Degré zéro de l'image

La fonction décorative de l’image est souvent traitée avec mépris par les historiens d’art. Mais il existe un no man’s land encore plus fangeux, que l’on hésite même à nommer, souvenir lointain de l’idée de décorum, qui n’est plus qu’une sorte de sous-présence, une trace quasi effacée de ce qu’a pu être l’image.

Au café du coin, près du 105, bd Raspail, une telle relique est accrochée sur le mur de faïence, dans l’escalier qui mène aux toilettes, à un emplacement si improbable qu’il ne correspond à aucun point de vue possible (cliquer pour agrandir).

Souvenir d’une image, cette reproduction industrielle d’un paysage un peu trop chargé – dont Didier Rykner arrivera peut-être à identifier l’origine – correspond à ce qu’exprimait le vocable « chromo », image couleur de mauvaise qualité.

Cette image qui ne montre rien, que le souci du consensus le plus élémentaire, comme les tableaux de chambres d’hôtel, aussi simplets et passe-partout que les noms de rues des lotissements neufs, est à la décoration ce que le fast-food est à l’alimentation: une sorte de degré zéro de l’image, rappel douloureux de sa fonction primaire, dans une forme si standardisée et appauvrie qu’elle fait mal aux yeux, au goût et à la conscience.

A quoi peut bien servir une image que personne ne voit, un décor auquel nul ne prête attention – que quelqu’un a pourtant choisi et accroché à cet endroit? La seule explication possible de sa présence est le job dûment facturé du décorateur d’intérieur, qui avait probablement prévu aussi l’emplacement de la plante verte – jusqu’à ce que le préposé à cette tâche oublie une fois de trop de l’arroser.

Des images comme celle-ci, j’en ai vu des centaines, accrochées aux murs d’intérieurs rustiques ou de salles d’attentes banalisées. Comme il faut des livres reliés dans une bibliothèque, qu’on peut acheter au mètre, le chromo viendra prendre place dans son cadre, le bibelot sur son rayonnage. Ces images ne sont pas faites pour qu’on les regarde, mais pour attester que tout est dans l’ordre.

Véritables fossiles du salon bourgeois, ces souvenirs d’image sont bourrés d’information sur les fonctions sociales du visuel. Ils montrent l’architecture intérieure comme un espace culturel soumis à des lois et des prescriptions puissantes, où l’image est l’expression du désir de conformité.

4 réflexions au sujet de « Degré zéro de l'image »

  1. Il y a quelque chose dans cette image : les flots qui se déversent, je suppose, qui se réfèrent à ce qui se passe en ces lieux ? Hein…
    Mais plus, je trouve que, par exemple ici,
    http://owni.fr/2011/03/26/les-dessous-du-piratage-de-bercy-anssi/
    pour « illustrer » cet article (par ailleurs, fort intéressant) (et construit, et informé, on les remercie) qui traite, donc, de ce qui se passe à l’intérieur de ce bâtiment, on pose des photos qui sont le degré zéro de l’image (elles montrent des vues « cartepostalisées »de ce ministère : ah bon.)…
    Je me souviens de Sam Fuller qui (me) disait à propos de « 40 Tueurs », des « Maraudeurs attaquent »et de « The Big Red One » : « je ne mets pas de femme s’il n’y en a pas besoin, c’est aussi simple que ça… » – ici, je pense que la photo dans l’escalier tient plus sa place que dans cet article d’Owny.
    Bon, je suis encore à côté de la plaque ?

  2. Fréquentant (beaucoup trop à mon goût hélas) assidument les hôpitaux de la région parisienne je suis frappée de ne voir sur les murs, quand il y a quelque chose, que des reproductions de Macke, de Marc ou de Klee, étrange fixation sur le Blaue Reiter. On les dirait choisis au hasard, sans raison, sur un catalogue peu fourni et spécialisé dans l’art allemand du début du XXème siècle …Pourtant là, plus encore qu’ailleurs peut-être, une réflexion sur le choix des reproductions ou des oeuvres à exposer s’imposerait. Ici il ne s’agit pas d’un goût bourgeois, mais c’est tout autant acheté au mètre; je me demande à quelles lois est soumis l’espace hospitalier.

  3. Avez-vous déjà vu ce que Asgern Jorn, Enrico Baj et Daniel Spoerri ont fait de ce genre d’image ?

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