Que veut dire une photo? Ou plutôt: que peut-on lui faire dire, que peut-on projeter sur une image, et à quelles conditions? En lisant le dernier numéro de Courrier international, une phrase du philosophe Jürgen Habermas me fait songer aux investigations sur Culture Visuelle de Sylvain Maresca, Audrey Leblanc ou Olivier Beuvelet. Au lendemain du sommet européen du 7 mai, ce dernier s’était notamment amusé à comparer les différentes versions retenues par les sites de quotidiens en ligne pour illustrer le message dudit sommet.
Dans « Qui veut sauver l’Europe? », Habermas commente en ces termes l’une de ces images: «Cette photo grinçante fixe les visages de pierre de Merkel et Sarkozy – des chefs de gouvernement éreintés, qui n’ont plus rien à se dire. Cette image deviendra-t-elle le document iconographique symbolisant l’échec d’une vision qui, pendant un demi-siècle, a marqué l’histoire de l’Europe de l’après-guerre?»
Le numéro du 31 mai de Die Zeit, d’où est issu l’article original, propose, avec une réplique par Bernd Ulrich, une photo qui illustre l’ekphrasis du philosophe – et qui n’est autre qu’un agrandissement de la première image commentée par Olivier (utilisée notamment par Le Monde, avec une lecture différente, pour souligner l’union des deux dirigeants). Cette image exprime-t-elle vraiment le symbole que veut y voir Habermas? Si l’on sait qu’elle n’est que l’un des multiples instantanés réalisés à ce moment, parmi lesquels les rédactions ont fait leur marché en fonction de la vision qu’elles souhaitaient promouvoir du sommet, cette interprétation paraît beaucoup plus fragile.
Pour attribuer un caractère emblématique à cette photo, il faut la considérer comme la représentation unique, ou au moins privilégiée, de ce moment politique. L’est-elle? Objectivement, non. Le symbole que perçoit Habermas n’est pas « dans la photo », mais est plutôt la traduction de l’option de récit que veut imposer un organe de presse. Autrement dit, cette image n’est nullement un symbole – mais elle peut le devenir si la narration dont elle est le support s’impose comme la signification majeure de l’événement.
- Réf. Jürgen Habermas, « Qui veut sauver l’Europe », publié in Courrier international, n° 1021, 27 mai 2010, p. 8, traduction de: « Wir brauchen Europa!« , Die Zeit, 27 mai 2010.
Il n’y a effectivement pas grand chose dans cette photo ; tout est dans le commentaire : Habermas projette ses idées. Je doute que cette photo devienne jamais un symbole: elle n’a pas les qualités esthétiques nécessaires pour rester dans les esprits (elle n’est pas marquante, c’est une photo de paparazzi banale) ; elle est creuse (on ne peut y lire que ce qu’on veut bien y projeter… c’est un signifiant sans signifié, en somme – ce n’est pas un signe).
Intéressant, au passage, de voir aussi comment le recadrage, correspondant à la lecture subjective d’Habermas qui s’intéresse surtout aux visages, est aussi une interprétation de la première image… presque un commentaire… (si l’on a la première) et en tout cas un propos. La position de rétention et d’arrêt, devient expression agressive et la rigidité des visages augmente en importance…
Cette première incursion dans les autres utilisations qui ont été faites de ces images renforce la proposition méthodologique que j’avais faite au sujet du billet d’Olivier : comparer les façons dont les différents clichés de ces deux dirigeants avaient non seulement été retenus par les quotidiens, en France et ailleurs, mais encore servis par des légendes interprétatives (pas forcément concordantes).
Quant à savoir si l’une de ces images deviendra un cliché emblématique, l’Histoire le dira. Impossible d’en décider aujourd’hui tant les chemins de la consécration sont sinueux.
Pour que cette image devienne la représentation photographique unique ou au moins privilégiée, de ce moment politique, il faudrait qu’elle soit de nature à devenir une icône photographique. Ce qui a retenu l’attention d’Habermas, c’est l’originalité apparente de ce cliché: des politiques qui grimacent. Originalité apparente, car tous les photographes ont des clichés de politiques grimaçants. Ces photographies, très nombreuses, sont d’habitudes écartées à l’édition ou utilisées dans des supports polémistes.
Mais pour qu’une photographie devienne une icone, il ne faut pas qu’elle soit originale, mais qu’elle s’inscrive dans une esthétique largement consensuelle, et que sa symbolique dépasse largement l’évènement à l’origine de sa réalisation.
On en est loin.
Ici, on est plus dans le clin d’oeil, le jeu des médias avec l’évènement, que dans le symbole.