Les dégâts du frelon

Gondry est notre meilleur cinéaste actuel, celui qui a le mieux compris l’interaction avec la culture industrielle, tout en gardant sa part d’inventivité. Petit bijou qu’on a immédiatement envie de revoir en sortant de la salle, The Green Hornet fait partie des exercices de relecture au second degré typiques d’une actualité qui n’en finit pas de méditer ses classiques. Sortes de Bouvard et Pécuchet du super-héros, Britt et Kato en dévoilent le fond de sauce, qui est la jobardise. La réjouissante nullité d’ados attardés incapables de séduire ne serait-ce que la Milf du secrétariat est l’équivalent d’un coup de pied au cul à tout l’échafaudage mythologique soigneusement entretenu par Warner Bros. et Christopher Nolan.

Plus intéressant encore, le penchant qu’entretient le film pour la manipulation médiatique, discret fil rouge qui achève de miner les soubassements de l’idéal. Que ce soit du côté du justicier masqué ou du méchant procureur, un journal sert essentiellement à s’essuyer les pieds dessus et à fabriquer des campagnes d’auto-promotion parfaitement mensongères. La sauvegarde de l’honneur du Daily Sentinel passe d’ailleurs par une destruction physique quasi totale de l’immeuble (tout ça pour copier un fichier d’une clé USB finalement vide).

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Votez Carla!

Fidèle à sa vocation d’organe de propagande du régime en place, Paris-Match a publié dans sa dernière livraison une magnifique image qui résume la stratégie de la future campagne pour la réélection de Nicolas Sarkozy. Effectuée le 7 janvier à l’occasion du déplacement du couple présidentiel aux Antilles, la photo d’Elodie Grégoire associe habilement le romantisme de Love Story à la connotation de la puissance élyséenne, avec ces deux profils mêlés regardant dans la même direction à travers le hublot d’un hélicoptère (cliquer pour agrandir).

«Le geste de Carla est tendre et protecteur. Le chef de l’Etat sait qu’il pourra compter sur elle dans les moments décisifs. (…) Le président de la République a donc entrepris une opération séduction. Avec Carla comme carte maîtresse», nous explique Virginie Le Guay.

Traduisons. Totalement décrédibilisé dans l’opinion, à court d’idées et de ressort programmatique, l’hôte de l’Elysée n’a plus pour seule ressource politique que l’affichage de Madame, qui par chance est super-canon. Habile calcul: au cas où ce serait Martine qui porterait les couleurs du PS, le cochon qui sommeille en tout électeur mâle n’hésitera pas longtemps. Quant à DSK, l’âge de ses artères ferait peser un sérieux risque d’accident coronarien sur la campagne. Qui ne s’annonce pas triste.

Ce qui ne va pas avec la culture

Une association de développement culturel me fait parvenir un courrier invitant à une journée de réflexion sur les liens unissant adolescents et culture dans le contexte scolaire.

L’argument est libellé comme suit:

«Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec la culture? Les adolescents ont-ils de nouvelles façons de se cultiver? Comment faire naître le désir de culture et de découverte artistique chez les adolescents? Comment les amener à croiser la matière culturelle? Y-a-t-il des oeuvres spécifiques pour les adolescents?»

Malgré le caractère bien intentionné de l’initiative, quelque chose me gêne profondément dans cette manière d’aborder la relation au fait culturel. La formule: «Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec la culture?» ne semble pas envisager une seule seconde que les « jeunes » possèdent déjà un bagage culturel qui leur est propre, construit par leur expérience cinématographique, télévisuelle, vidéoludique ou web, qui structure leurs échanges et génère des postures d’expertise ou des mécanismes d’apprentissages et de transmission complexes.

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15 secondes pour France 5

Lorsqu’Andy Warhol énonce en 1968 l’aphorisme fameux selon lequel chacun aura droit à ses 15 minutes de célébrité (« In the future everyone will be famous for 15 minutes« ), la mention d’une durée si brève a pour fonction de ridiculiser cette gloire factice. Quelque quarante ans plus tard, « Médias, le magazine » (France 5) réduit à 15 secondes la durée moyenne d’expression de ses invités. On n’a pas intérêt à bafouiller.[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=G8Izpm_9n_w[/youtube]

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"Mitterrand est à la une de Match"

« Mitterrand est à la Une de Match« , énonce le journaliste d’une émission radiophonique matinale, sur le ton de l’évidence, pour faire réagir son invité. Pour le 15e anniversaire de sa mort, le magazine consacre en effet un dossier fourni à l’ancien président.

Pourtant, dans la façon dont ce choix est décrit, on a l’impression qu’il s’agit d’un fait objectif plutôt que d’une option éditoriale. « Mitterrand est à la Une de Match« , plutôt que « Match met Mitterrand à la Une ». L’implicite que recouvre cette tournure impersonnelle est la conviction que les choix éditoriaux ont en effet vocation à s’imposer comme des faits objectifs.

Si Match est Match, c’est parce que sa rédaction s’efforce de rendre compte de manière impartiale des affaires du monde. Les options retenues au terme du processus éditorial, mystérieuse alchimie collective dont le public ne connaît que le résultat, l’ont été en raison même de leur caractère de généralité et de leur représentativité supposés. En d’autres termes, quand une image s’élève jusqu’à ce sommet de l’énonciation qu’est la Une, l’ensemble du système médiatique la désigne comme dotée d’une valeur éminente et d’une signification supérieure.

Fait aussi indéniable que le constat d’un phénomène naturel, « Mitterrand est à la Une de Match » est un énoncé d’un registre équivalent à « il a neigé » ou « Il y a eu une éclipse de soleil ». Puissance du dispositif (et non de l’image), parfaite circularité du système (où le journalisme entérine ce que le journalisme a produit), génie de l’objectivation.

Le signe de la pensée

On peut s’appeler Sébastien Fontenelle et n’en être pas moins sensible à la contrefaçon. Accueillant avec ironie la Une du dernier numéro d’Alternatives économiques, composée de portraits encadrés sur fond blanc,  Sébastien la rapproche de la couverture des Editocrates, en laissant entendre que le magazine a puisé son inspiration dans le réjouissant pamphlet qu’il a co-écrit avec Mona Chollet, Olivier Cyran et Mathias Reymond.

Je laisse de côté le débat classique en histoire de l’art des sources et des influences (non sans noter toutefois que l’interprétation du motif de la galerie des ancêtres par AE, avec sa légère ombre portée et ses noms propres disposés dans des cartouches, est plus réussie que celle des éditions Press Pocket).

Ce que le rapprochement des couvertures manifeste, c’est une légère différence de posture entre les deux catégories de modèles. Alors que les capitaines d’industrie affichent la sereine frontalité (le cas échéant soulignée par des bras croisés) de ceux qui affrontent les tempêtes sans sourciller, la majorité des éditorialistes (6 sur 9) se caractérise par un appui ou un geste de la main, poncif qui s’interprète dans le portrait classique comme la connotation de l’activité intellectuelle, typique des écrivains, des savants ou des peintres (cliquer pour agrandir).

A l’orée du XXIe siècle, les vielles conventions du portrait peint n’ont pas disparu. Elles perpétuent les distinctions de classe, d’activité ou de statut que nous savons reconnaître d’un seul coup d’œil. Ce qui donne une solide raison pour les encadrer de bois doré.

Effet d'entraînement (notes médiatiques)

Depuis trente ans, chaque mois, l’excellente revue médicale Prescrire publie des articles détaillés qui dénoncent l’inefficacité ou démontrent la nocivité de tel ou tel médicament. Hier, pour la première fois, tous les grands médias français ont repris et abondamment cité la dépêche AFP listant les spécialités douteuses pointées du doigt par la revue. Cette attention inédite est évidemment liée au scandale du Médiator et montre un des mécanismes typiques de la construction de l’information. Un nouveau schéma interprétatif s’est construit en l’espace de quelques semaines, avec d’abord l’attestation que la remise en cause d’un médicament dangereux pouvait constituer un sujet grand public. De nombreux spécialistes sont intervenus pour montrer les limites du système d’évaluation ou le rôle des laboratoires. La plupart ont cité en exemple la revue Prescrire, seul organe effectivement indépendant, et loué son travail critique. Muni de ces clefs d’interprétation, les journalistes peuvent maintenant engager la phase deux: l’identification et la dénonciation du prochain Médiator, et la transformation de ce sujet inédit en marronnier récurrent.

Touche pas à ma banque

Incroyable le peu de commentateurs qui ont compris le sens du défi de Canto. A défaut, on peut lire maintenant des conseils pour changer de banque… Retirer son argent ne visait pourtant la finance qu’à proportion de sa collusion avec le politique. Puisque voter ou descendre dans la rue ne sert visiblement plus à rien, le retrait pouvait apparaître comme un geste concret et peut-être le dernier moyen pour le citoyen de se faire entendre.

Ainsi, tous ceux qui ont traité le footballeur d’imbécile ont surtout révélé leur peu d’intelligence de l’évolution du sentiment politique. Enfoncé avec une violence inouïe par tout ce qui fait profession d’éditorialiste, le bankrun, lui aussi, a échoué. Pas sûr que Christine Lagarde puisse s’en réjouir. Après le bulletin, après la pancarte, si le retrait ne change rien, il ne reste plus guère que la fourche et le piquet…

Téléphobie

Je rebondis sur un billet que Rémy Besson consacre au petit ouvrage de Pierre Bourdieu sur la télévision, qui avait suscité chez moi une grande déception. J’avais rapidement rangé Sur la télévision, opuscule rapide et pas à la hauteur de la réflexion acérée de Bourdieu sur les mécanismes culturels, parmi les symptômes du désintérêt des lettrés pour le petit écran.

Ce désintérêt renvoie selon moi à un contexte plus global. Pour le dire à mon tour de façon excessivement rapide, mon impression est que la télévision n’a jamais réussi à créer une culture – au sens d’un ensemble identifié d’œuvres ou de référents partagés, unis dans une réception valorisée, disons une culture construite.

Signifiés par les expressions de « cinéphilie » ou de « discophilie », le film ou la musique enregistrée ont été des créations technologiques qui ont été très tôt accompagnées de systèmes de valorisation de leurs contenus par une sociabilité spécialisée, l’organisation de clubs, de publications, et l’émergence d’une critique des contenus. La photographie est probablement la plus ancienne des activités techniques à avoir généré spontanément, dès 1851, une activité culturelle sur le modèle du connoisseurship des œuvres d’art.

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Ecologie du cinéma, vérification par l'échec

Quelqu’un à la rédaction de Studio Ciné Live a l’œil vif et l’esprit avisé. Le magazine est le premier à avoir pensé à gratifier Culture Visuelle d’un abonnement gratuit (adresse: André Gunthert, Culture Visuelle, INHA, 2 rue Vivienne, 75002 Paris). Ce qui, compte tenu du nombre d’étudiants qui se consacrent cette année aux études cinématographiques, est une excellente idée. Ces exemplaires seront mis à leur disposition dans la bibliothèque du Lhivic.

Je ne lis pas régulièrement les magazines de cinéma. C’est un tort. Ces objets passionnants participent depuis le début du XXe siècle à l’écriture d’une de nos principales mythologies, celle de l’homme imaginaire – pour reprendre la formule par laquelle Edgar Morin caractérisait le cinéma. Feuilleter SCL fournit à chaque page la démonstration que cette mythologie est plus vivace que jamais.

On reviendra sur le prochain Harry Potter, auquel SCL consacre sa couverture. Un article a particulièrement attiré mon attention, qui tente d’expliquer pourquoi le film Scott Pilgrim (Edgar Wright, 2010), qui aurait dû faire un carton cet été, a finalement été un bide. Alors que l’attention se concentre habituellement sur les films à succès, la question de l’échec est une excellente façon de tester les présupposés de la fabrique de blockbusters.

Denis Rossano retient plusieurs motifs. En premier lieu, un rôle titre confié à un comédien « doué mais peu charismatique » (Michael Cera). Mais aussi la surévaluation par le studio du succès de la BD de Bryan Lee O’Malley à l’origine du film, une publicité qui n’a pas réussi à « refléter le concept et l’univers visuel du film », ou encore la concurrence d’Expandables. Soit un ensemble de traits qui concernent moins les qualités intrinsèques du film que le système de valorisation dont il est partie prenante. En quelques mots se dessinent les ressorts réels de la construction de l’imaginaire cinématographique, qui font regretter d’avoir consacré tant de pages aux films eux-mêmes, et si peu à leur écologie.