MegaUpload: comment se perdent les guerres culturelles

Mégaramdam autour de la fermeture manu militari d’une plate-forme d’échange de fichiers coupable du délit de contrefaçon. Comme l’explique Jérémie Zimmermann, on peut n’avoir aucune sympathie pour ces pratiques et s’étonner de la disproportion de la réaction judiciaire (et j’ajoute: de la réponse médiatique).

Cette disproportion été interprétée comme un signal adressé aux industries du copyright. Elle est aussi la manifestation la plus tangible d’une guerre culturelle perdue.

Dans ses réflexions sur la formation de l’imaginaire des sociétés modernes (Imagined Communities, 1983), Benedict Anderson rappelle le rôle joué par l’imprimerie à la Renaissance dans la reconfiguration des hiérarchies culturelles. En favorisant une « révolution du vernaculaire », cette nouvelle technologie devient le canal privilégié de la diffusion des idées de la Réforme.

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Douce France (qu'est-ce que la culture générale?)

Sciences-po a annoncé en décembre la suppression de l’épreuve de culture générale à l’écrit (mais pas à l’oral) de son concours d’entrée à partir de 2013.

S’ensuit une polémique, alimentée surtout à droite, dont les participants eux-mêmes reconnaissent qu’elle est très franco-française. Sciences Po est une institution symbole de la formation des élites. La culture générale est perçue comme menacée. Sur Causeur, la réactionnaire Elisabeth Lévy relie cet abandon à la conquête des places par les jeunes issus de l’immigration ou les étudiants étrangers. La messe est dite: en supprimant l’examen de culture gé, c’est à la France que Sciences Po donne un coup de poignard dans le dos.

A quoi sert la CG? Ce matin, sur France Inter, Pascale Clark a jugé bon de réveiller un fossile vivant de ce patrimoine géologique: Philippe Sollers. Qui bredouille une réponse incompréhensible en imitant vaguement le phrasé de Mitterrand. Tout est dit. On ne sait pas ce qu’est la culture gé, ni à quoi elle peut bien servir – sauf à reconnaître ceux qui n’en sont pas.

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L'art n'a pas de prix (mais le musée d'Orsay doit boucler son budget)

Je les ai manquées… J’étais dernièrement au musée d’Orsay – mais malheureusement pas le jour du tournage de la pub Etam… Dommage que Christophe Girard, le préposé municipal à la culture adjointe (et accessoirement ennemi de la photo au musée), ne nous ait pas donné son sentiment sur cette forme de distraction industrielle.

J’allais plus platement visiter l’exposition « Beauté, morale et volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde« , de Stephen Calloway, Lynn Federle Orr et Yves Badetz, qui ferme ses portes le 15 janvier. Belle proposition muséale, qui présente l’intérêt de reconstituer l’esprit d’une époque et d’une société, à travers un ensemble cohérent d’œuvres des beaux-arts mais aussi des arts décoratifs. Une association qui manifeste l’empreinte de classe de l' »aesthetic movement« , divertissement réservé à une élite de privilégiés. Plutôt qu’un musée, l’exposition donne l’impression de visiter un magasin d’antiquités, où il ne manque que l’étiquette du prix aux objets présentés. Un fauteuil, un buffet, une assiette, tous les objets du quotidien portent de manière inévitable la connotation de leur valeur économique, que l’on estime au doigt mouillé à comparaison de son propre équipement mobilier.

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Jeanne, juste une image…

C’est Michelet qui invente en 1841 la Jeanne d’Arc qui nous est familière. Pour Voltaire, ce personnage de légende n’est que le signe de la crédulité populaire et un objet de moqueries paillardes. Mais au XIXe siècle, la construction du nationalisme puise dans l’histoire le répertoire de ses figures. La Jeanne mère de la France lui fournit une icône de choix, déclinée en d’innombrables produits d’édition. Issue d’un Moyen-Age de pacotille, elle tire en partie son énergie symbolique d’un croisement avec la Marianne révolutionnaire, sa cousine en romantisme. Solliciter aujourd’hui le souvenir lointain de cette figure héroïque, c’est rappeler le temps où l’Etat avait pouvoir sur la marche des choses, et particulièrement celui d’édicter les symboles et les récits d’un peuple. Le branle de ces vieilles icônes ne souligne que plus cruellement la vacuité aujourd’hui du lieu politique, qui n’a plus ni modèle à désigner ni rêve à nourrir, qui a perdu la confiance d’un peuple qu’il a cessé de représenter, qui ne sait plus que jouer avec des images qui ne veulent plus rien dire…

Avec en cadeau, la photo de Bourdieu…

Soit la parution, dix ans après la mort de Pierre Bourdieu, de l’édition de son cours au collège de France, Sur l’Etat, au Seuil. Deux journaux événementialisent cette parution: Mediapart publie une enquête en 3 volets sur l’héritage du sociologue, Libération affiche en couverture le portrait de la star (édition du 5 janvier). Comme de coutume en pareil cas, l’annonce par Sylvain Bourmeau d’«une jolie surprise à la Une de Libération» sur son compte Facebook est saluée par de nombreux « like » et reprises. Ce qui m’intéresse ici est ce que révèle la capacité à susciter l’attention d’une Une esthétique, illustrée d’un beau portrait, comparée à sa version « hard« , décorée seulement de la couverture de l’ouvrage, en vignette.

Quoique les deux contenus éditoriaux occupent dans chaque journal la première place dans la hiérarchie de l’information, la Une-affiche semble susciter plus facilement les commentaires et l’appropriation que les articles de Mediapart. « Classe! », s’exclame par exemple Dominique Cardon devant le signalement de la Une de Libé sur Facebook – réaction qui porte visiblement sur la reproduction de l’image. Comme si la photo de Bourdieu – ou plutôt le choix éditorial de Libé – était en lui-même une forme d’hommage. (Re)voir Bourdieu, pour ceux qui l’ont connu et aimé, à la Une du quotidien, est évidemment une joie. Mais il y a aussi le soupçon que c’est ici l’image qui fonctionne comme un cadeau, comme la vignette Panini, l’image pieuse offerte aux enfants sages, la couverture d’un disque…

En comparaison de la mise en valeur de Mediapart, la Une illustrée l’emporte. Elle n’est pas seulement une manière d’organiser l’information, un véhicule éditorial, un message. Elle a quelque chose de plus: d’être une image, un quasi-objet, qu’on peut partager, apprécier en tant que tel. Quelque chose qui s’offre ou s’achète, un objet du désir, une jolie surprise…

Pourquoi l'iPhone est le meilleur appareil photo

Parti faire des emplettes en ville, je croise une fanfare de Maubeuge qui pousse le flonflon avec enthousiasme. Dilemme. J’ai dans ma poche l’excellent appareil photo compact Fujifilm X10, qui fait des images magnifiques. Oui mais cette scène, je voudrais la partager avec ma femme, restée à la maison. Un petit coucou instantané, pour dire je pense à toi, regarde ce que je vois. Il me faut donc abandonner à regret le superbe appareil, et me rabattre sur mon iPhone, qui seul permet de transmettre sur le champ la photo.

Le succès de l’iPhone, y compris sur le terrain du photojournalisme, fait grincer les dents des puristes. Qui ne comprennent pas ce qu’on trouve à un outil médiocre et n’y voient qu’un effet de mode. Moi, ce que je ne comprends pas, c’est comment des fabricants d’appareils photo osent aujourd’hui proposer des machines non communicantes. La photo a changé d’ère. Il serait temps qu’ils s’en aperçoivent.

Sarkozy est-il bon pour le cinéma?

Reprenant une photo déjà utilisée en couverture de Télé 2 semaines le 3 décembre, Paris-Match sacre à son tour Intouchables comme « phénomène ». Ayant dépassé la barre des 13 millions d’entrées en 6e semaine, le film tutoie désormais les plus grands succès du box-office français (Bienvenue chez les Ch’tis: 20 millions; La Grande Vadrouille: 17 millions; Astérix et Obélix, mission Cléopâtre: 14 millions; Les Visiteurs: 13 millions).

A noter que, dans les films récents, ni le succès des Visiteurs ni celui d’Asterix et Obélix n’avaient fait l’objet de tentatives d’interprétation à caractère sociétal. En revanche, la solidarité surlignée des Ch’tis avait permis de le décrire comme un exutoire à l’égoïsme sarkozyste. L’éloge de la « fraternité » d’Intouchables s’inscrit dans la même veine d’une fiction venue racheter la brutalité du monde contemporain. Une lecture que pourrait confirmer le classement final en 2e ou 3e position du film, venant renforcer le constat que les années Sarkozy auront été plutôt fastes pour les comédies à prétexte social.

Cette interprétation est-elle pertinente? Difficile de dire si Les Neiges du Kilimandjaro auraient fait moins d’entrées (près de 500.000 en 4 semaines) sous Chirac. On peut par contre en déduire que le consensus est acquis sur le caractère barbare du régime.

Le Scrabble, degré zéro de l'illustration?

Domaine technique et immatériel, l’économie apparaît comme un univers particulièrement difficile à mettre en images. Forcée d’illustrer coûte que coûte des situations abstraites, la presse n’a à sa disposition qu’un répertoire visuel particulièrement étroit, composé pour l’essentiel de graphiques, d’écrans d’ordinateurs, de pièces et billets ou de facepalm.

Au vu des dernières tentatives de l’AFP pour fournir un matériel figuratif à la crise de la dette, sous forme d’assemblages de lettres de Scrabble (voir ci-dessus, photo Thomas Coex), il est grand temps d’ouvrir un concours photographique pour renouveler un imaginaire visiblement épuisé.

Que la force soit avec le boson de Higgs

On attend pour mardi la présentation des derniers travaux des physiciens du LHC et l’annonce possible de l’observation du boson de Higgs, événement scientifique majeur. Anticipant sur cette découverte, le journalisme de vulgarisation s’enthousiasme: «La Force de Star Wars pourrait bientôt livrer ses secrets

Au comble de l’excitation, François Léger explique dans le Reviewer: «Le boson de Higgs est un peu l’équivalent de la Force dans Star Wars, et sa présence reste théorique depuis près de 50 ans. En gros, le boson serait le vecteur d’un champ de Higgs, qui donnerait aux particules une masse. Sans lui, rien ne pourrait exister. Dans Star Wars, le boson de Higgs serait un Jedi par rapport à la Force. On appelle aussi le boson de Higgs « la particule de Dieu ».»

Comme personne ne sait très bien comment marche la Force imaginée par George Lucas, il n’est pas certain que cette mention à vocation pédagogique contribue véritablement à éclairer le lecteur. Eric Randall, dans The Atlantic Wire, raillait déjà l’omniprésence de la référence à la saga la plus rentable du cinéma dans les annonces scientifiques (encore sollicitée récemment à propos de la découverte d’un système à deux soleils, immédiatement rebaptisé Tatooine). Il est temps de renouveler le répertoire, comme Michel de Pracontal, qui renvoie plutôt à Inception (Christopher Nolan, 2010) pour expliquer des essais de contrôle du processus onirique.

Des jambes de prostituées

La prostitution est un sujet complexe qui soulève les passions. Pour les magazines, il présente aussi l’avantage de pouvoir servir d’alibi à une iconographie attractive. Exemple avec la dernière tribune abolitionniste publiée par Jarod Barry, que Slate.fr intitule drôlement « Regardons la prostitution telle qu’elle est« . Une bien jolie photo décore cet article, de jambes nues sur un lit aux coussins rouges, sagement légendées: « Des prostituées roumaines en Allemagne, en 2009 » (Reuters, Hannibal Hanschke).

On peut se rincer l’oeil sans honte, puisque ces belles gambettes sont des jambes de prostituées – information visuelle issue d’un reportage précisément situé dont la nature documentaire garantie autorise un usage sans arrière-pensées. Accessoirement, cette illustration choisie pour exciter l’imagination contredit quelque peu le propos de l’article. Supprimer la prostitution? Mais que restera-t-il pour émoustiller légitimement le bon père de famille lecteur de Slate?

MàJ: Patrick Peccatte me signale que cette photo sexy a déjà servi à plusieurs reprises, notamment pour illustrer des articles sur les maisons closes, le sexe low cost, ou le porn business