Steve Jobs, l'informatique comme un des beaux-arts

Son récent retrait le laissait craindre. Steve Jobs est mort à l’âge de 56 ans. Fascinant de voir à quel point cet entrepreneur, de la carrure d’Edison ou de Ford, laisse une empreinte profonde sur nos vies. Même ceux qui vomissent le Mac travaillent dans l’environnement graphique d’Apple, incarné par le bureau et la souris, par lequel Jobs a légué à la Terre entière son goût pour la typo. Du Macintosh, premier ordinateur qui faisait envie, à ses fameuses keynotes en passant par le secret hystérique imposé aux employés, Jobs a promu l’informatique comme une superproduction hollywoodienne, avec la même démesure.

Le match PC/Mac, le plug-and-play, les icônes, les polices, les imprimantes laser, l’OSX, l’iBook, la suite iLife avec GarageBand, iPhoto et iMovie, l’iPod et iTunes, l’iPhone et l’iPad sont autant d’étapes remémorées sans effort, qui ont scandé les vingt dernières années d’innovations toutes plus ébouriffantes les unes que les autres, et ont accompli la métamorphose de l’informatique, passée d’un triste outil de productivité bureautique au support naturel de toutes nos pratiques culturelles.

Après avoir redessiné l’ordinateur personnel, le commerce de la musique et la téléphonie, Steve jobs a fini par faire disparaître l’informatique dans les usages. De quoi se faire haïr à jamais par les puristes de l’outil. Plutôt que la religion de l’outil, Jobs pratiquait celle de l’usager. Plutôt qu’au geek barbu, il pensait à sa mère.

Quatre environnements ont changé nos vies: Apple, le web, Google et Facebook. Quatre environnements qui ont lié comme jamais industrie et culture, et sont chacun marqués par la vocation hégémonique qu’impose la logique industrielle. Des quatre, Apple est sans aucun doute celui qui est resté le plus lié à la signature de son fondateur. L’aventure de l’informatique comme un des beaux-arts est la dernière grande aventure américaine, à laquelle nous avons tous participé. Toutes les heures passées sur nos si belles machines à rêve sont des heures que nous lui devons.

Martine et le terroriste

La culture est-elle bonne ou mauvaise? A quelques jours d’intervalle, on a vu diffuser un appel de Martine Aubry, candidate aux primaires socialistes, annonçant un « nouveau printemps de la culture » et les sophismes du terroriste norvégien Anders Behring Breivik, entérinant l’échec du multiculturalisme.

Le terme « culture » ne se trouve-t-il que par hasard, dans des sens complètement différents, dans ces propositions par ailleurs fort dissemblables?

C’est ce que pourrait laisser penser la lecture des commentaires de l’article du Monde: « Il faudrait déjà un nouveau printemps pour la notion même de culture, qui semble avoir totalement disparu des têtes de nos contemporains, seulement capables de l’identifier au marché des biens culturels. Cette disparition est gravissime, car si nous ne savons plus ce qu’est la culture, nous ignorons corollairement ce qu’est la barbarie et n’avons conséquemment plus aucun moyen de ne pas sombrer dans cette dernière. »

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Tu quoque fili

Quel souk ce blog! Après avoir traîtreusement moqué un des meilleurs représentants de la culture française sous le prétexte d’introduire la notion de connivème, voilà-t-il pas que je profite de la sortie de la nouvelle bande-annonce de The Secret of the Unicorn pour répondre à mon ami Olivier Beuvelet et poursuivre la discussion sur ladite notion.

Tintin, again. Et un souvenir précis, vieux de quelques mois, que je m’étais promis de noter et que la question d’Olivier réveille. Il n’y a pas de code, me répond-il à propos de ma description du « bien entendu » de Jeanneney, tout ça c’est de l’arnaque, pure construction rhétorique de la distinction. Et en effet, ça y ressemble beaucoup.

Mais voilà, si le « bien entendu » arlésien a résonné à mon oreille, c’est qu’il faisait écho à un précédent. Un soir, mon fils, 13 ans, déjà au lit, referme sa BD et fait mine de chercher un autre volume. Saisissant l’occasion, je sors du rayonnage L’Oreille cassée (Hergé, 1937/1943) et le lui glisse à la page du frontispice (voir ci-dessous, reconstitution), avec cette recommandation énigmatique: «C’est le fétiche arumbaya».

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La vertu, au sens romain, bien entendu

Une voix chantante, une solide culture générale et la conviction de son importance: Jean-Noël Jeanneney a tout ce qu’il faut pour être ministre de la culture. Il ne lui aura manqué que de ne pas être l’ami de la femme du président. A défaut, la présidence des Rencontres d’Arles lui valait d’ouvrir la semaine dernière le colloque « Photographie, internet et réseaux sociaux« .

Puisque Jean-Noël Jeanneney – appelons-le Jean-Nouille, ça ira plus vite – ne connaît à peu près rien ni à la photographie ni à internet, sa dissertation de khâgne n’avait d’intérêt que sur un plan ethnographique et j’avoue n’avoir accordé qu’une attention distraite à son énumération d’un certain nombre de trucs en « V ».

Ce n’est que lorsque Jean-Nouille, croyant qu’aucun de ses auditeurs du mercredi ne serait encore là dimanche, a ressorti son topo, un poil raccourci, pour l’ouverture du séminaire d’éducation à l’image « Voyages en photographie« , que j’ai dressé l’oreille. Continuer la lecture de La vertu, au sens romain, bien entendu

Qui suis-je?

Un prénom, une liste de choses que j’aime bien en vue sur un T-shirt (ici de la chaîne KFC): une auto-définition sociale et culturelle, inspirée des informations affichées sur les sites de rencontre ou les réseaux sociaux.

Qu’est-ce qui me définit aux yeux des autres? Le mot important ici est: « j’aime ». Et la structure d’une liste de termes interchangeables, dont seule la totalité est originale. Deux indications simples, qui disent le déclin de la culture dominante au profit de l’acceptation de la polyculturalité, la valorisation de l’appropriation individuelle au détriment de la conformité à la norme, le caractère profondément identitaire de la revendication culturelle. Je suis mes cultures. Mes cultures, c’est moi.

Le bruit disparu de l'instrumentation

Un blog peut servir à noter des questions ou des observations. Il sert souvent à enregistrer des agacements. Pourquoi est-ce que m’arrête la question du bruit de l’instrumentation chez Ridley Scott? A vrai dire, je n’en sais rien. Mais ça m’agace.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=wL96XnTwJsU[/youtube]

Dans Alien (1979) ou dans Blade Runner (1982), on peut constater que Scott donne vie à divers outils électroniques en les dotant d’une activité sonore paradoxale (voir ci-dessus). Un trait qui n’est pas si fréquent en SF. Il y faut d’abord le goût du silence. Star Wars (1977) est un film bien trop bruyant (dialogues, musique, combats…) pour qu’on y discerne le clic d’un bouton. Dans 2001 (1968), l’interaction avec la machine qui forme le fil rouge du scénario ne laisse que peu de place à la commande manuelle, dont la dimension sonore reste discrète.

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Degré zéro de l'image

La fonction décorative de l’image est souvent traitée avec mépris par les historiens d’art. Mais il existe un no man’s land encore plus fangeux, que l’on hésite même à nommer, souvenir lointain de l’idée de décorum, qui n’est plus qu’une sorte de sous-présence, une trace quasi effacée de ce qu’a pu être l’image.

Au café du coin, près du 105, bd Raspail, une telle relique est accrochée sur le mur de faïence, dans l’escalier qui mène aux toilettes, à un emplacement si improbable qu’il ne correspond à aucun point de vue possible (cliquer pour agrandir).

Souvenir d’une image, cette reproduction industrielle d’un paysage un peu trop chargé – dont Didier Rykner arrivera peut-être à identifier l’origine – correspond à ce qu’exprimait le vocable « chromo », image couleur de mauvaise qualité.

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Self-made nécro

28 février. Apprendre la mort d’Annie Girardot par un signalement sur Facebook. Aller sur Wikipédia pour se remémorer sa filmographie, redécouvrir des pans inconnus de sa carrière. Visionner quelques extraits de films et interviews sur YouTube, tomber sur une chanson très société du spectacle. Search et ressources encyclopédiques font mieux que le sujet du JT du soir. Souvenirs en forme d’hommage, nécro self-made en 2011.

Big Brother est sympa

«Les dizaines, ça fait mal!» Me dit à brûle-pourpoint le contrôleur SNCF qui vient de scanner mon e-billet avec son appareil portable. «Vous inquiétez pas, moi je viens de passer les soixante, vous verrez, on s’y fait!», m’explique-t-il dans un grand sourire.

Pour apporter la réponse appropriée à cette proposition d’interaction sociale, j’ai environ une demi-seconde pour réaliser que le préposé vient d’avoir accès, via le flashcode de mon billet, à ma date de naissance (exigée lors de la réservation en ligne pour établir la catégorie de voyageur à laquelle j’appartiens). L’affichage du millésime 1961, qui annonce l’irrémédiabilité de mon cinquantième anniversaire, a réveillé chez lui le souvenir de son propre passage de décade, visiblement assez éprouvant pour qu’il tienne à me rassurer.

Pendant que la crainte du fichage se nourrit de l’hostilité pour Facebook, les pratiques réelles de circulation et d’archivage de nos données personnelles nous rendent chaque jour un peu plus transparents au regard des grands frères qui veillent sur nous.