Jean-François Leroy donne son avis sur Twitter

Longtemps après les débuts du contentieux (décrit par Gilles Klein sur Arrêt sur images le 10 mai dernier), Le Monde se penche à son tour sur le procès qui oppose le photographe haïtien Daniel Morel et l’AFP à propos des conditions d’exploitation de la plus fameuse icône du tremblement de terre du 12 janvier (voir ci-contre).

On se souvient que, dans le chaos des premières heures, l’AFP avait commercialisé un peu vite une photo mise en ligne sur Twitpic, en l’attribuant faussement à Lisandro Suero. Face au refus de l’agence de lui octroyer un paiement, Daniel Morel fait monter les enchères par avocat interposé, ce qui lui vaut d’être à son tour attaqué par l’AFP pour « revendication de droits abusive ».

Après un résumé sommaire, sans illustration, l’article du Monde se clôt bizarrement par une mise en cause de Flickr, dont on se demande ce qu’elle vient faire ici: «Le cas de M. Morel n’est pas isolé. Sur Internet, les sites de partage d’image comme Flickr, alimentés surtout par des amateurs peu soucieux de leurs droits, ont favorisé la diffusion et la copie effrénée des images. Face à ce flot, pressés par les délais de bouclage et par la concurrence, les médias sont devenus moins regardants sur leurs sources».

Flickr est le premier site de partage d’images à avoir proposé la possibilité d’associer aux photos mises en ligne une licence Creative Commons. J’en use moi-même depuis 2005 pour mes propres images, non pas en vertu d’un quelconque désintérêt à propos du droit d’auteur, mais par un choix réfléchi et assumé, en relation avec ma pratique pédagogique, respectueuse des traditions de l’EHESS de l’accessibilité la plus large aux séminaires.

Affirmer que ce sont les pratiques de partage qui ont poussé les médias «pressés par les délais de bouclage et par la concurrence» à être «moins regardants sur leurs sources» est une ânerie de calibre olympique. Comme dans le cas de l’interdiction du niqab, où le moyen allégué pour sauver celles qui souffrent de l’oppression religieuse est de les criminaliser, on observe ici le retournement qui consiste à décrire la victime comme responsable des torts.

Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, Le Monde a jugé pertinent, à propos de Twitter, de demander son avis à Jean-François Leroy, directeur du festival de Perpignan notoirement hostile aux nouvelles pratiques. Sans surprise, pour l’Alain Finkielkraut de la photo, «mettre des images sur Twitter revient à jouer avec le feu: « L’AFP a sans doute commis une maladresse. Mais je ne connais pas de photographe professionnel qui mette ses images sur Twitter. Il ne faut pas s’étonner ensuite qu’elles soient partout ».»

Il est en effet difficile pour un photographe, professionnel ou non, de mettre des photos sur Twitter, qui ne peut accueillir que des messages de 140 caractères. Que Leroy reproduise la bourde de l’AFP montre comment l’agence a raisonné, en confondant deux plates-formes différentes. Mais que ce jugement ponctue un article où l’on vient de nous exposer cette différence en dit long sur la résistance des idées reçues.

Oui, il y a aussi des photographes professionnels sur Twitpic, tout comme il y en a sur Flickr – et même beaucoup! Dire qu’on ne les a pas vu démontre juste qu’on ne pratique guère ces plate-formes – et que le journaliste ferait bien de mettre son agenda à jour. Pour le reste, la règle est simple. Qu’on soit photographe professionnel ou amateur, sur une plate-forme de partage comme sur le site du Monde, mettre une image en ligne ne confère en aucune façon le droit de se l’approprier, encore moins de la revendre.

Le cas Morel vs AFP constitue en réalité un excellent exemple du mécanisme que je décrivais dans « L’évaporation est dans l’indexabilité » – un billet dont je recommande la lecture à Leroy s’il veut avoir l’air plus futé la prochaine fois qu’on lui tendra un micro.

5 réflexions au sujet de « Jean-François Leroy donne son avis sur Twitter »

  1. @Thierry: Euh, je crois que votre camarade s’est un peu fait peur tout seul, en utilisant une méthode qui laisse à désirer. En vérifiant ses requêtes, j’ai constaté que la plupart des photos (correctement attribuées au photographe et à l’agence) ont été téléchargées par les sujets qui sont sur la photo, notamment des sportifs, qui ont un compte Flickr, et à qui ces images ont visiblement été données en toute légalité. Il y a évidemment de nombreuses autres images où la mention « AFP » renvoie à autre chose qu’à l’agence française.

    Quant à la pratique qu’il décrit de prédation par des iconographes de photos mises en ligne sur Flickr en dépit de la mention explicite « tous droits réservés » (« all rights reserved »), celle-ci est simplement illégale et s’appelle du piratage. On peut en rendre responsable les auteurs qui partagent ces images, mais à ce compte-là, autant reprocher à l’épicier de mettre ses tomates à l’étalage, en considérant qu’il est coupable en cas de vol. Lorsque le renard entre dans le poulailler, est-ce de la faute des poules?

    J’ajoute que les blogueurs, les photo-amateurs et autres producteurs de contenus en ligne sont souvent ceux qui respectent le plus scrupuleusement le droit, et au-delà, la politesse. A l’inverse, j’ai pu constater que ceux qui considèrent internet comme une « poubelle », parce qu’ils n’en ont qu’un usage limité, sont aussi ceux qui pensent que tout est permis à partir du moment où on est en ligne. Il ne faut pas chercher forcément plus loin l’explication des mésusages des services de partage, qui n’ont pas été pensés pour faire face à la prédation, mais pour encourager des pratiques où la réciprocité de l’échange est le facteur fondamental. Flickr n’est pas une banque d’images. Que des iconographes pressés choisissent d’y faire leur marché est un problème qui devrait conduire à remettre en cause certaines pratiques professionnelles, et non celles des amateurs, pour lesquels ces plates-formes ont été développées.

  2. @André Les faits dénoncés par mon « camarade » n’ont rien à voir avec les amateurs et tout avec la réorganisation du marché par les professionnels.

    Ce que dénonce La Grenouille, c’est une nouvelle organisation du marché de la photographie professionnelle qui prend sans doute son origine (je ne peux que formuler des hypothèses) dans la généralisation des contrats forfaitaires passés entre les diffuseurs d’images et leurs clients. Corbis a acté depuis longtemps le nouveau modèle économique né de la dématérialisation des images et de leur diffusion sur internet et la fin du modèle qui est à l’origine de sa création. Mais il reste des marchés « protégés ». Pour prendre des photos à la sortie du conseil des ministres par exemple, on emploiera toujours des photographes professionnels dument accrédités, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. De même les organisateurs des grands évènements sportifs vont toujours limiter l’accès des photographes à proximité des concurrents. (La grenouille travaille principalement dans le sport). Sur un marché où la concurrence entre professionnels est devenue féroce (les photo-journalistes n’hésitent plus à faire des mariages pour survivre par exemple), Corbis et les agences filaires essaient de s’assurer un monopole des marchés qui subsistent. Et la photographie sportive (dont j’ignore tout ou presque) semble révélatrice des nouvelles politiques mises en oeuvre. Depuis quelques temps, ils passent des contrats d’exclusivité avec les fédérations sportives. Là où autrefois une carte professionnelle et une réputation pour les évènements les plus demandés étaient suffisant pour obtenir une accréditation.
    http://www.photographie.com/?pubid=105053&secid=2&rubid=9 (C’est une démarche d’ailleurs qui ne fait que copier celle des magazines people.)
    La mise à disposition de certaines images sur le réseau est une étape supplémentaire, selon mon hypothèse, pour s’assurer le monopole des dernières niches rentables. Ca n’a rien à voir avec la confiance de ces producteurs d’images en la politesse ou le code éthique des internautes, mais tout avec une vieille tradition capitaliste: casser les prix pour écœurer ses concurrents. Ces photos lâchées sur le réseau ne menacent pas les abonnements des sites de news et de la presse en général. L’Equipe aura toujours un choix beaucoup plus grand et les images seront disponibles le soir même de l’évènement pour faire la couverture du lendemain. Il s’agit simplement de détruire les quelques niches qui pourraient subsister et écœurer définitivement les photographes qui ne sont pas employés par une entreprise qui cherche à conforter sa position dominante.

    Vous vous référez régulièrement à cette notion « d’amateur » qui mériterait me semble-t-il pour le moins d’être définie. Qui désignez vous sous ce terme? Est-ce qu’il y a quelqu’un sur Culture Visuelle qui a mené ou qui mène une réflexion sur cette appellation et ce qu’elle désigne aujourd’hui? Il me semble intuitivement qu’avec internet et la photographie numérique, les descriptions que Bourdieu et son équipe avaient donné de cette population (et de son opposé à l’époque, les professionnels) en 1965 sont devenues totalement obsolètes. Je n’ai rien lu depuis d’un peu exhaustif sur le sujet.

  3. @Thierry: Ayez l’obligeance de relire mon billet. C’est dans la citation de l’article du Monde ou dans la bouche de Jean-François Leroy que vous trouverez l’opposition (classique) amateurs/professionnels.

    Pour ma part, travaillant depuis de longues années sur les pratiques privées de la photographie, je n’aime guère employer le terme d' »amateur », dont j’ai à plusieurs reprises critiqué le caractère biaisé, y compris chez Bourdieu. Il est à mon avis préférable de parler de photographie privée ou de photographie familiale, selon les contextes. L’emploi du terme « amateur » suggère dans la plupart des cas un jugement défavorable a priori, puisqu’il oppose implicitement ou explicitement sa pratique à celle du professionnel (qui, lui, est supposé savoir se servir correctement des outils). Préjugé que l’on peut une nouvelle fois vérifier dans l’article du Monde.

    Les pratiques que vous décrivez cadrent parfaitement avec ma théorie de l' »indexabilité », selon laquelle le service est plus important que l’image. C’est pour avoir fait mine d’oublier ce paramètre que les photographes professionnels se trouvent aujourd’hui en difficulté.

  4. Jean-François Leroy s’exprime avec sa passion habituelle, mais une précision dans l’utilisation du vocabulaire et dans la connaissance des réseaux sociaux qui n’est pas celle des participants de Culture Visuelle. Il exprime maladroitement une angoisse qui est née d’une situation de fait à laquelle j’ai essayé de donner un peu plus de consistance dans mon intervention.
    Je suis d’accord avec vous sur le fait que l’on est en présence d’un préjugé ou plus probablement d’un cliché dans l’utilisation de cette opposition amateur/professionnel. Mais ce cliché est sans doute également l’expression d’une volonté de se rassurer face à une définition du professionnel qui devient de plus en plus difficile à appréhender.
    Votre approche de ce que l’on appelait la photographie amateur au travers des notions de photographie privée ou familiale est opérationnelle mais insuffisante en ce qu’elle ne répond pas à l’opposition amateur/professionnel. Mais peut-être est-ce parce que cette opposition n’a plus lieu d’être en dehors de l’administration fiscale.
    Les photographes professionnels ont souvent une photographie familiale qui d’ailleurs n’est sans doute pas nécessairement très différente de celle des « autres » photographes.
    Les photographes qui alimentent les micro-stocks avec des photographies à 50 centimes d’euro tous droits cédés ont une démarche professionnelle en ce sens qu’ils réalisent souvent des images pour cet usage, ce qui nous emmène loin de la photographie familiale. (J’ai un problème avec l’idée d’une photographie qui serait privée.) Dans le même temps, ils alimentent eux-même un modèle économique qui fera qu’ils ne pourront jamais devenir des professionnels en ce sens qu’ils ne pourront jamais en tirer des revenus qui leur permettraient de vivre de leur passion.
    Je suis totalement d’accord avec vous sur le fait que le service est plus important que l’image. Mais à ce jeu, les photographes seront toujours perdants face aux grosses structures. Et les différentes tentatives d’organisation de collectifs de photographes n’ont guère été couronnées de succès ces derniers temps. L’évolution de la technologie a suscité un bouleversement profond du modèle économique de la photographie (désolé j’y revient 🙂 ) qui ne laisse guère de valeur ajoutée aux photographes. J’ai beaucoup aimé l’idée de Dominique Sagot-Duvauroux d’une valeur marchande et non-marchande de la photographie qui serait de plus en plus à l’état gazeux. Il a mis un mot sur mon sentiment.

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