Ce qui ne va pas avec la culture

Une association de développement culturel me fait parvenir un courrier invitant à une journée de réflexion sur les liens unissant adolescents et culture dans le contexte scolaire.

L’argument est libellé comme suit:

«Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec la culture? Les adolescents ont-ils de nouvelles façons de se cultiver? Comment faire naître le désir de culture et de découverte artistique chez les adolescents? Comment les amener à croiser la matière culturelle? Y-a-t-il des oeuvres spécifiques pour les adolescents?»

Malgré le caractère bien intentionné de l’initiative, quelque chose me gêne profondément dans cette manière d’aborder la relation au fait culturel. La formule: «Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec la culture?» ne semble pas envisager une seule seconde que les « jeunes » possèdent déjà un bagage culturel qui leur est propre, construit par leur expérience cinématographique, télévisuelle, vidéoludique ou web, qui structure leurs échanges et génère des postures d’expertise ou des mécanismes d’apprentissages et de transmission complexes.

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Effet d'entraînement (notes médiatiques)

Depuis trente ans, chaque mois, l’excellente revue médicale Prescrire publie des articles détaillés qui dénoncent l’inefficacité ou démontrent la nocivité de tel ou tel médicament. Hier, pour la première fois, tous les grands médias français ont repris et abondamment cité la dépêche AFP listant les spécialités douteuses pointées du doigt par la revue. Cette attention inédite est évidemment liée au scandale du Médiator et montre un des mécanismes typiques de la construction de l’information. Un nouveau schéma interprétatif s’est construit en l’espace de quelques semaines, avec d’abord l’attestation que la remise en cause d’un médicament dangereux pouvait constituer un sujet grand public. De nombreux spécialistes sont intervenus pour montrer les limites du système d’évaluation ou le rôle des laboratoires. La plupart ont cité en exemple la revue Prescrire, seul organe effectivement indépendant, et loué son travail critique. Muni de ces clefs d’interprétation, les journalistes peuvent maintenant engager la phase deux: l’identification et la dénonciation du prochain Médiator, et la transformation de ce sujet inédit en marronnier récurrent.

Le calendrier ou la place de l'image

Au supermarché ou dans les papeteries, comme chaque année, en même temps que les présentoirs de fêtes, les calendriers illustrés sont de retour. Tradition séculaire du saut de l’an qui voyait arriver les colporteurs pour mettre à jour ces discrets outils de décompte du temps, et avec eux, la présence des images au cœur des foyers.

La préoccupation pour l’imagerie populaire s’est volontiers focalisée sur le palmarès des « icônes », photos célébrées par l’univers médiatique, promues au rang de visions d’une prétendue « mémoire collective« . Rien de plus facile que de reconnaître, derrière ces succédanés d’œuvres et leurs héroïques auteurs, la grille fatiguée de l’histoire de l’art. Pendant ce temps, des millions de produits d’édition peuplent notre univers de façon modeste, cachés dans les replis du quotidien, et font l’ordinaire oublié de l’industrie des images.

N’en déplaise aux étudiants qui s’acharnent à me proposer des mémoires consacrés à l’œuvre de Jeff Wall, le calendrier illustré est un objet mille fois plus intéressant, plus mystérieux et plus significatif que les exercices rhétoriques de l’artiste canadien.

Ce support d’image la mobilise à la façon du gadget, qui associe une fonction décorative à un accessoire utile (A. Moles, Psychologie du kitsch. L’art du bonheur). Si l’on se dit que l’image fixe, en dehors du marché de l’art, n’a jamais réussi à s’imposer comme produit consommable autonome, à la manière du disque pour la chanson, mais toujours comme une fonction ajoutée à d’autres, peut-être le calendrier nous livre-t-il le cas exemplaire de la place qu’occupe en réalité l’image dans la culture populaire.

Une place dont la modestie explique des évolutions qui restent sinon largement incompréhensibles. Et qui permet d’installer les images dans un rapport de familiarité qui est leur véritable atout.

Opération soucoupe (sociologie du journalisme d'été)

La saison change-t-elle la nature du travail journalistique? Le sérieux de l’information est-il fonction de l’ensoleillement? Parmi les sujets qu’un journaliste dédaigne l’hiver et redécouvre l’été, les soucoupes volantes occupent une place de choix. Début août, ça n’a pas manqué, de TF1 au Monde en passant par Rue89, la presse nous a rapporté un scoop d’ampleur, issu d’archives nouvellement divulguées par les archives nationales anglaises: un équipage de la Royal Air Force aurait aperçu un OVNI pendant la guerre, témoignage si inquiétant que Churchill en personne aurait décidé de le mettre au secret pendant cinquante ans pour éviter la panique.

Pour quiconque a quelques notions d’ufologie, un tel récit est à mourir de rire. «Aujourd’hui, on parle de soucoupes comme si tout le monde s’entendait sur ce dont il s’agit, explique Pierre Lagrange. Pour nous, s’ils existent, les ovnis viennent d’autres mondes: après 50 ans de controverse dans la presse et la télévision, de films décrivant des invasions « extraterrestres » et quelques centaines d’ouvrages d’experts, l’identité des soucoupes est fixée» (La Rumeur de Roswell, La Découverte, 1996, p. 25).

Tel n’est évidemment pas le cas au début des années 1940, au moment où est censé avoir eu lieu la rencontre, en pleine deuxième guerre mondiale. La notion même de « soucoupe volante » n’existe pas avant l’été 1947, date de publication du premier témoignage par la presse américaine, celui de Kenneth Arnold. A ce moment, au début de la guerre froide, on ne pense pas encore aux extraterrestres pour expliquer ces phénomènes, mais plutôt à des armes secrètes américaines ou soviétiques. Ce n’est qu’à partir de 1950, avec les ouvrages de Daniel Keyhoe (Flying Saucers are real) ou de Frank Scully (Behind the Flying Saucers), puis avec le film The Day the Earth stood still (Robert Wise, 1951) que l’idée s’impose de la présence de mystérieux visiteurs extraterrestres.

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Comment les médias engendrent des monstres

Le dernier match que j’ai vu en entier doit être celui du « coup de boule », le théâtral France-Italie en juillet 2006. C’est dire si je me considère comme imperméable aux tracas de la planète foot. Ma femme est à peine plus sensible que moi aux qualités sportives des pousseurs de ballon. Pourtant, hier soir, rejoignant l’émoi qui contamine la France entière, nous nous sommes disputés à propos des Bleus. Il faut dire qu’elle avait entendu l’abject Finkie sur radio Val, à quoi j’avais objecté que ceux qui écoutent encore le radiosophe n’ont que ce qu’ils méritent.

Nous ne sommes pas spécialement querelleurs. Même s’il nous arrive, comme tous les couples, de nous disputer pour des queues de cerises, ce différend était particulier: il n’avait aucun motif. Elle passait de l’arrogance des nantis à l’injustice de l’éviction d’Anelka, je répondais en accusant Sarkozy et le bling-bling, tout en m’énervant contre les clichés. Le ton montait sans que nous sachions exactement sur quoi nous étions opposés.

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Laisser des traces

Discuté aujourd’hui avec Christian Ingrao de nos pratiques automémorielles respectives. En historiens accoutumés à l’apport crucial pour nos travaux des correspondances privées, c’est avec préoccupation que nous observons la désintégration de cette ressource, menacée par l’entropie que génère l’usage de la palette de plus en plus étendue de nos outils de communication (e-mail, SMS, chat, messagerie de réseau social, forum, commentaires, etc.).

Face à cette évolution, nous avons opté pour des stratégies diamétralement opposées, mais qui témoignent chacune à sa manière de notre souci de préserver des traces de l’activité personnelle. Christian a choisi d’archiver systématiquement ses e-mails (il a même tenté, si j’ai bien compris, d’archiver ses SMS) – soit quelque 80.000 messages à ce jour.

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Quelle image de la révolution numérique?

En voyant la couverture du dernier Studio, qui titre par-dessus l’affiche du film de Tim Burton, « Alice au pays de la 3D », je me dis: voici une image de l’image numérique. Ces couleurs de boîte à bonbons, d’une saturation irréelle, cette image qui rappelle la photo tout en étant si évidemment onirique, comme surchargée d’artifices, s’inscrit dans la lignée des Une des magazines spécialisés exaltant la révolution Photoshop.

Ecce imago numerica. C’est-à-dire d’abord une image. Une image où ce qui est montré est le travail de la construction de l’image, le travail de l’art. Survendue avec l’appel à la 3D, qui connote la prouesse technologique, le dernier progrès en matière visuelle.

Une image de cinéma. Une image que la photo n’a jamais réussi à inscrire dans sa culture. Comme si la photo avait raté, non sa révolution numérique, mais l’occasion de sa revendication. Alors que la pub et la mode s’artificialisent de plus en plus, courent après le style de la 3D du cinéma, la photo légitime continue à ostraciser Photoshop, et à vouloir faire croire qu’elle balade sur le monde son miroir impartial. Que la révolution numérique ne l’a affectée en rien. Ce n’est pas seulement une hypocrisie. C’est un suicide culturel.

Something you should know

Qu’est-ce que la culture? Les approches classiques la définissent comme un capital: « l’ensemble des représentations collectives propres à une société » (Pascal Ory, La Culture comme aventure, Complexe, 2008, p. 11).

Cette définition laisse à mon avis de côté une dimension importante du phénomène. Ce qui distingue la culture d’un corps de connaissances quelconque est son caractère impératif, au sein du groupe où s’exerce son pouvoir. La culture, ce n’est pas seulement « something you know« , mais « something you should know« . Tous les effets citationnels constitutifs du fait culturel sont la démonstration de la prééminence conférée a priori au contenu de référence.

En d’autres termes, la culture est moins ce stock librement mobilisable qu’une manifestation identitaire, au sens où la perception de ce qui fait l’identité d’un groupe se constitue à partir d’un système de revendication, de reconnaissance et d’exclusion.

Du point de vue identitaire, ce qui est exclu du stock est aussi important que ce qui est inclus. Plutôt qu’un capital bénévolent libre d’accès, la culture est un outil de manipulation et de ségrégation par la connaissance. On n’a jamais fini de remplir les obligations auxquelles nous soumet la culture de notre groupe. C’est cette obligation qui fait la culture.

(Ces réflexions sont bien sûr inspirées par le pseudo et triste débat sur l’identité nationale, promu par le gouvernement de droite extrême élu par une majorité de Français – ce qui suffit amplement à répondre à la question, comme l’a bien résumé Cantona.)

Devinette: la théière

Mais pourquoi diable suis-je couché à plat ventre, à photographier une théière sur ma terrasse (cliquer sur l’image pour la voir en grand)? Il s’agit de reconstituer les conditions d’une expérience, nécessaire à une démonstration visuelle. Laquelle? C’est ce qu’il faut trouver. On peut poser des questions. Celui ou celle qui découvrira la clé de l’énigme remportera l’estime des lecteurs de Totem, ainsi qu’un porte-clé-lampe de poche indispensable pour rentrer le soir en cas de panne de courant généralisée (ce n’est pas une piste).

MàJ: Voir la solution.