Laisser des traces

Discuté aujourd’hui avec Christian Ingrao de nos pratiques automémorielles respectives. En historiens accoutumés à l’apport crucial pour nos travaux des correspondances privées, c’est avec préoccupation que nous observons la désintégration de cette ressource, menacée par l’entropie que génère l’usage de la palette de plus en plus étendue de nos outils de communication (e-mail, SMS, chat, messagerie de réseau social, forum, commentaires, etc.).

Face à cette évolution, nous avons opté pour des stratégies diamétralement opposées, mais qui témoignent chacune à sa manière de notre souci de préserver des traces de l’activité personnelle. Christian a choisi d’archiver systématiquement ses e-mails (il a même tenté, si j’ai bien compris, d’archiver ses SMS) – soit quelque 80.000 messages à ce jour.

De mon côté, c’est de façon tout à fait délibérée que j’ai décidé de me laisser contaminer par l’état de fait créé par l’absence de gestion systématique de cette ressource au sein de notre univers électronique – laissant s’accumuler les e-mails lorsque ceux-ci sont archivés par défaut (comme sur Gmail), mais acceptant aussi de perdre ce que les systèmes laissent échapper (chat, messageries, SMS, changements d’ordinateur, crash de disque, etc.). Ma réponse a cette désorganisation a consisté à investir l’espace du blog, pour produire une documentation alternative de mon activité. Celle-ci est évidemment différente de la correspondance, puisque publique et organisée. Mais, je m’en rends compte maintenant, la multiplication des traces tout comme la plus grande personnalisation de l’expression a bel et bien représenté un geste de transfert documentaire, et la tentative de préserver une cohésion en basculant d’un espace en voie de décomposition vers un dispositif plus stable.

4 réflexions au sujet de « Laisser des traces »

  1. On m’a dit une fois (mais je ne connais pas les chiffres véritables à ce sujet) que le correspondance écrite avait quasiment disparu avec l’arrivée du téléphone dans chaque foyer, entre les années 1960 et 1970. Internet ou le SMS ont redonné une importance aux communications écrites, mais effectivement, de manière dispersée : je connais des jeunes gens pour qui l’e-mail est un archaïsme, quelque chose qui ne sert quasiment que pour créer des comptes Facebook et autres.
    Dans le même temps, les efforts d’archivage (légitime, légal ou non) de nos flux de communication est favorisé par une augmentation exponentielle des capacités de stockage.
    J’ai rencontré récemment les artistes JoDi, à qui je demandais ce qu’ils pensaient des problèmes de conservation des œuvres numériques – un vrai problème pour les media-artists qui se retrouvent avec sur les bras des médias obsolètes -, et ils me disaient que pour eux, le meilleur moyen de conservation qui soit était le réseau, où rien ne se perd et où les programmes ou les serveurs sont mis à jour régulièrement.
    Je prédis néanmoins d’angoissants trous de mémoire : subitement, Gmail, Facebook ou autres peuvent rencontrer un problème – un problème technique (l’effet de la destruction d’un disque dur ou de l’interruption de communications est quasi invisible dans le « nuage » mais pas forcément sans effets), un problème commercial (rachat…) ou juridique par exemple – qui aboutira à la disparition ou à la confiscation d’un pan entier de nos mémoires.

    La secte des mormons a récemment trouvé une utilité lorsqu’on s’est aperçu que son baptême religieux systématique de tous les morts de l’histoire humaine avait permis d’amasser une documentation généalogique absolument incroyable.
    Peut-être que dans cinquante ans les historiens et les philologues considéreront de la même manière la NSA et son entreprise systématique d’analyse et, sans doute, d’archivage des communications mondiales.

  2. Pour conserver les SMS, il existe des applis qui transfert chaque sms envoyés/reçus vers son @ email (un peu à la façon des ces pllis photo qui chargent les images réalisées avec un mobile sur FlickR ou sur un site dédié).

    Je l’ai donc essayé une fois, mais comme cela ajoutait une charge supplémentaire à la gestion des emails, j’ai laissé tombé…

    (coté nostalgie ou plaisir de l’écrit et poésie du Sms privé, je crois que c’est Mathilde Seigner qui transcrit dans un petit carnet les sms de ses amis et connaissances…)

  3. Il existe probablement une différence entre les usages de la correspondance générale, et les informations qui font sens pour le regard historique: préparation d’un projet, notification d’un accord entre des parties, établissement d’un calendrier, etc. Pour ces usages « stratégiques », je suis porté à penser que le recours à l’écrit sur papier a perduré largement jusqu’à l’arrivée de l’e-mail.

    L’e-mail a introduit une rupture parce que les fabricants l’ont initialement pensé comme un moyen de communication, pas comme un document. Détruire un e-mail auquel on avait répondu faisait autrefois partie des stratégies de gestion du courrier électronique, dont les premiers logiciels ne prévoyaient pas qu’on puisse transférer une archive courrier d’une version sur l’autre. Je me souviens très bien que l’option d’archivage par défaut de Gmail a été pour moi une surprise, et le symptôme que quelque chose avait changé dans l’approche de la communication électronique. A l’EHESS (institution plutôt conservatrice en matière de nouvelles technologies – mais représentative de l’état d’esprit de la culture des humanités), je sens bien que l’e-mail est encore traité avec un certain mépris. En atteste la très mauvaise gestion de l’outil, devenu un nid à spam absolument ingérable, mais qui est tolérée par la communauté, ce qui est pour moi le signe que l’e-mail n’est pas pensé comme un enjeu stratégique.

    Cela dit, dans ce cas comme dans bien d’autres, c’est l’outil numérique qui dévoile des articulations jusque là invisibles. Par exemple que c’est la matérialité du support papier qui a fourni jusqu’à présent la condition de la transformation d’un instrument communicationnel (le courrier) en document (l’archive), en lui conférant par hasard des qualités de conservation et d’archivabilité qui ne faisaient pas nécessairement partie des fonctionnalités initialement requises.

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