Web: deux images et un enterrement

Discussion nourrie chez les geeks à propos de l’annonce par Chris-« Long Tail« -Anderson (et Michael Wolff) de la mort du web. Résumé: vous vous servez de moins en moins de votre browser et de plus en plus de votre smartphone pour naviguer en ligne. Ergo: « The Web Is Dead. Long Live the Internet » (Wired, 17/08/2010).

Il fallait un titre pêchu pour faire remarquer une analyse qui reprend des éléments circulant un peu partout. Vu la multiplication des épigrammes moqueurs qui ont accueilli ce procédé un peu fatigué (voir sur Fluctuat: « Le web, la presse, la télé et le portable sont morts. Who’s next?« ), on peut pronostiquer aussi la fin de ce type d’annonce funéraire.

Sur le fond, le constat que la croissance de la consultation en ligne s’accompagne nécessairement de celle de comportements de consommation au détriment de la « production » chère au web 2.0 n’est pas neuf. J’en faisais moi-même l’observation en février dernier, sous une forme moins alarmante il est vrai (« Internet est une révolution de la consultation plus que de la production« , InternetActu, 03/02/2010).

Pour le reste, je serai moins catégorique qu’Anderson sur l’opposition nuages/applis, d’abord parce que cette présentation des fonctions, liée aux limitations techniques des mobiles, n’est que temporaire. L’inéluctable croissance de l’offre imposera des systèmes de bouquets et d’agrégations: de nouveaux nuages, à l’échelle de la communication cellulaire, qui restera toujours limitée en débit.

Ensuite et surtout parce que les distinctions sur lesquelles reposent le raisonnement d’Anderson sont des catégories techniques et non des catégories culturelles. Lire une vidéo sur un mobile ou sur un ordinateur n’est certainement pas comparable du point de vue des systèmes techniques mis en œuvre, mais cette différence a peu d’importance pour l’utilisateur final. Je suis d’ailleurs surpris de voir Wired isoler la consultation vidéo de la catégorie web (si on l’y inclut, la vision change radicalement). Ces subtilités ne correspondent pas à l’expérience plus globale de nos contemporains. Pour l’usager, le web et internet sont des synonymes, qui englobent l’email, YouTube et les blogs, tout en se distinguant clairement des autres pratiques culturelles – cinéma, télé, jeux sur console, etc.

Sur la forme, plusieurs blogs ont noté que la force de la démonstration reposait pour beaucoup sur le superbe graphique qui montre une baisse spectaculaire du trafic web depuis 2000 (estimations Cisco, voir ci-dessus). Sur Boing Boing, Rob Beschizza souligne que cette chute apparente est liée à une représentation proportionnelle des données. Si l’on refait le schéma en tenant compte de la croissance réelle du trafic sur la période, on obtient une figure bien différente (voir ci-dessous). Celle-ci dessine une évolution où le web «n’a même pas l’air de ralentir», auquel se superposent d’autres usages «à la croissance encore plus explosive».

Outre cette leçon sur la relativité de la représentation « scientifique » qu’est censée fournir le tableau, je retiendrai de l’épisode la part de trafic qu’occupe désormais la consultation vidéo (51%). Plutôt qu’à la mort du web, on devrait me semble-t-il conclure à la prépondérance de sa dimension visuelle.

4 réflexions au sujet de « Web: deux images et un enterrement »

  1. Et s’il n’y avait que le web, la presse, la télé et le portable…
    http://technologizer.com/2010/08/18/the-tragic-death-of-practically-everything/

    Plus sérieusement, j’ai du mal à comprendre le lien entre l’argument premier qui se base sur le contenant (ordinateur + browser vs smartphone + appli) et le graphique qui s’intéresse au contenu (web, video, email, ftp,…)

    Sinon, entièrement d’accord sur le biais induit par la représentation graphique

  2. N’est-ce pas un problème récurrent : le monde numérique change tellement souvent et vite que les catégories ne sont plus pertinentes ni applicables en quelques années.
    D’ailleurs ce n’est même pas sûr que les catégories culturelles seront encore valables en fonction des avancées technologiques. Les communications M2M, qui prendront pas mal de bande passante, sont-elles une catégorie culturelle ? Il va falloir faire intervenir une notion plus complexe de bio-cyber-culture pour parler des usages et des interactions Hu2Hu (human-to-human) et Hu2M (human-to-machine).

  3. @Pablo: Très bonne remarque sur la confusion canal/usage.

    @Ksenija: Je te répondrai avec la distinction de Pablo: l’évolution culturelle ne se confond pas avec les mutations techniques. La photo en est un bon exemple, qui a complètement changé de technologie, tout en conservant l’essentiel des catégories et des pratiques qui étaient les siennes avant la transition numérique!

  4. @André: J’entends bien, je voulais justement parler de ces nouveaux usages induits par les changements techniques. Par exemple la facilité à la retouche pour les photos numériques (facilité pour un plus grand nombre). Ou le stockage et le partage franchement différents. La catégorie du portrait ou du paysage n’a pas changé avec la numérisation, mais l’usage et l’impact de l’image « trafiquée », si.
    Comme exemple chronologique des débuts de la photographie, l’étonnement des membres d’une famille à la réception de la photo des parents, avec lesquelles ils vont désormais « vivre » différemment puisqu’ils seront « toujours » présents.
    (Ca m’embête tous ces guillemets, mais tant pis).

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