Je demande la Joconde

Christian Bouche-Villeneuve, dit Chris Marker, expose en Arles un ensemble de photos prises dans le métro parisien pour un album intitulé Passengers (tout est toujours plus chic en anglais)… Dans cette série assez monotone, quatre images ont été mises en exergue, accouplées à des vignettes qui reproduisent des tableaux plus ou moins célèbres (voir album pour les vues détaillées).

A une jeune fille pensive qui le regarde droit dans les yeux, Marker associe le portrait de Mlle Rivière par Ingres (1805). Une brune à la coiffure serpentine se voit accoler le profil de la dame du Lac par Edward Burne-Jones (1874). Une femme endormie aux bras croisés a pour pendant la Joconde (Léonard, 1506). Une jeune maman qui tourne la tête en arrière est comparée à l’Orpheline au cimetière de Delacroix (1824).

Dans la discussion à propos de l’influence des modèles iconographiques sur les pratiques visuelles, on a pour une fois un exemple qui montre comment un regard cultivé se promène dans les images.

Ces associations ne fonctionnent pas toutes de la même manière. Celle de la Joconde est probablement la plus évidente, parce qu’elle comporte plusieurs éléments formels comparables: les bras croisés, le décolleté, le port de tête et jusqu’à certains éléments d’ambiance chromatique. A noter que c’est le seul tableau reproduit en entier.

En revanche, la dame du Lac ou Mlle Rivière reposent sur un rapport plus allusif, où prime la comparaison de l’expression et des traits du visage. L’orpheline (ci-dessous) repose toute entière dans le mouvement de la tête et la direction du regard.

Ces corrélations ennoblissent les images du métro. Non seulement parce qu’elles associent à des photos banales un référent culturel légitime, mais parce qu’elles font apparaître, comme les commentaires d’images de Korkos, comment un regard expert est capable de mettre à jour des réseaux de signification ou des strates sous-jacentes. Toujours fascinantes, ces comparaisons sont interprétées sur un mode historique, où le regard est supposé « retrouver » la culture savante dans les formes plus récentes.

En d’autres termes, nous appliquons spontanément un pattern déterministe et héréditaire, forcément révélateur, comme la ressemblance de l’enfant à la mère ou au père est censée dévoiler un trait de caractère ou annoncer un destin. Alors qu’il ne s’agit au fond que d’un jeu associatif aussi simple que celui des sept familles.

9 réflexions au sujet de « Je demande la Joconde »

  1. On ne peut pas vraiment mettre Chris Marker au même niveau qu’un meme internet, non. Je lis plus ça comme une miroir : devant des images outrageusement tirées du quotidien, dans le cadre d’une exposition sur l’image, il y adjoint un référent culturel qui ne dit pas tant sur l’image que sur celui qui la voit : si je repère des éléments formels analogues dans les deux, je vais me mettre à contaminer l’image de la banalité avec de la culture, et la regarder différemment.
    C’est une façon de démonter ce que certains photo-journalistes font, mais ici on nous montre la ficelle.
    Je note aussi que la contamination ne fonctionne que dans un sens : je ne rends pas l’extrait d’œuvre plus banal.
    Et enfin, je note que de façon tout à fait analogue, ma connaissance de Chris Marker me fait chercher (et trouver) des justifications au travail.

  2. Le référent culturel en question n’est quand même pas grand chose. Un clic droit sur l’une des œuvres de Chris Marker et hop on obtient la solution à ce petit « jeu associatif » (AG dixit). Même si l’on n’est pas particulièrement cultivé.
    On peut alors contaminer la banalité avec de la culture, mais à la base, ce n’est guère différent des « looks like » observés dans les mèmes internet qui se contentent de contaminer la banalité avec de la banalité.

  3. Dans les looks like, en tout cas ceux que je connais, l’association visuelle est volontairement du type « le jeu des 7 erreurs ». On est en présence de 2 images différentes, présentées à la même taille et mises cote à cote.
    Ce qui est plus troublant dans les œuvres de Chris Marker, c’est que le meme culturel est intégré dans la photo de la vie quotidienne avec un travail de montage , ombres et perspective pour donner une impression de réalité à la chose.
    C’est suffisant pour être plus troublant, me semble-t-il, que la formule Totally loooks like. Ne serait-ce d’ailleurs que parce que du coup on va appliquer « spontanément un pattern déterministe et héréditaire », là où dans Totally looks like on voit une coïncidence amusante.

  4. @ Patrick: Merci pour ces exemples en effet bienvenus. Il y a une différence entre le semblable et la ressemblance: la ressemblance est un jeu de la recherche des similitudes formelles, que nous pratiquons de façon immémoriale dans le cadre familial. A l’évidence, les outils numériques ont facilité et encouragé ces jeux visuels, je pense par exemple aux nombreuses études d’images anciennes, façon portrait de Rimbaud, toujours largement appuyées sur des comparaisons d’images, mais qui sont souvent aussi artificielles que les « looks like ».

    Mis à part Burne-Jones, moins connu (et moins facile à trouver sur Google SbI 😉 les référents culturels mobilisés par Chris Marker relèvent d’une culture élémentaire, voire scolaire, plutôt que d’une véritable érudition visuelle. Certes, ces référents sont moins largement partagés aujourd’hui que par les générations précédentes, d’où l’effet valorisant d’une manifestation culturelle à bon compte. Mais La Joconde, L’Orpheline ou Mlle Rivière font partie des icônes de boîtes à bonbons fortement ancrés dans la culture populaire. L’effet « culture savante » est donc assez largement un mirage produit par la juxtaposition avec la banalité du métro et les pixels apparents de la photo numérique.

  5. Ce qui serait intéressant aussi, c’est de savoir si ces associations lui sont venues au moment de la prise de vue, de façon plus ou moins consciente, et s’il les a sorties de l’ombre de son regard de photographe ensuite ou si elles lui sont venues après, en tant que spectateur… A t il déclenché consciemment en voyant une orpheline ou une Joconde dans le métro, ou a-t-il, après coup, voulu donner un écho à ses images.
    La frontière entre les deux est sûrement fine et le sujet imageant en photo ou cinéma est toujours spectateur et énonciateur en même temps. C’est peut-être ce qui explique qu’il voit une orpheline (intention d’auteur) où l’on pourrait aussi voir une maternité (réception de spectateur), une vierge à l’enfant…(question d’angle de vue peut-être).
    C’est assez différent des associations d’Alain Korkos, qui ne se trouve que du côté de la réception, et que je trouve toujours intéressantes formellement et culturellement, on en apprend, mais qui n’analysent pas vraiment les images et me semblent souvent les fuir en glissant sur leur surface… C’est la limite d’un regard qui sait énormément de choses (expert) mais ne s’intéresse pas assez à ce qui ne se voit pas dans l’image, aux structures anthropologiques, sociales, politiques… ni à la théorie… je dirais que c’est le travers du système des humanités françaises d’avant les années soixante dix, où il s’agissait d’avoir des connaissances factuelles plus que de les mettre au service d’une réflexion analytique (ça se faisait contre le système).

    Le problème des associations purement formelles, qui ont bien sûr leur intérêt au début de l’approche d’une image, c’est qu’elles peuvent aussi prendre des chemins totalement absurdes en fonction des éléments formels sur lesquels elles s’appuient… Par exemple, l’association entre la photo de Nick Ut et le motif de la crucifixion, faite par Korkos il y a quelques années sur son célèbre blog LBAI, me paraissait être le fruit d’un jeu, d’un exercice volontaire d’association formelle plus qu’une ouverture sur le sens, la profondeur ou l’efficacité de l’image où l’enfance meurtrie, la nudité et la fragilité me semblaient venir bien avant le rapprochement formel des bras écartés et de la symétrie des lignes… En général une crucifixion ne fait pas naître de la colère… elle doit plutôt apprendre à aimer le martyr et à choyer sa souffrance comme un modèle… ce qui n’était vraiment pas le cas de la photo de Nick Ut… et on pourrait aussi prendre le vainqueur de l’étape pour un crucifié de Goya…

    http://bit.ly/pM4bfV >>>>>> http://bit.ly/qjcWMC

    C’est ainsi les signifiés qui viennent à nous dans la transparence de leur signifiant, les formes, surtout quand il s’agit de corps, sont liées à des affects, ce sont des « pathosformeln » (http://etudesphotographiques.revues.org/index268.html). Et il vaut mieux penser les images en termes de survivances qu’en termes de ressemblance…

    Je suis assez d’accord avec Patrick, ce jeu formel est le même que celui qu’il pointe, le chat Lénine en est un bel exemple… bon.
    Si MArker a pris ces photos parce qu’elles lui rappelaient ces tableaux, c’est intéressant, on peut mesurer l’écart entre l’intention et le résultat et observer comment l’imagerie personnelle influe sur le regard, si ce sont des rapprochements après coup, c’est un peu complaisant et ce n’est pas du niveau de celui qui a fait « Sans Soleil » où l’on voyait bien son regard au travail sur le visible…

  6. Bon, puisque je me vois endosser le rôle du défenseur de Chris M., allons-y :
    je ne crois pas qu’il y ait ici un jeu un peu indigent dans le style de «retrouver le bout de l’œuvre mise en parallèle». Il pointe ici une méthode de lecture de l’image qui s’appuie sur des …paradigmes ? Des images, qui, sans être absolument identifiées, deviennent des référents culturels même pour ceux qui ne les ont pas étudiées. Comme, je ne sais pas, moi : les Ambassadeurs, une vierge à l’enfant, Sgt Pepper’s…
    C’est là, à mon avis, que se situe le travail : dénoter comment notre cerveau est capable d’établir un lien entre deux images qui proviennent de sphères différentes, en dehors d’un lien strictement formel. Et comment cette relation résonne, et peut prendre du sens.
    Alors, oui, on peut poursuivre le travail de recherche dans une image quelconque, savoir où est sont point d’ancrage culturel, et pourquoi c’est ce point qui lui donne de la force : le vainqueur de l’étape, en dehors de sa grimace satisfaite, a globalement une posture christique.
    À mon goût, ce type de travail presque typologique est à rapprocher de ce qu’a pu faire Victor Burgin, et à un certain point, de la re-mise en scène de références comme fait Jeff Wall, voir le collage de Hamilton ‘What makes today’s home…’ où il dit re-réaliser les époux Arnolfini.
    Une des question de ce travail, c’est aussi du localisme de ces images : cette culture dont il fait apparaître les références est-elle universelle, ou liée à une époque et à un moment ? Et là, on note que les jeunes filles prises en photos ont vraisemblablement toutes des origines non-européennes. (Mais là, je m’avance un peu !)

    Les jeux d’images de tumblr fonctionnent à mon avis autrement : ils ne fonctionnent que si on en connait la règle. Dès que je sais que quelqu’un cherche à établir un parallèle formel entre un cheval et Sarah Jessica Parker, ou un chat et Lenine, ou une maison et Hitler, et met les images ne parallèle, je vais trouver ces liens formels. Et rire.

    En revanche, chez Marker, la question de savoir s’il est conscient de sa référence au moment de la prise de photo me paraît moins importante, voire même si les images sont de lui. Ça pourrait aussi bien être un travail de lecture d’image de son point de vue aussi.

    Pour finir, ce n’est effectivement pas le travail de Marker le plus remuant que j’aie pu voir…mais finalement, ne serait-il pas volontairement déceptif ? (Avec un ami, on avait même inventé le terme de ‘déceptuel’…)

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