«Toute l’histoire de l’art, toute l’histoire de la philosophie de l’art, nous a habitué à considérer qu’une œuvre vaut par ce qu’elle signifie, ou par ce qu’elle exprime, ou par la qualité d’émotion qu’elle suscite en nous, ou par les pensées qu’elle produit – et non par son aspect luxueux, par la richesse de ses matériaux, par le travail de celui qui l’a faite» (Jacques Aumont, De l’esthétique au présent, De Boeck, 1998, p. 15).
L’autre soir, expérience mille fois refaite, on passe en revue avec les mômes la collec’ de DVD pour décider ce qu’on va regarder. Collec’ qui comprend évidemment une brochette des plus grands succès des quinze dernières années, des films qu’on s’est précipité pour aller voir à leur sortie. Et comme toujours, le choix est difficile. Les arguments sont rationnels, il y a les préférences des différents membres de la famille, l’élimination des films récemment revus. Le désir est comme éteint. Toute la machine qui l’a éveillé et entretenu au moment de sa sortie est loin derrière. On a vu le film, l’inconnu a disparu, reste le souvenir objectif d’un degré de plaisir. Une connaissance, pas une excitation.
Liz Taylor et moi. Je ne comprends pas du tout l’excitation de mes aînés à l’évocation de ce « monstre sacré ». Je ne suis pas de la bonne génération. Je n’ai jamais vu un film de Liz Taylor au cinéma – seulement sur un écran de télévision. Et toute l’excitation de l’accueil de Cléopâtre se résume pour moi à sa parodie par Goscinny et Uderzo dans Asterix et Cléopâtre («La plus grande aventure qui ait jamais été dessinée. 14 litres d’encre de Chine, 30 pinceaux, 62 crayons à mine grasse, 1 crayon à mine dure, 27 gommes à effacer, etc…»).
J’ai vu l’actrice Elizabeth Taylor. Je n’ai pas été contemporain de la construction de sa légende. Je n’ai pas lu les articles enfiévrés sur les yeux améthyste, vu ses mariages à la télé, compté les oscars, bavardé avec les collègues de bureau sur ses excès de boisson… Tout cela n’existe pour moi que dans les souvenirs d’Henri Chapier ou de Henri-Jean Servat, ce qui, comment dire, n’aide pas…
Les films ne suffisent pas. Liz Taylor, « la dernière star d’Hollywood », a vu sa légende patiemment construite par cet extraordinaire appareil qui les accompagne et suscite notre désir, des années d’écho médiatique, des milliers d’articles et d’interviews, des centaines d’affiches et de Unes, cet affairement que les esthètes font mine de ne pas voir et qui est l’autre moitié du cinéma.
Ce qu’on accorde à Marilyn, pourquoi le refuse-t-on à Liz Taylor ? Pourquoi, même à l’heure des hommages, son outrageuse présence médiatique fait-elle encore de l’ombre à la splendeur de nitrate de ses incarnations, pourtant inoubliables ?
Cette incandescence qui brûlait la pellicule n’était certes pas de même nature que celle de ces excès, qui faisaient se déchaîner des papiers pas vraiment glacés. Mais qui peut dire qu’elle n’était pas, d’un côté comme de l’autre, le cinéma ? Cette photogénie déchirante : image d’un désir qui ne s’éteint pas, désir d’une image insolente, qui se refuse en s’offrant, insatiablement.
Sans doute Maggie la mégère avait-elle la vulgarité trop volcanique, c’est-à-dire trop libre, pour apitoyer les paparazzi comme avait fini par le faire la frêle Norma Jane. Amante des causes sidéennes, Cléopâtre savait aussi se faire cruelle, et prendre son bon plaisir, là où il était (amis, maris, diamants…). De la souffrance, oui (beaucoup de maladies), mais pas assez d’histoires à l’eau de rose.
Finalement, son tort aura été de ne pas mourir plus jeune. Trop d’énergie à revendre : reflets dans un œil d’or, au-dessus d’un rire carnassier.
Ce qui ne va pas avec cette magnifique actrice (la pépite de « Soudains l’été dernier »), cette femme depuis son plus jeune âge au cinéma, cette personne amoureuse de son Marc Antoine, ce qui ne va pas avec elle c’est (oui, je suis d’accord avec Louise Merzeau) sa disparition beaucoup trop tardive, mais aussi, tout comme Sigourney (celle qui sauve Nostromo, et par là, en un sens, l’humanité) c’est qu’elle porte des cheveux de jais (Grace Kelly vs Ava Gardner; Catherine Deneuve vs Françoise Dorléac; Marylin Monroe vs Jack Lemmon… :°))) Son amitié avec Bamby avait aussi quelque chose de formidable. Salut l’artiste…!
La première fois que j’ai vu Liz Taylor dans un film, c’était dans une salle de cinéma. Ma grand-mère m’avait amené voir « Samson et Dalila » (Cecil B2000), dont j’ignorais qu’il était sorti quarante ans plus tôt et que l’actrice était en fait Hedy Lamarr. Je ne sais pas pourquoi j’ai été si longtemps persuadé qu’il s’agissait de Liz Taylor.
Ensuite je l’ai vue au « cinéma de minuit » (FR3) dans « Soudain l’été dernier », et là, j’ai été assez impressionné par sa beauté.
La notoriété « légendaire » qui m’a plus étonné, c’est celle de Marilyn Monroe : on la voyait partout en tee-shirt, poster, figurines, etc., mais j’avais fini par croire, à tort, qu’elle n’avait joué dans aucun vrai film. Pareil pour Humphrey Bogart, d’ailleurs, une icône apparemment mais dont je ne savais rien. La légende avait survécu (pour un temps, car ça finit par passer) à ce qui faisait sa célébrité.
La comparaison avec Marilyn est utile. Mais la différence n’est pas entre la brune et la blonde. Il suffit de regarder la Une de Libé pour que cette différence saute aux yeux. Liz, la tragédienne, ne sourit pas. Héritière des Marlène et autres Garbo, elle construit sa légende sur le modèle old school de la star inaccessible, quand Bardot et Marilyn surfent sur la nouvelle figure de la girl next door, au sourire coquin et à la familiarité assumée. Si Marylin (née en 1926) a effacé Liz (née en 1932), ce n’est pas seulement parce qu’elle meurt en pleine gloire, mais aussi parce que la proximité de la comédie a tué la grandeur de la tragédie.
Peut-être : n’empêche que Marilyn ne sourit pas non plus dans « les Misfits » : comme tragédie, ce n’est pas mal non plus… Et je veux bien qu’on parle, aussi, si on va vers la tragédie, de Ida Lupino, quand Humphrey Bogart ne va pas tarder à y passer, dans « High Sierra », disons (elle a des cheveux châtains, elle passe derrière la caméra, « la femme aux cigarettes » enfin tout le kit)…
par exemple: http://insidemovies.ew.com/2011/03/25/portman-black-swan-double/
« Ce qu’on accorde à Marilyn, pourquoi le refuse-t-on à Liz Taylor ? » écrit la première intervenante, et je me demande qui est ce « on » qui accorde et qui refuse.
Et vous, Mlle Merzeau, que lui accordez-vous?… Et en quoi ce que vous accordez à l’une, à l’autre, doit-il aussi être « accordé » (si tel est le problème ici) par l’auteur?
En lisant votre texte, je me disais qu’il susciterait inévitablement des réactions épidermiques, de celles qui se produisent quand on dit qu’on n’aime pas les chiens, ou que « les enfants », en tant que généralité, nous indiffèrent.
Ces considérations mises à part, je souscris entièrement à votre texte. En revanche, je ne suis pas sûr qu’il puisse être analysé sous l’angle de la cinéphilie – je parle de ce qu’Antoine De Baecque (entre autres) a si bien décrit et non de cet emballement sentimental dont un exemple nous est donné par Le Visionaute -, qui procède de le même logique, mais pas que d’elle et par ricochet.
Ferdinand, Le visionaute vous répond bien que vous lui ayez fait l’amabilité de lui tirer dans le flanc :
Je serais ravi d’avoir ce débat avec vous à propos de la cinéphilie, plutôt que d’avoir un subir une attaque contre le sentimentalisme qui ressemble moins à une position argumentée qu’à la simple expression d’une préférence, comme si l’on disait que l’on n’aime pas les enfants parce qu’on préfère les chiens. Je vous renvoie moins à mon article en question qu’aux commentaires qui ont suivis et qui explicitent de manière plus posée ma pensée. Du reste, le livre d’Antoine de Baecque est effectivement très bien, mais la cinéphilie d’aujourd’hui prend des formes qui ne sont pas encore bien étudiées, et c’est là tout l’intérêt de la chose.