une possibilité. Mais il me semble que l’impact va largement au-delà et affecte très nettement l’ensemble de la « classe » politique, non seulement parce que l’affrontement est devenu manifeste entre les voix légitimes (médias traditionnels, « intellectuels », chef syndicalistes) et illégitimes (chercheurs, idéologues du Web, milieux populaires), mais aussi du fait même du style sarkozyste (cynisme, arrogance ostentatoire, mépris des règles et des valeurs civiques), et en particulier de sa politique d' »ouverture » (Kouchner au gouvernement, candidature Strauss-Kahn au FMI, etc.).

    Quoiqu’il en soit, je suis d’accord avec vous pour dire que « quelque chose » ne fonctionne plus, et que fabriquer du consentement n’est plus aussi simple qu’auparavant. Mais la machine tourne toujours.

  3. Peut être aussi que le maniement des leviers est plus délicat qu’on ne le pense, qu’il s’en faut toujours de peu que le peuple reste suffisamment préoccupé par sa sécurité (assez pour acquiescer à sa mise sous contrôle) mais sans pour autant sombrer dans le populisme de l’extrême droite. Peut être que la société n’est pas une machine mais plutôt une matière vivante, qu’il faut dresser plutôt que contrôler, ce qui est bien plus délicat…

  4. Je suis bien d’accord que DSK est aujourd’hui le meilleur candidat de la droite. Cela dit, d’un point de vue radical, qui oppose nécessairement les intérêts des puissants aux classes laborieuses, même Martine Aubry ne changerait pas grand chose à l’affaire. On voit bien que posé sous cet angle, la question de l’influence des médias se dilue dans un « air du temps » qui n’a plus grand sens. On n’est plus ici dans la fabrication du consentement, mais dans l’accompagnement de la culture établie, ce qui décrit peut-être assez bien le rôle de la presse, mais ne correspond pas à la thèse beaucoup plus déterministe revendiquée par Chomsky et Herman.

    Mon point est plus précis, et je devrais en fait abandonner la prudence qui m’a fait écrire: « en cas de non-réélection ». Quoiqu’il en soit de la future présidentielle, le rejet sans précédent de Sarkozy est déjà un fait acquis, attesté par toutes les élections précédentes, qui apporte donc une contradiction patente au discours médiatique dominant, qui continue à réserver au chef de l’Etat une considération disporportionnée. Je ne crois pas qu’on puisse dire que toute la presse est alignée sur Marianne ou sur Médiapart: les expressions franchement critiques restent minoritaires dans l’espace médiatique. Si la théorie était juste, on n’aurait pas dû constater un décrochage si important ni si rapide.

    Il y a beaucoup d’observations justes et intéressantes chez Chomsky et Herman, mais ils restent convaincus d’une toute-puissance de la propagande. Ils critiquent par exemple l’idée reçue de la manipulation de l’opinion publique par la télévision, qui aurait désillusionné les Américains sur la guerre du Vietnam, en montrant que la présentation de la guerre reste positive jusqu’à l’offensive du Têt, et ne se modifie qu’ensuite. Cet épisode, qui correspond assez bien à l’épreuve de validation que j’évoque, n’est pas pris en compte sous cette forme. Il montre pourtant que même la propagande la plus enthousiaste ne peut totalement exclure le réel, et doit notamment tenir compte de l’expérience personnelle des lecteurs.

  5. Attendez, attendez… Le Point, L’Express, qui avaient fait mine d’être un peu critiques ont déjà radicalement viré de bord. La 2 qui avait gardé une légère (voire infime) distance, la comble à grande vitesse. Et ce n’est pas fini.
    Nous allons avoir le même type de matraquage qu’en 2005 lors du référendum européen.
    Mais, il nous reste une petite chance: on dit que « Ventre affamé n’a point d’oreilles »…

  6. Bien d’accord avec Jean-no et vvillenave…Et puis ne vendons pas la peau de l’ours, hein…Thatcher était en très mauvaise situation avant d’être replacé au pouvoir. Rien n’est joué. Et il me parait difficile de me réjouir lorsque l’on constate un consensus politique sur les mesures a prendre pour « relever » le pays. C’est à dire qu’en votant UMP ou PS, on s’enfoncera encore un peu plus dans l’ultralibéralisme. Mais a tout malheur, quelque chose est bon, une certaine bourgeoisie universitaire social démocrate a commencer à se remettre en cause et a réfléchir serieusement sur la façon dont on en est arrivé à l’election de Sarkozy. Une remise en question du travail des journalistes, du travail des universitaires et des hommes politiques de gauche dans l’acceptation des idéaux défendus par Nicolas Sarkozy. D’autres ont rejoins carrément le camps Sarkozy, mais beaucoup ont compris leur rôle dans cette destruction des valeurs républicaines. Surtout grace aux grands mouvements de lutte universitaire. Il y a eu beaucoup d’aigreur, mais tous ont enfin ouvert les yeux sur ce qui se déroulait déjà depuis 20 ans. C’est un progrès il y en aura d’autre. Et peut être qu’un jour ceux qui ont la possibilité d’aider les travailleurs les plus précaires sauront aiguillé les prochaines émeutes populaires pour qu’elles se traduisent en espoir de changement politique. Pour cela, ceux qui travaillent au consensus néolibéral (les journalistes, les universitaires, les hommes politiques) devront changer de camps et soutenir les émeutiers.

  7. Je pense que les réactions lues dans les commentaires démontrent la qualité et la pertinence des analyses de ceux qui n’appartiennent probablement pas à l’oligarchie décideuse.
    Non, le citoyen n’est pas un mouton bêlant et qui ne puise son information qu’au journal de 20h, il comprend la tournure que prend la mobilisation d’un système pour se protéger et ces réactions en sont la preuve
    La fabrication du consentement théorisée par Chomsky, Hermann mais aussi Bricmont, Baillargeon, Ramonet, Halimi, etc… est un modèle qui fut développé par des agences de communication dès lors que les puissants ne pouvaient plus recourir à la force pour mater ou faire adhérer le bon peuple.
    Il suffit de relire Ramonet expliquant le travail étonnant de l’agence Rendon Group pour mettre en scène « l’infirmière kowéïtienne » en 2002 > http://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/RAMONET/10193
    Je ne pense pas que la chute prévue de Sarkozy contredise cette analyse mais plutôt qu’elle la confirme puisque tous les moyens médiatiques sont mobilisés aujourd’hui pour construire une autoroute à Dominique Strauss-kahn bien qu’il soit, à l’évidence, le pire candidat possible pour la France, laissant ainsi à Sarkorzy le terrain libre pour « faire du fric » après son mandat comme il l’annonçait lui même dès 2008.

  8. C’est lumineux! La fabrique du consentement a zappé de Sarko à DSK, voilà pourquoi il baisse dans les sondages!

    Je ne vais pas m’amuser à faire la comptabilité comparée des émissions ou des Unes consacrées à ces deux personnalités depuis 4 ans, mais il me semble que ceux qui hasardent ce rapprochement ont beaucoup oublié, confondent le Nouvel Obs avec la totalité du PAF, et mettent en balance des occupations du champ médiatique équivalentes à la comparaison d’un 35 tonnes avec une mobylette. La chronologie des symptômes du rejet du petit président, qui commence avec les élections municipales de 2008, contredit aussi largement cette analyse. Il suffit de se rappeler la tourmente de l’été 2010 pour se convaincre que Sarkozy n’a eu besoin d’aucun concurrent pour se faire cordialement détester.

  9. D’abord : éviter toute théorie du complot, forcément biaisée : il n’y a pas un groupe secret de «puissants» qui se réunit pour décider s’ils soutiennent avec les forces médiatiques et économiques tel ou tel candidat. Le système médiatique s’auto-régule : c’est à dire qu’il va globalement toujours dans le sens de la pente.
    Or, la pente penche toujours à droite.
    Ensuite, il ne faut pas sous-estimer les soutiens à Sarkozy : oui, il est un peu chahuté même par la droite, mais pour avoir lessivé la conscience de classe ouvrière par les sirènes de la consommation, en suggérant que pour exister, acheter était mieux que de parler avec les siens, les classes aisées ont conservée intact cette conscience de classe, le fait d’être à part, et de tout faire pour garder l’un des leurs à la tête de l’état.
    Ça jouera pour Sarkozy, parce que DSK devra pour gagner la primaire du PS s’infléchir à gauche (à son corps défendant), et ne pourra plus être considéré comme un bon candidat par le haut du panier.
    Et la machine médiatique (dont il faut rappeler sans cesse les liens étroits avec les grandes fortunes…) se mettra en branle derrière lui.
    Et la pente penchera encore.

  10. Pour moi l’analyse de « la fabrique du consentement » a toujours eu un fond de vérité (par opposition à une vision naïve de la démocratie parfaitement transparente) mais reste un peu trop simple pour être vraie… C’est seulement l’un des mécanismes en jeu qu’on peut isoler (artificiellement) de la mécanique complexe de la société.

  11. La situation de l’actuel président de la République me semble illustrer surtout une caractéristique de la société française, qui consiste dans l’opposition entre le pouvoir économique et le pouvoir culturel. Déphasage si fort que, dans notre pays, on considère que la vraie culture est ce qui s’oppose à l’argent, et qu’on mettra en perspective en lisant, p. ex., l’excellent ouvrage de Frédéric Martel: Mainstream. Selon les moments du rapport du force, le politique penche d’un côté ou de l’autre. Du temps de François Mitterrand, il penchait du côté du culturel. Avec NS, il penche du côté de l’économique. On peut s’en plaindre, mais ne soyons pas angélique, le « peuple » n’a pas vraiment droit au chapitre (d’où la question FN). Ce que nous voyons, c’est une classe sociale (de clercs) qui attend de reprendre le pouvoir contre les industriels et commerçants (et, bien sûr les financiers) qu’au fond, elle méprise copieusement.

  12. Merci d’avoir remis les idées en place. J’y pense tous les jours, mais le fait de lire me réconforte un peu plus et je me dis que tout est encore jouable, rien n’est perdu

    Cordialement – Mira

  13. Manufacturing consent a été publié en 1992. Avant l’ère d’internet.

    Il est très probable que, sans internet, les médias parviendraient très facilement à nous faire croire que Sarkozy n’a pas cessé d’être le messie. On n’aurait pas su pour beaucoup de choses qui ont déplu. Et nous n’aurions pas la même mémoire.

    Il est très probable aussi que la défiance de la population envers Sarkozy sans internet serait beaucoup plus facile à cacher. Dans les commentaires (même voire surtout sur Le Figaro), ils sont nombreux à s’étonner qu’il y a encore 20% de fidèles (et cette interrogation a commencé presque le tout début du mandat : encore 40% ? encore 30% ? encore 20% ?).

    Sans internet, nous serions tous chez nous à penser que la situation est purement locale ou que nous sommes tout seuls avec notre entourage à penser ou à vivre ce que nous pensons et vivons, comme la pénurie d’essence lors du blocage des raffineries (ou le fameux épisode neigeux). Les médias mainstream (et le gouvernement) ont fortement minimisé l’étendue du phénomène, mais avec internet c’est beaucoup plus difficile à cacher.

    La propagande 2.0 ne fait que commencer. Attendons que les armes soient bien au point pour voir si la fabrique à consentement est si déréglée.

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