Tu quoque fili

Quel souk ce blog! Après avoir traîtreusement moqué un des meilleurs représentants de la culture française sous le prétexte d’introduire la notion de connivème, voilà-t-il pas que je profite de la sortie de la nouvelle bande-annonce de The Secret of the Unicorn pour répondre à mon ami Olivier Beuvelet et poursuivre la discussion sur ladite notion.

Tintin, again. Et un souvenir précis, vieux de quelques mois, que je m’étais promis de noter et que la question d’Olivier réveille. Il n’y a pas de code, me répond-il à propos de ma description du « bien entendu » de Jeanneney, tout ça c’est de l’arnaque, pure construction rhétorique de la distinction. Et en effet, ça y ressemble beaucoup.

Mais voilà, si le « bien entendu » arlésien a résonné à mon oreille, c’est qu’il faisait écho à un précédent. Un soir, mon fils, 13 ans, déjà au lit, referme sa BD et fait mine de chercher un autre volume. Saisissant l’occasion, je sors du rayonnage L’Oreille cassée (Hergé, 1937/1943) et le lui glisse à la page du frontispice (voir ci-dessous, reconstitution), avec cette recommandation énigmatique: «C’est le fétiche arumbaya».

Reconnaissant l’emblème qui, dans sa version photographique, décore la page d’accueil de ce blog, les lecteurs familiers de Totem soupçonneront que derrière cet anodin conseil de lecture se joue un drame de l’héritage culturel, sur un cas particulièrement sensible – pour l’un au moins des protagonistes.

En m’entendant prononcer cette formule cabalistique, je réalise à l’instant que je suis en pleine opération de transmission culturelle. Il m’importe que mon fils ait lu L’Oreille cassée, mais aussi qu’il sache que ce faisant, il s’inscrit dans la tradition familiale et en prolonge la saga. La médiation qui hisse illico presto L’Oreille cassée au rang d’oeuvre culturelle héréditaire est le connivème: «C’est le fétiche arumbaya», prononcé sur le ton aguicheur du secret partagé.

Une phrase, une intonation, trois fois rien. Ni trop, ni trop peu. Le partage culturel est fait de désir. Le « fétiche arumbaya » ne veut rien dire tant qu’on n’a pas lu l’histoire. Mais il signale de façon suffisamment claire l’appartenance de l’objet ainsi désigné au domaine des culturèmes (ce n’est pas n’importe quelle BD, ton père l’a lu quand il avait ton âge, et l’a appréciée), sans pour autant casser la dynamique de l’appropriation par un sentiment d’obligation (le plaisir de la lecture est une promesse, dont on laisse le destinataire libre de l’accomplir s’il le souhaite). Comme dans les réseaux sociaux, susciter l’envie dépend moins des qualités propres de l’objet que de la relation entretenue avec le prescripteur.

Deux ou trois mois plus tard, au moment d’écrire ce billet, je demande à mon fils s’il a lu L’Oreille cassée. La réponse est non. Echec de la transmission? Pas tout à fait. Louis sait exactement de quoi il est question, et se dépêche d’ajouter: je vais le lire pendant les vacances.

Le connivème a fait son effet. Et comme tu vois, Olivier, ce n’est pas du flan. Partager certaines informations avec nos proches est ce que nous avons de plus précieux. «C’est le fétiche arumbaya» ou «bien entendu» sont les embrayeurs discrets, les vecteurs essentiels qui désignent ce qui appartient à la culture. J’espère que ce rapprochement me raccomodera avec les aficionados de Jean-Nöel – qui n’est pas le seul à aimer les citations latines.

3 réflexions au sujet de « Tu quoque fili »

  1. Au passage, la recommandation devient tout de suite plus chargée et on comprend que le gamin repousse à plus tard cette épreuve de filiation. (Mon fils aîné a toujours évité soigneusement de suivre ces recommandations-pièges venant de son père.)

    La culture héréditaire se transmet de manière passive, sans qu’il y ait besoin de prescriptions explicites. Je me demande si ces « connivèmes » ne sont pas plutôt des névrosèmes, petits indices symptomatiques que l’inconscient de l’enfant notera dans un coin pour mieux appréhender celui de son père.

  2. Merci, André, pour cette belle réponse en forme de nouveau Totem … Comme je le disais dans un autre salon virtuel où l’on cause… (ceci est un exemple de connivème de niveau modéré) on pourrait peut-être distinguer les connivèmes et les conniv-aime dans la mise en jeu d’un contenu culturel à l’intention d’un interlocuteur (ou d’un auditoire) selon qu’on veut faire passer un désir pour un contenu et surtout un désir de voir l’autre entrer dans un champ culturel qu’on aimerait partager avec lui (conniv-aime père-enfant que tu décris très précisément) ou qu’on veut au contraire mettre l’autre sous son charme en faisant croire à l’existence d’un code qu’on maîtriserait parfaitement avec lui… (JNJ ou tout orateur dans cette situation).
    Le désormais célèbre « connivème d’Arles » me semble plus utilisé pour tenir à distance un auditoire rendu « difficile » par son expertise et manifester une appartenance prestigieuse à un groupe « entendu », que pour s’attirer la bienveillance des notables cultivés de l’assistance (mais je n’y étais pas, ce qui rend mon propos très théorique, car, comme tu le dis, l’intonation de la voix est très importante pour établir une complicité…)
    Le code existe, bien sûr, mais j’ai l’impression qu’en tant que code il doit rester sercret, voir être nié, pour exister pleinement comme élément de reconnaissance… Par exemple la façon de dire le nom de famille des “de Broglie” ou des “Schneider” est un signe de reconnaissance… Idem pour de nombreux nomx d’auteurs… Le code est discret et peu évoqué sinon il est inefficace…
    Le manifester en rendant évidente la présence d’un implicite, comme le fait le “bien entendu” à l’appui d’une référence à la culture classique (Rome elle-même) c’est une autre démarche… il s’agit de manifester son appartenance à une élite pour qui les choses sont “bien entendues” même quand elles ne sont pas prononcées… Le code existe bien mais c’est sa monstration dans le but de se distinguer qui me paraît être une arnaque… de même qu’il existe bien une Culture, au sens pratique de “se” cultiver en s’appropriant des objets, mais que le spectacle de la Culture qui en tient lieu généralement, l’étalage intimidant au lieu du partage du désir, ne renvoie à rien d’autre qu’à un besoin social de reconnaissance et de distinction… La différence comme tu le dis bien c’est le désir… on le sent vite quand quelqu’un parle d’un objet… ou il utilise le conniv-aime, ou c’est le connivème… 😉
    Comme tu le suggères, enfin, dans la transmission, il faut savoir donner et laisser prendre …

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