Fiction et hypothèse (notes)

Dimanche matin, théorie.

Le récit de Théramène (Phèdre) est donné comme un exemple typique de narration, qui a pour fonction de décrire un événement (la mort d’Hippolyte) à ceux qui n’y ont pas assisté («J’ai vu, Seigneur, j’ai vu votre malheureux fils»). Cet événement est le référent du récit, qui produit une représentation qui s’y substitue.

Une manière simple de décrire la fiction, d’un point de vue sémiotique, est de considérer qu’il s’agit d’un exercice qui a les mêmes aspects formels que la description, mais que celle-ci est déliée de toute obligation référentielle. La fiction est aréférentielle: elle se déclare pour telle par convention (selon la formule rituelle: «Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite»). C’est sa nature aréférentielle qui permet de qualifier la fiction de « création » (ou de « poétique »).

Il existe d’autres situations sémiotiques qui ne doivent pas être confondues avec la fiction. Le mensonge est par exemple une opération de représentation qui repose, non sur une aréférentialité, mais sur une pseudoréférentialité (la référence alléguée est fausse ou trompeuse). Le système médiatique contemporain nous place face à une troisième situation, qui est la non-vérifiabilité de la référence – appelons-là métaréférentialité. On peut en trouver un exemple avec la chanson de Barbara « Si la photo est bonne » (1965), qui introduit par la conjonction d’hypothèse le soupçon du décalage et la notion d’incertitude (voir mon commentaire).

La non-vérifiabilité de la référence présente un risque inhérent à sa nature hypothétique. Celui-ci est notamment illustré par le deuxième commandement, habituellement interprété comme l’interdiction de la représentation de la divinité, et que l’on peut gloser de la façon suivante: proposer une figuration dotée d’un certain pouvoir est une opération dangereuse si personne ne peut vérifier la validité de l’opération de représentation. Le système médiatique, qui nous apporte des informations que nous n’aurions pas eues sans lui, nous confronte par fonction à la situation métaréférentielle.

13 réflexions au sujet de « Fiction et hypothèse (notes) »

  1. Il me semble que la fiction n’est pas aréférentielle du tout, mais que son domaine de référence est autre que celui de la réalité ordinaire. C’est un problème de champ, pas de fonction.

    Tout le reste me semble très bien, je dirais même plus: le système médiatique nous confronte à la fonction métaréférentielle elle-même, si on comprend cette dernière comme épistémologie, voire heuristique de la réalité ordinaire.

    Bon dimanche (ou ce qu’il en reste). 🙂

  2. Merci! 😉

    « Son domaine de référence est autre que celui de la réalité ordinaire »: précisément. Vous seriez peut-être d’accord si je précisais ma formule en parlant de référence au réel. La fiction est une adaptation ludique de l’opération de représentation. L’opération de représentation comporte par définition un référent situé « en-dehors » d’elle-même. Dans ce sens, la fiction (qui mobilise certes le matériel formel et sémantique disponible) ne renvoie à rien d’extérieur à elle-même. Si la fiction peut être comprise comme création ou poièse, c’est parce qu’au contraire de l’opération de représentation, elle ne se substitue à rien mais produit une proposition qui n’a pas de référent dans la réalité. L’expression « Toute ressemblance, etc… » me paraît décrire exactement cette situation particulière – mais je suis preneur d’une meilleure formulation, si elle existe…

  3. Le distinction entre fiction et mensonge est tout de même loin d’être aussi évidente. Il y a tout un tas de fictions (en particulier des films d’horreur ou fantastique, mais aussi des livres comme le Nécronomicon, par exemple) dont une des principales caractéristiques est de vouloir faire croire à leur réalité, au premier degré. Ces films, de Cannibal Holocaust au Projet Blair Witch, fonctionnent en permettant plus facilement la suspension d’incrédulité, en ayant tous les atours d’une production diégétique (par les personnages du film, et selon les moyens qui leur sont disponibles)

    Ils évitent souvent autant que possible ce qui peut rappeler leur caractère fictionnel (par exemple en n’étant pas introduit par un jingle de production, ou par un générique : ce qui est, je crois, le cas d’ August Underground, qui se nourrit aussi de sa faible publicité pour faire croire au snuff), et cela permet au spectateur de jouer à se faire peur et à ignorer le caractère « inoffensif » de ce qu’il regarde, ou introduit un doute (même léger) qui renforce le plaisir pris à « consommer » ces oeuvres.

    Mais même en dehors de ces cas particuliers liés aux genre horreur/fantastique (qui sont tout de même assez nombreux), il me semble que dès les débuts du roman, par exemple, la frontière était assez floue. Voir par exemple Robinson Crusoé :

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Robinson_Cruose_1719_1st_edition.jpg

    (pas d’indication de l’auteur réel, et il est écrit « Robinson Crusoé […] written by himself »)

    Je pense qu’il ne faut pas donner une importance excessive à la phrase « rituelle » « toute ressemblance… » qui relève sans doute plus de la paranoïa (sans doute justifiée…) des producteurs par rapport aux éventuelles poursuites, que du geste volontaire et assumé de l’Auteur.

  4. Du coup, cela me fait penser à ce film de Rick Gervais, The Invention of Lying – qui se déroule dans un monde sans mensonge – et par extension sans fiction, ni mythe, ni religion.

  5. @mkd: De l’Aulularia de Plaute au Blair Witch Project en passant par le Fils naturel de Diderot, c’est un des privilèges les plus constants de la fiction que de pouvoir jouer avec la mise en scène du réel. Une de mes fausses attestations préférées est celle mise en tête de Tarzan par Edgar Rice Burroughs (1912, trad. de l’américain par John Duval):

    «Je tiens cette histoire d’un homme qui n’était sans doute pas autorisé à la révéler. Un verre de vin lui a tout d’abord délié la langue et je crois que par la suite le scepticisme avec lequel je semblais écouter son récit l’a excité à le poursuivre jusqu’au bout.
    «Quand il s’aperçut un peu plus tard qu’il m’en avait trop dit sans me convaincre pour autant, une bouffée d’orgueil lui monta à la tête – le vin y était sans doute pour beaucoup – il déterra des pièces écrites: un manuscrit moisi et des archives de l’Office colonial britannique.
    «Je n’affirmerai pas la véracité de cette histoire, car je n’ai pas été témoin des événements qu’elle relate. Mais le fait que, dans mon propre récit, j’aie donné aux personnages des noms fictifs prouve assez que je crois sincèrement à son authenticité.»

    Ces jeux énonciatifs ne sont pas des mensonges, puisque leur caractère trompeur est désamorcé a priori par la catégorie « fiction », indication explicite (« Toute ressemblance… ») ou implicite qui conditionne la lecture.

  6. La prospective appartient-elle alors à la catégorie métaréférentielle, comme le récit médiatique, puisqu’elle ne se substitue, par définition, à aucun « fait réel », et qu’on ne peut en vérifier la référence?

    Elle se distingue en effet de la fiction-poétique aréférentielle, me semble-t-il, par une sorte d' »obligation de référentialité » de l’ordre du vraisemblable ou du plausible…

    Je m’interroge du coup sur le titre de mon récent billet « fictions visuelles du changement climatique »: peut-être serait-il été plus juste de qualifier ces projections d’hypothèses visuelles, plutôt que de fictions?

  7. Il m’est arrivé d’utiliser le terme « fiction » d’une manière moins précise que ci-dessus. Mais en l’occurrence, il me semble qu’on peut l’admettre pour les usages projectifs, qui sont eux aussi dépourvus de référence amont, mais qui produisent un modèle en vue d’une réalisation aval (donc « poétiques »). La situation métaréférentielle, qui renvoie selon moi à un doute, une ignorance ou un soupçon à propos du référent, ne me paraît pas convenir pour les applications prospectives, qui ne présupposent pas l’existence préalable d’une source.

  8. Je crois que tout récit, toute information transmise par un rapporteur, contient une part de fiction. En tout cas d’interprétation, où la subjectivité, le cadrage, amène une forme d’ inexactitude – et donc d’éloignement, même minime, de la vérité, de ce qui c’est réellement passé. De la même façon, toute fiction n’est jamais que pure fiction : en effet elle contient des éléments sensibles qu’a transmis l’auteur, consciemment ou inconsciemment, et qui sont des traductions de pans entiers de réel, et de vérité. Ces schémas assez flous font le miel de ce que les observateurs ont appelé « l’autofiction », grande famille littéraire où l’on ne sait jamais vraiment si les faits dont l’auteur parle c’est « du lard ou du cochon »…
    Mais votre réflexion en amène d’autres, notamment comment définir, aujourd’hui, face à la complexité des transmissions et des forces en présence (des intérêts aussi…), une information. Qu’est-ce qu’une information ? Comment en appréhender objectivement sa « réalité » ? Vaste projet…
    Quant à dire qu’une fiction n’est création que si elle est a-référentielle, je me pose la question : comment qualifier alors, un ouvrage comme « De sang froid » de Truman Capote, récit documenté et bouleversant d’un fait divers tout à fait réel – un référent – qui défraya la chronique à la fin des années 50…

  9. Nous n’avons pas tout à fait la même lecture. Pour moi, « fiction » n’est pas un mode ni un type d’énoncé, c’est une qualification, un jugement externe, effectué en fonction de l’information disponible sur le contenu. Ce jugement peut varier. Selon les publics, le récit de la Genèse peut par exemple être considéré soit comme un récit à prendre au pied de la lettre, soit comme un texte symbolique qui ne renvoie pas à une réalité.

    On peut toujours s’interroger sur le détail des formes narratives. Mais il est aussi d’une utilité cognitive et sociale très élémentaire que de savoir déterminer à quel type de contenu on a affaire: c’est pourquoi je pense que nous mobilisons de manière très commune ce type de qualification. Dans la vie courante, un contenu sera considéré soit comme fictionnel, soit comme informatif, mais pas les deux à la fois (on retrouve d’ailleurs dans l’analyse spécialisée cette approche dichotomique, qui appréciera le travail formel en fonction de la catégorie retenue). Les discussions que soulèvent des tentatives de mélange des genres, comme l’infotainment, montrent les limites de l’exercice et les risques de confusion que produit une trop grande porosité des catégories.

  10. Oui, vous faites bien de noter « une réalité », car il en existerait plusieurs selon les croyances – les religions. Ma réalité n’est pas la vôtre, ni celle du voisin, même si nous évoluons dans un monde où se produisent des faits, des événements qui arrivent bel et bien, – réellement – qu’on le veuille ou non, qu’on y croie ou non. Pour relater objectivement les faits, produire de l’information pure, il faudrait une sorte d’observateur automatique neutre, hors système (extra-terrestre), qui nous dirait sans affect ce qu’il a vu depuis que le monde est monde, et comment ça s’est passé exactement. Ce serait ÇA la réalité, et tout autre rapport (compte rendu humain) serait peu ou prou fictif, illusoire. Un mensonge quoi 🙂

  11. L’exigence d’une objectivité pure conduit nécessairement au relativisme. On peut aussi considérer que la fiction n’est pas le contraire de l’information, mais une autre façon de la présenter. L’idée que la fiction serait un alibi qui permet la narration d’événements qu’il serait impossible de raconter dans un cadre non-fictionnel, comme dans le roman à clef, est une façon classique d’envisager le problème.

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