Gallimard a menacé hier d’une procédure en dommages et intérêts les éditions électroniques Publie.net, pour la traduction non autorisée par François Bon du Vieil homme et la mer d’Hemingway. L’affaire n’est pas un conflit juridique. C’est un conflit commercial et un abus de position dominante, ce qui explique mieux la tonalité des échanges.
Comme toujours, ceux qui brandissent les règles du droit connaissent bien peu la réalité de l’édition. Les droits exclusifs de traduction sont une drôle de coutume, puisqu’ils ne portent pas sur un texte publié, mais sur toute traduction possible du texte original dans une langue donnée. Que cette règle unanimement pratiquée, qui vise à éviter toute concurrence future au premier acheteur, soit jugée conforme à la loi dit assez à quel point celle-ci est distincte du bon droit.
J’ai commis autrefois une traduction pirate d’un texte dont les droits exclusifs étaient détenus par Gallimard. La maison d’édition a choisi d’ignorer cet affront, parce que l’écho d’une micro-publication à caractère scientifique ne lui semblait pas une concurrence suffisamment menaçante.
Il est donc tout à fait possible pour un détenteur des droits exclusifs, malgré ses engagements contractuels, de décider de faire ou non la police, et c’est la première bonne nouvelle: Gallimard considère Publie.net, et plus généralement l’édition électronique, comme un rival suffisamment dangereux pour brandir son gourdin. A la place de François Bon, je verrais ça comme un compliment.
Ensuite, il eut été évidemment plus correct de contacter directement le responsable de la publication, et c’est le choix de l’intimidation qui est en effet révélateur de la position dominante dont croit bénéficier Gallimard.
Dans sa Lettre ouverte à François Bon, Pierre-Alexis Vial s’étonne qu’«une si grande maison (…) ne soit finalement qu’un ensemble de bureaux dans lequel on s’acharne à remplir des chiffres dans un tableau excel». C’est à ce type de réaction qu’on s’aperçoit du bénéfice immense pour les marchands de vendre des produits estampillés du tampon « culture ». On s’étonne que l’entreprise Gallimard ait des comptables, on la croit attachée à défendre la littérature.
Là encore, un commerce un peu plus approfondi avec les acteurs du livre renseigne mieux sur leurs habitudes et leurs mobiles. Parmi mes travaux de jeunesse, il m’est arrivé d’écrire un monologue pour un théâtre national. D’abord projeté pour être une adaptation d’une nouvelle de Dostoïevski, le texte s’est éloigné au fil de la rédaction de son modèle, au point de devenir une œuvre autonome. Mais Gallimard, éditeur de la traduction française, ne l’entendait pas de cette oreille. Quoique l’œuvre de l’auteur russe appartienne depuis longtemps au domaine public, les juristes de la maison n’ont pas hésité à faire pression pour tenter de récupérer quelques sous. Il n’y a pas de petits profits.
Le monde de l’édition est composé de quelques médiateurs indispensables, qui nourrissent le feu de leur talent, sans compter les heures. François Bon est de ceux-là. Et il y a des entrepreneurs assis sur la pile des contrats signés par leurs ancêtres, qui gèrent la boutique. Heureusement – deuxième bonne nouvelle –, le bruit fait sur le web autour des mauvaises manières de Gallimard les a fait renoncer à leur procédure en dommages et intérêts. Espérons que cette affaire leur servira de leçon, et qu’elle éclairera aussi les naïfs sur ce que protègent en réalité les fameux « droits d’auteur« .
MàJ: Prolongements
- Hubert Guillaud, « Nous n’échapperons pas à reposer la question du droit« , La Feuille, 17/02.
- Philippe de Jonckheere, « Le vieil homme et la mer pour Madeleine« , Le bloc-note du désordre, 17/02.
- Dominique Hasselmann, « Un cauchemar de Gallimard« , Le Tourne-à-gauche, 18/02
- Calimaq, « Le roi est nu« , SILex, 18/02.
- Laurent Margantin « Démolir Gallimard« , Lire numérique, 18/12.
- Nicolas Gary, « Impossible traduction d’Hemingway: Gallimard, tombeau à auteurs« , ActuaLitté, 19/12.
Quand prêter un bouquin devient un acte rebelle : http://www.desordre.net/Hemingway_VieilHommeMer.pdf
J’aime bien la réaction de mon ami Le Tourne à Gauche
http://doha75.wordpress.com/2012/02/18/un-cauchemar-de-gallimard/
On dit, en librairie, qu’il y a le conseil et le comptoir : on voit que pour cette maison d’édition, l’important restera, toujours et comme à son habitude, le tiroir caisse. Tu dis « pas de petits profits », probablement, mais quelle preuve de la peur ressentie devant une sorte de nouveauté, jeune certainement, rebelle tout autant, peu aguerrie à ces pratiques abjectes pourtant : soutien à François Bon, en effet, car ce sont la qualité de sa maison d’édition (publie.net), le talent des jeunes ou pas auteurs qui la constituent et très certainement encore plus la forme coopérative grâce à laquelle elle vit, cette maison, qui effrayent les tenants du pouvoir. Avec eux, nous, on fonce…!
Effet Streisand garanti! (Effet quoi??? dit Antoine…)
En effet, on peut aller voir là (merci Madeleine…)
http://www.desordre.net/blog/
par exemple…
J’ai du mal à comprendre en quoi il y a abus de position dominante ? D’une part… et d’autre part, en quoi il serait moins courtois de procéder comme Gallimard l’a fait que de publier une oeuvre qui semble être en infraction avec les droits ?
N’y a-t-il pas abus de position dominante lorsqu’un éditeur, qui ne détient pas les droits d’un auteur du domaine public, mais seulement ceux de la traduction, fait pression pour tenter de taxer la production d’une œuvre indépendante, au seul prétexte qu’il y a eu projet d’adaptation? Je me souviens très bien des coups de fil de Gallimard, et le mot « courtois » n’est pas exactement le terme qui me viendrait à l’esprit.
N’y a-t-il pas abus de position dominante lorsque la majorité des auteurs étrangers connus ne peuvent voir leur œuvre traduite que par Gallimard, les droits exclusifs interdisant à tout autre éditeur d’entreprendre un travail concurrent, pendant la durée de protection légale – toute une vie après la mort de l’auteur?
François Bon a exposé son raisonnement: il pensait de bonne foi bénéficier de la fin de la protection légale de l’œuvre. C’était une erreur, au regard de la loi, qui me paraît en l’occurrence en contradiction avec les principes généraux qui régissent la propriété intellectuelle. Ceux-ci font en effet dépendre son application de l’existence d’une œuvre, et de son exploitation sur un support et pour une durée déterminés. Les « droits exclusifs », qui sont une vulgaire prime au premier acheteur, et qui ne fonctionnent qu’à l’abri de la durée de protection offerte par le droit d’auteur, ne relèvent pas de la propriété intellectuelle, mais du régime du contrat commercial. Je suppose qu’on peut trouver justifiée cette protection d’un monopole. Ce n’est pas mon cas.
@ André Gunthert : merci de cette analyse claire qui sait séparer… le bon grain de l’ivraie, et le juridique empesé d’une approche réaliste.
Merci aussi pour avoir mis un lien vers ma petite « fiction » !
@ PCH : merci également à toi.