Egypte: de la révolution dans les images

Traitement radicalement différent de l’insurrection égyptienne, qui a immédiatement donné lieu à une forte circulation d’images – images qui, précédent tunisien aidant, sont clairement présentées sous un angle révolutionnaire, même en l’absence de renversement du régime. On a accès à la fois à une couverture télévisée abondante par les JT français, les signalements de vidéos amateurs se multiplient sur les réseaux sociaux, et on aperçoit déjà des albums compilés de photos de presse (par exemple sur le Big Picture-like TotallyCoolPix)

Comme Olivier Beuvelet, je note une évolution sensible du traitement iconographique, qui tente de dépasser le cliché mariannien, visiblement un peu fatigué. La sélection, par la BBC puis Al Jazeera, d’une photo d’amateur emblématique réalisée le 26 janvier au Caire (voir l’original, retouché dans cette version qui circule en ligne) montre le désir de trouver la bonne image, susceptible de convenir au mode héroïque tout en restituant la violence des affrontements..

C’est probablement le trait le plus marquant de l’imagerie des troubles actuels du monde arabe: la rencontre paradoxale, au sein d’une iconographie qui nous renvoie à vingt ans de colonialisme intérieur, pointant du doigt le « jeune des cités », évidemment beur, caillasse à la main, avec le symbolisme positif de la mobilisation citoyenne – le croisement incongru de l’ennemi public n° 1 avec la flamme révolutionnaire.

Le Figaro, Une du 29-30/01/2011, photo Goran Tomasevic/Reuters.

Lire aussi:

6 réflexions au sujet de « Egypte: de la révolution dans les images »

  1. Ping : Topsy.com
  2. Outre les points communs avec la révolution Tunisienne (jusqu’au remaniement d’un gouvernement que l’on s’attend à voir tomber, avec son chef, d’heure en heure..), l’appel à l’armée et la présence des chars dans la rue semble favoriser l’émergence d’une autre iconographie rappelant plutôt les images de la répression communiste dans les ex pays de l’est.

    Après Le Che d’Alger, c’est ainsi un autre registre visuel – peut-être moins franco-centré que tu ne le dis André 😉 – qui se mettrait en place à coté de celui de l’Histoire coloniale :

    http://www.liberation.fr/monde/11011280-policiers-et-manifestants-s-affrontent-au-caire:i-3

    http://www.liberation.fr/monde/11011280-policiers-et-manifestants-s-affrontent-au-caire:i-1

    A partir de là, les photographes étant moins pris au dépourvu que précédemment en Tuinisie pour interpréter les évènements, le compte rendu photographique des manifestations me paraît animé par deux inconnu. 1) l’Armée laissera t-elle tomber Moubarack ? 2) ou bien, le scénarion évoluera t-il vers un remake de Tien An Men ?

    Il reste que ce qui me frappe depuis début janvier (mais peut-être ne suis je pas d’assez près le déroulé des évènements…) c’est aussi que, en terme d’images de résistants-dissidents-révolutionnaires, on découvre beaucoup de figures de la contestation dans les pays arabes… mais bien peu ou pas de leaders qui organiseraient la révolte et seraient donc en passe d’en devenir les héros. On peut penser ici à Boris Eltsine monté sur un char par exemple, ou bien encore au retour d’exil de l’Ayatollah Komeinyh en Iran. Bref, ces révolutions (le pluriel commençant à s’imposer) seraient bien à ce titre être celles des foules, des populations des peuples arabes guidés par la foi démocratique.

    [« l’apparition » du Che a dû alors être reçue comme du pain béni par les rédactions…]

    Mais c’est en définitive une toute autre image qui, croisant et confondant tout à la fois une typologie de la contestation, la tradition du reportage d’actualité et l’histoire de l’art qui me paraît plutôt condenser les interrogations présentes. Où, autour de la figure d’un possible leader charismatique orientant la puissance du peuple uni à son armée, le point levé se transforme alors en un possible « Doigt de dieu » …

    http://www.liberation.fr/monde/11011280-policiers-et-manifestants-s-affrontent-au-caire:i-3

    Il me semble ici que plutôt qu’un indicible, l’image serait une possible figuration de l’invisible, quelque chose que beaucoup craigne qu’il puisse arriver mais que rien ne tend à confirmer malgré tout dans les faits.

    …/…

  3. @ uthagey: Merci pour tes indications. Les quelques notes rapides ci-dessus n’excluent évidemment pas une multiplicité de tendances et de variations, qui se déploient en temps réel. Il faut toutefois bien comprendre la méthode. Plus encore que d’autres événements de l’actualité, une manifestation ou un mouvement collectif peuvent donner lieu à des dizaines de traductions visuelles d’une extrême diversité. La problématique éditoriale classique du choix de l’iconographie en fonction d’une option narrative s’en trouve exacerbée à un point tel qu’on peut dire qu’une photo de mouvement collectif montre toujours l’angle éditorial beaucoup plus que l’événement. Par rapport à cette situation, ce à quoi je suis attentif sont exclusivement les images valorisées, car il serait irréaliste de penser qu’on peut analyser l’ensemble de l’iconographie produite à l’occasion d’événements de ce type (voir ce billet pour le résumé théorique). Les photos retenues ci-dessus ne sont pas piquées au hasard, mais sont bel et bien les images mises en avant par le système: les Unes ou autres formes valorisées, qui se donnent comme autant d’options de lecture emblématiques. Les observations comme celles que je note sur Totem ont pour fonction d’enregistrer sur le vif une impression générale, sous toutes réserves et à titre de matériel pour une analyse plus poussée.

    La thématique de la fraternisation, qui est un classique de l’imagerie révolutionnaire (cf. Riboud, 1968), trouve effectivement à s’illustrer avec le cas égyptien. Mais il faut probablement attendre de constater une évolution heureuse pour que ces images puissent occuper la première place. Les imposer dès maintenant en Une serait prendre le risque d’opter trop tôt pour une lecture optimiste à propos d’un conflit dont on ignore encore l’issue.

    Attention: les « beurs des cités » sont bien une référence française, mais je te rappelle que depuis le 11 septembre, l’arabe a remplacé le nazi et le Russe dans le rôle du méchant pour l’ensemble de l’industrie culturelle occidentale. La contradiction que je souligne peut se manifester de diverses manières, mais elle n’en reste pas moins perceptible à une échelle très globale.

  4. Merci pour cette longue réponse, André.

    Suivant cette actualité peut-être bien plus à travers le prisme des analyses de CV que par les articles de presse proprement dits, mes remarques relèvent plus d’un rebond personnel que d’une observation très détaillée.

    Je serais plutôt d’accord a priori avec ces deux précisions de ta part, que je ne reprendrai donc pas :

    – qu’une photo de mouvement collectif montre toujours l’angle éditorial beaucoup plus que l’événement, et qu’il faut probablement en attendre la suite pour que certaines images finissent par occuper la première place.

    Mais les photos commentées dans ces quelques lignes me semblaient plus orientées ou soutenues vers/par la théorie des dominos et la possible chute en cascade des divers régimes de la région, sur le modèle de la décomposition du bloc soviétique.

    C’est à ce titre que ces images ont attiré mon attention et parce que, faisant écho aux reportages de la période (fin ’80 – mi ’90), elles semblaient aussi relever de cet autre questionnement (à coté et en plus du parallèle que tu souligne justement avec le colonialisme intérieur particulier à la France).

    [on peut lire d’ailleurs à ce sujet cet article de Rue89, publié cet ap. midi : http://www.rue89.com/2011/01/29/le-monde-arabe-vit-sa-chute-du-mur-de-berlin-188041%5D

    Pour le dire vite, et sans doute un peu abruptement, je me demande si, dans une région du monde dont on a vu/pu souligner que son Histoire ne se confond pas avec une certaine tradition révolutionnaire, on pourrait parvenir à isoler dans ce flux d’images qui nous parviennent un type d’images (plutôt qu’un style) qui nous renseigneraient mieux sur ce qui arrive que sur « ce qui a été » ailleurs et en d’autres temps (le ça a été n’est pas exprès, mais je le laisse volontiers…).

    Par exemple, ces défilés ou les corps des victimes du jour sont exhibés comme autant d’oriflammes. Par exemple encore, la place des femmes dans ces manifestations (on comprendra facilement pourquoi). Peut-être aussi les hésitations des militaires… Plus globalement, une manière de manifester et de mettre en scène et en acte une colère, des revendications.

    Bref, faut-il attendre l’émergence d’un regard local, endogène, pour que s’éclairent ces évènements, comme une conscience plus acérée ou bien une approche documentaire plus fine que les actuels reflexes visuels re-programmés de nos photo-journalistes.

    Un regard, en somme et à coté des nécessaires analyses textuelles, qui montreraient l’angle de vue de ces peuples qui, prenant la rue, veulent peut-être aussi ne pas se retrouver dans un autre enfermement. Au fond de ce cul-de-sac que serait l’alternative entre l’islamisme radical et la démocratie consumériste.

    Peut-être pas exactement l’inverse de la menace que tu rappelle (l’arabe devenu le nouveau méchant…) mais une autre manière de faire et de réussir une révolution.

    Et sachant qu’à 30/50 ans le pétrole sera une énergie certes très rare mais peut-être moins stratégique, on pourrait tout aussi bien penser que l’on assiste à un début de recomposition sociale et politique de ces pays ?

    De la même manière, d’ailleurs, que les émeutes de 2005 n’ont peut-être pas encore livrer leur véritable signification.

    Bon, mais on est déjà dans un autre débat, là…

Les commentaires sont fermés.