Hier soir, au moment de se coucher, j’évoque je ne sais plus pourquoi le dessin animé Le manège enchanté. On se retrouve évidemment avec Charles et Louis devant YouTube, à surfer d’Aglaé (et Sidonie) à Zébulon en passant par Chapi Chapo (apapo). Et puis, en se laissant porter par le marabout-de-ficelle de la plate-forme, voilà que surgissent les Télétubbies. Ce n’est plus mon enfance qui s’anime à l’écran, mais la leur. Leur premier programme télé, consommé en VHS (qui doivent encore traîner dans la cave), vers l’âge de deux ans.
On les a aimé, en famille, Tinky Winky, Dipsy, Laa-Laa et Po, sautillantes peluches toujours ravies, qui ont fait partie des premiers mots articulés par nos bambins. Et puis nous les avons oubliées. Une douzaine d’années plus tard, c’était la première fois que nous rouvrions ensemble la boîte à souvenirs.
Chatouillés par le générique, un peu émus, Charles et Louis s’esclaffent rapidement. Ils ne dansent même pas en rythme! Louis dit: maintenant, je ne vois plus que des gens dans un costume, qui s’agitent de façon ridicule. Et moi aussi, à côté de lui, je ne vois en fait que ça: les marques qui trahissent les défauts des rembourrages, et qui désignent les acteurs engoncés dans leur déguisement. Ils doivent avoir chaud! dit Charles.
La magie a disparu. Mais ce regard désenchanté que je partage aujourd’hui avec mes ados, transmis à la vitesse de l’éclair par de discrets signaux, n’était pas le mien lorsque je découvrais la série. J’ai vu les Télétubbies avec les yeux de mes bébés chéris, tout attendri par les sourires, les dandinements et les lapins, aussi convaincu par l’émission qu’un marmot de deux ans.
Bret Easton Ellis s’est beaucoup amusé à descendre en flammes ce programme, dont il compare les personnages aux mutants du film Chromosome 3 de David Cronenberg. «Les sonorités lénifiantes, le silence sinistre, l’ambiance New Age, les surfaces immaculées, tout y est si constipé, si contrôlé, si aseptisé, dans un univers où même ce qui est spontané à l’air minutieusement planifié, que cet ensemble inquiétant, dont le moindre humour semble absent, est le parfait symbole des nouveaux pères et mères issus de ma génération.»
Mais l’écrivain, célibataire, n’avait pas d’enfant sous la main pour regarder à travers ses yeux le monde heureux des Télétubbies. Il n’a pas pu tester la modification de perception que produit l’empathie – un facteur décisif de la construction culturelle, qui ne vaut que par son partage. Mieux vaut regarder les Télétubbies avec ceux qu’on aime que les détester tout seul. Ou pour le dire autrement, ce n’est pas l’œuvre qui compte, mais les liens affectifs et sociaux que nous tissons avec.
Très rapidement est venu un âge où mes enfants se sont mis à apprécier encore plus les Télétubbies pour s’en moquer. Les deux aînés regrettent d’ailleurs que leur plus jeune frère ne les ait jamais vus car ils aimeraient bien pouvoir se payer de nouveau une bonne tranche de rigolade en imitant les gestes et les interjections répétitives des quatre marionnettes.
Et à l’inverse vient le jour où on regarde un programme « stupide » mais que l’on aime, type télé-réalité ou série télé policière avec un parent qui découvre. Et on voit le programme à travers ses yeux… et on zappe.
@ Sylvain: Les Teletubbies font effectivement partie des phénomènes culturels ambigus typiques de la période récente: ceux qu’on aime détester… L’évolution de la réception de tes enfants témoigne également de l’effet de segmentation par âge ou par public, de plus en plus précise et limitée, des productions culturelles…
@ Ximun: Très juste! Merci de ce complément symétrique.
C’était sans doute bécasson, mais ce qui comptait, c’était la fascination de ma filleule de deux ans.
Bien sûr outre-Atlantique, un « bébé-show » comme ça fait partie des culture-wars, et un des personnages semblait, selon les ultra-conservateurs être gay. Quand on n’a plus de conspiration communiste; il faut trouver autre chose… Même Ernest et Bart de rue Sésame en ont pris pour leur grade! Ça n’a fait qu’ajouter à la popularité de ces émissions.