Sciences-po a annoncé en décembre la suppression de l’épreuve de culture générale à l’écrit (mais pas à l’oral) de son concours d’entrée à partir de 2013.
S’ensuit une polémique, alimentée surtout à droite, dont les participants eux-mêmes reconnaissent qu’elle est très franco-française. Sciences Po est une institution symbole de la formation des élites. La culture générale est perçue comme menacée. Sur Causeur, la réactionnaire Elisabeth Lévy relie cet abandon à la conquête des places par les jeunes issus de l’immigration ou les étudiants étrangers. La messe est dite: en supprimant l’examen de culture gé, c’est à la France que Sciences Po donne un coup de poignard dans le dos.
A quoi sert la CG? Ce matin, sur France Inter, Pascale Clark a jugé bon de réveiller un fossile vivant de ce patrimoine géologique: Philippe Sollers. Qui bredouille une réponse incompréhensible en imitant vaguement le phrasé de Mitterrand. Tout est dit. On ne sait pas ce qu’est la culture gé, ni à quoi elle peut bien servir – sauf à reconnaître ceux qui n’en sont pas.
C’est l’occasion de rappeler l’excellent sketch de Jamel Debbouze, qui anticipait sur le vœu de Claude Guéant d’avoir à justifier sa francité. Rien de plus normal que Philippe Sollers, à qui l’on n’a jamais adressé pareille demande, n’ait qu’une idée floue sur la question. Jamel, lui, l’identifie plus clairement au socle des connaissances scolaires – clichés historiques, grands auteurs et principaux fleuves – à quoi s’ajoutent quelques références au cinéma, à la musique et à l’actualité.
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Bien vu. La culture gé fut jadis un outil forgé par la IIIe République pour faire des petits bretons, auvergnats, alsaciens, basques, etc. de vrais Français, en leur faisant entrer dans le crâne nos ancêtres les Gaulois. Un projet communautaire par instrumentalisation du savoir, qui employait les moyens de propagande les plus modernes, mettant notamment l’image à toutes les sauces. Un projet qui s’est fossilisé en perdant de vue ses objectifs, et qui n’est plus aujourd’hui qu’un signal identitaire. Difficile de croire qu’un peu de name dropping et une imitation de Mitterrand puisse lui restituer sa séduction.
La culture, c’est un objet commun.
Et, en le définissant par en haut, les élites veulent montrer finalement qu’elles en sont les seules légitimes dépositaires !
Un exemple frappant (parce qui finalement, Science-Po n’est qu’un épiphénomène, non ? Mais un signe, aussi) c’est l’arrivée, sans aucune concertation avec les gens du terrain, toute droit sortie des cerveaux du ministère de l’Histoire des Arts au collège. En deux ans, sans y allouer d’heures, à moyen constant, c’est un enseignement qui «a pour ambition de transmettre à chaque élève une culture artistique commune fondée sur des références précises, diversifiées et inscrites dans leur dimension historique.»
Et en réalité, ça se traduit trop souvent par «les jeunes n’ont pas de culture, il faut les élever» ; cet enseignement se perçoit comme à l’encontre des élèves, en leur niant toute culture !
Oui, c’est un signe. Non pas de la perte d’une intelligence du monde, mais du déplacement des élites. A la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle, la culture générale est un instrument désirable de promotion sociale. Aujourd’hui, même Sollers ne sait plus très bien à quoi elle peut servir – et on ne peut malheureusement pas dire qu’il apporte la démonstration de son utilité intellectuelle (mais il était peut-être mal réveillé).
L’histoire des arts au collège est une vaste blague, une de plus. Nous savons bien que la réalité dont s’enorgueillissent nos gouvernants est l’abandon du système scolaire tout entier, destiné à une privatisation plus ou moins rapide – dont Sciences Po fournit d’ailleurs l’exemple.
@b J’ai besoin d’une explication de texte. 🙂 « Transmettre à chaque élève une culture (artistique) commune fondée sur des références précises, diversifiées et inscrites dans leur dimension historique. » est une phrase que l’on peut appliquer à tout enseignement scolaire quelque soit la matière concernée.
La culture scolaire vient toujours d’en haut, en ce sens qu’il y a forcément un groupe plus ou moins étendu qui défini ce que doit être cette culture. La culture populaire, elle vient de la famille, du groupe au sens large, d’en bas si vous voulez. Se priver de sa richesse, c’est stupide. Mais il ne faut pas la mythifier non plus, ou alors on tombe dans les mouvements américains qui veulent que les enfants soient préservés du monde extérieur et des valeurs différentes de celles du groupe. C’est le homeschooling. http://www.aim.org/newswire/homeschoolers-emerge-as-republican-foot-soldiers/ La culture populaire peut-être un ghetto tout comme la culture savante. Et l’une comme l’autre ont des locuteurs qui sont persuadés d’en être les légitimes dépositaires.
@André La comparaison avec la IIIème République me semble éclairer l’échec du débat sur « l’identité nationale ». Il s’agissait avec ce débat de reproduire la démarche de la IIIème République en définissant un socle commun qui définirait ce que serait un français et se substituerait aux cultures propres à chaque groupe. Mais dans l’intervalle, le monde a changé. L’état nation avait besoin de soldats citoyens qui puissent utiliser une langue et une culture commune pour communiquer dans les tranchées comme dans les usines. Et les cultures régionales étaient perçues comme un obstacle à cette ambition. Avec la mondialisation et la globalisation, et en l’absence d’une rente (les matières premières) qui pourrait nous permettre de survivre dans un splendide isolement, l’état français a aujourd’hui besoin de la diversité culturelle de ses citoyens pour exporter des biens et des services.
Claude Guéant avec sa circulaire sur les étudiants étrangers a ému autant les universitaires que le Medef. 🙂 http://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20111221trib000672845/etudiants-etrangers-l-administration-fait-toujours-du-zele-sur-la-circulaire-gueant.html
@Thierry: Oui, tu as parfaitement raison, on a changé de contexte, et les vieilles recettes du nationalisme ne sont tout simplement plus adaptées…
depuis Maastricht, la France est en retard pour la privatisation de l’enseignement supérieur, de l’administration aux enseignements, cela devait se faire en 2010… mais des résistances fanco-françaises freinent le projet libéral capitaliste global… est-ce que la culture générale fait partie des freins ? est-ce que dans un autre temps, le grec et le latin n’étaient pas non plus le signe d’une maintenance sociétale des dominants, remplacée par la culture générale ?
autant de questions que notre vieille société n’arrivent plus à digérer mais la ploutocratie elle, s’en moque ! voir les comptes bancaires en Suisse qui ne cessent de s’ouvrir !
Désolé pour les fautes d’orthographe, je n’étais pas encore très bien réveillé ce matin ! Mais le fond demeure. Là encore la question de la domination par l’écriture et le style se pose dans cette société en perte de repères face au rouleau compresseur libéral… quel repère pour maintenir une résistance qui ne serait pas stigmatisé de « réac », de « has been »… that’s the question ?
Ce qui est très intéressant dans cette polémique, c’est surtout qu’elle a totalement « inventé » l’objectif de la réforme, et créé une intention politique ou sociale là où il n’y en avait pas.
Pourquoi l’épreuve de culture générale a-t-elle été supprimée du concours écrit ? Tout simplement parce que les épreuves de celui-ci se passent non plus après le bac, mais de façon anticipée, grosso modo à la fin du premier trimestre, et donc que seule une petite partie du programme de philo / histoire sur lequel portait cette épreuve aura été couvert en classe.
Ancienne de Sciences Po, faisant partie de ceux qui ont passé le concours d’entrée en année préparatoire directement après le bac (et sans non plus passer par les prépas), j’ai toujours vu l’énorme formation prodiguée par Sciences Po, il suffit pour cela de comparer le niveau des sujets d’entrée dans cette école et ceux proposés au concours de l’ENA, qu’on est censé pouvoir passer 4 ans après.
@Marie-Aude, vous pensez sincèrement que c’est une question de technicité uniquement. Derrière toutes ces questions de forme que connait la société est sous-tendue un fond, un fond politique… Pourquoi les sociétés occidentales vouent-elles un culte aux nombres, data données, évaluations, et autres « cache-contenus » ? parce qu’il y a un problème de fond … et elle essaie par la technique (évaluation,enquête, indicateur etc), cette surenchère de formes, de cacher, de dissimuler un fond pauvre, déliquescent, en perte de sens et d’éthique… La culture générale a été un des ciments de la méritocratie républicaine, or cette dernière se délite… Et les lois, règlements actuels jouent les marteaux-piqueurs pour ébranler les ciments, les piliers au service d’une ploutocratie (gouvernement par, pour et de l’argent, étymologie) devenue mondiale et affichée comme règles (voir les AAA et autres évaluations)…
@Gautier: Vision un rien binaire, qui est bien celle de Sollers. La culture, c’est le texte, et c’est bien, tout le reste – la technique, le commerce –, c’est les maths, et c’est mal. Entre les deux, pas de chance, la science et ses outils d’évaluation et de modélisation disparaît dans les sables. Pas sûr qu’avec des schémas aussi sommaires, les avocats de la cause culturelle apportent la démonstration de la puissance interprétative du patrimoine de connaissances classiques… 😉
Le sketch de Jamel : « Cette vidéo n’est plus disponible suite à une réclamation pour atteinte aux droits d’auteurs soumise par TF1 ».
On pourrait presque croire à une conspiration des réactionnaires 🙂
Et hop! Le web, c’est plus fort que toi:
http://monq.biz/article-3848…
La culture est quoiqu’on en dise un liant social, le problème c’est que c’est sa version bourgeoise, identitaire et élitiste, qui est privilégiée afin non pas de renforcer la société mais un système.