Seul… ou presque

Chronique du mensonge ordinaire (suite). A l’occasion de la sortie du film Comme les cinq doigts de la main, d’Alexandre Arcady, le dernier numéro de Paris-Match propose un entretien biographique avec Patrick Bruel, illustré de photos de Floriana Pasquier qui peignent l’acteur en aventurier au cours d’un séjour en Namibie, où il est allé «se ressourcer» (n° 2533, 29 avril 2010).

Se détachant sur un magnifique décor montagneux, seul, les yeux fermés, les bras en croix, Bruel incarne la communion avec la nature vierge, «loin de tout et proche de soi». Une très belle image – dont la magie ne fonctionne que si l’on oublie l’opératrice, juchée sur un promontoire, au-dessus du comédien, pour créer cette vue en plongée qui inscrit son corps sur la majestueuse perspective des reliefs étendus jusqu’à l’horizon.

Nul doute que Bruel a bien été faire son trekking en Namibie. Et pourtant, voici un portrait qui, sans la moindre retouche, est à proprement parler une fiction. Non pas un instantané pris sur le vif au moment où le comédien inspire l’air pur, mais une reconstitution pour la prise de vue, habilement cadrée pour suggérer cette impression de solitude aventureuse – par une photographe de l’agence H&K, consacrée au people chic, spécialement dépêchée dans l’autre hémisphère pour réaliser ce publi–reportage qui a coûté bonbon. Une mise en scène qui repose sur cette caractéristique essentielle de la photographie: se faire oublier comme dispositif.

16 réflexions au sujet de « Seul… ou presque »

  1. Bonjour,
    je ne vous comprends pas bien. Quelle est l’honnêteté à laquelle vous aspirez? Vous êtes gêné par la plongée? Mais il en va tout de même d’un geste photographique essentiel. Choisir un cadrage avantageux n’est pas une tromperie. Comment faire selon vos règles? Ne capturer que des photo d’identité agréées passeport ? Par ailleurs pourquoi le promontoire que vous imaginez ne serait-il pas un relief naturel?

  2. Tout ce « reportage » est une fiction, destinée à fabriquer de belles images. Qu’on les fasse par au-dessus ou par en-dessous n’a aucune importance – sinon celle de révéler la présence du photographe, et par là-même le caractère mis en scène de cette prise de vue censée montrer l’artiste seul avec lui-même.

    Le fait que vous ne perceviez pas le caractère artificiel de cette situation montre simplement à quel point les médias visuels nous ont accoutumé à cette fictionnalisation. Notez bien que je n’exige nullement de la photographie qu’elle dise la « vérité ». Dans le cadre médiatique, la photo est là pour raconter des histoires, c’est comme ça. Souligner cet exemple d’un « mensonge ordinaire » est une réaction à l’omniprésence du discours anti-retouche – comme si la photo n’avait pas mille autres manières de jouer avec le réel.

    (J’ai utilisé le terme de « promontoire » précisément parce qu’il désigne toute forme de surplomb, y compris un relief naturel…)

  3. Je suis toujours sceptique.
    Pour tout vous dire, et je n’ai aucun intérêt dans cette histoire, je trouve le rapport texte image assez subtil. Le titre fonctionne bien, dans le sens où « il faut bien qu’il y ait quelqu’un pour prendre la photo ». Le sujet est assez crédible et l’on peut croire que cette photo a été prise à l’issue d’une vraie marche. On veut bien croire à une forme de sincérité de ce reportage, où, après l’ascension de l’éminence sur laquelle il se trouve, il respire largement, et la photographe de profiter du panorama. Quitte à aller le suivre jusqu’en Namibie, on veut croire qu’ils n’ont pas arrangé cette prise de vue à la va-vite derrière l’aéroport.
    Je trouve cette photo beaucoup plus vraie, ou sincère, que les reportages habituels de Paris Match.
    Je trouve là que votre propos porte plus sur le contenu et le contexte de ce reportage. Est-ce bien naturel d’aller éclairer P.B. pendant qu’il se ressource. C’est l’idée et la réalisation qui vous agacent peut-être – et moi aussi d’ailleurs. On doute de la sincérité de cette « retraite » et de ses motivations. En revanche il n’y a plus qu’en cette image que l’on peut avoir confiance. Ne serait-ce pas P.B. qui manque d’honnêteté à vos yeux ? C’est l’image qui est trop vraie pour lui.

  4. Comme quoi il existe un « hors champ » destiné à faire travailler l’imagination et un autre qui sert à cacher pudiquement son foutoir.
    Je me demande si les gens ont envie d’y penser, s’ils ne préfèrent pas l’idée du gars libre comme un oiseau tout seul dans un paysage désertique à l’idée de la séance de photo avec trois personnes organisée pour préparer un retour, avec l’amical concours (peut-être) d’un fabricant de vêtements qui a payé pour que la marque du slip dépasse… On se projette plus facilement dans le conte que dans la réalité.

  5. Le plus surprenant dans cette photographie (je n’ai pas lu l’article), n’est-ce pas la légende « Seul… ou presque » ?
    La légende qui nous donne à voir l’image démonte le dispositif. Pourquoi « ou presque » ? Est-ce parce que Paris-Match pense que ses lecteurs sont conscients du dispositif et que si la légende était « Seul… » les lecteurs penseraient que Paris-match les prend pour des cons ou est-ce parce que Voila ou Gaci vont nous sortir bientot la nouvelle histoire d’amour de Patrickkkkk avec la photographe ?
    Dans tous les cas, je trouve que la légende casse le dispositif.

  6. « Seul… ou presque » n’est pas la légende de la photo, mais le titre de l’article, repris du titre de la tournée 2009 de Bruel, qui était alors un clin d’oeil à son divorce. Par rapport au corps de l’article, ce titre fonctionne essentiellement comme une allusion à sa nouvelle compagne (exemple d’intertitre: «Il voyage en solitaire mais à Paris, Céline l’attend»).

    Cela posé, ce portrait est très étrange. L’actu, c’est le film d’Arcady. L’angle de l’entretien (avec Jean-Paul Enthoven), c’est la confession d’un homme mûr au tournant de sa vie. On peut se demander ce que vient faire ici la «retraite» namibienne, qui fournit l’ensemble de l’iconographie (5 photos dont 2 double-pages), alors qu’il ne s’agit pas d’une véritable news (le magazine ne donne aucune date ni aucun lieu précis pour ce séjour, qui n’existe qu’en images)…

    Ce « reportage » a été tourné comme un shooting de mode à l’autre bout du monde – et avec un budget équivalent. Cette dépense n’a aucun sens d’un point de vue journalistique. Sauf dans un cas. Si cette escapade a pour but de constituer le matériau visuel de Une. Bruel est un people aimé du public. Le mettre en couverture, à l’occasion de la sortie du film, peut représenter pour Match un investissement rentable. Tout laisse à penser, dans l’organisation du numéro et dans l’échelle de l’article, qu’il a été construit comme un rédactionnel de Une. Et puis il y a eu Zahia, qui a bousculé le programme. D’après la rumeur, les prises de vues de la belle lui ont rapporté 50.000 euros. Voilà un numéro qui a coûté cher à Match – mais certainement pas en vain, car il s’est très bien vendu…

  7. Grâce à la magie de la photo numérique et du zoom sur quelques détails, voici les faits :
    – ses chaussures de sport blanches sont toujours blanches, notamment sur les côtés, et ça, c’est pas possible en marchant dans de la poussière ;
    – il n’y a aucune marque de sueur sous les aisselles, donc il n’a pas marché, donc il commence son trek, donc il est arrivé en haut autrement qu’à pied (ou sinon il a une très bonne marque de déodorant, et pourtant il n’y a même pas de plis sur la chemise aux aisselles) ;
    – il porte un pantalon en jean : que chacun essaye de randonner, notamment en montée, avec un jean, c’est une expérience douloureuse que je ne recommande à personne ;
    – il tient ses lunettes de soleil par une des branches et son doigt est appuyé sur un des verres : ça laisse des traces graisseuses sur les lunettes, il devrait le savoir si c’était lui qui les essuie.
    André, êtes-vous certain que l’article mentionne qu’il ait fait du trek ? « Six jours… se ressourcer… le désert… les montagnes », pas question de marcher, mais l’hôtel, les excursions en 4×4, les massages, toussa, toussa…

  8. @Ksenija: Non, j’ai employé le mot trekking pour sa connotation bobo branché. Match parle de « retraite ». Qui contacte Floriana pour qu’elle nous raconte les dessous du shooting?

  9. Le lieu semble être Fish River Canyon, haut lieu touristique namibien où on n’a pas le droit de randonner à moins de trois personnes en bonne santé. Les randonnées ont lieu en hiver (austral) exclusivement (mai – septembre selon certains sites, mais Wikipédia fait commencer cette saison au 15 avril). Apparemment il ne fait pas trop froid, même l’hiver, monsieur Bruel est donc a priori habillé pour la photo plus que pour le trekking.

  10. Bruel veut montrer son visage de people et Match aussi mais une image de dos en référence à Gaspar Friedrich aurait été à mon avis plus pertinente et plus forte. Mais il n’aurait pas été moins seul. Il faudrait voir l’ensemble du shooting appelons cela comme ça car nous sommes dans une approche publicitaire, mode un peu moins, pas facile à habiller le Bruel! Bien vu pour les détails Ksenija!

  11. « Ce “reportage” a été tourné comme un shooting de mode à l’autre bout du monde – et avec un budget équivalent. Cette dépense n’a aucun sens d’un point de vue journalistique. »

    Paris Match a-t-il encore un sens d’un point de vue journalistique ? Non, c’est un vague repère dans l’actualité culturo-people de la semaine qui met à disposition des vendeurs de pages les mécanismes diablement efficaces de l’industrie graphique.

    Mais effectivement il n’y a pas de photographie sans photographe et il n’y même aucun moyen de faire disparaître le photographe ou d’annuler sa présence (sinon il n’y a pas d’images). Quand bien même Patrick eût été pris sur le vif au moment d’un trek.

  12. @Gregory: même si on est d’accord sur le fond, je ne suis pas du tout d’accord avec ton jugement sur PM 😉

    « Paris Match a-t-il encore un sens d’un point de vue journalistique? » suppose qu’il y aurait un « vrai » journalisme à opposer à un mal-journalisme (c’est aussi la position critique d’Acrimed). Ma position est en quelque sorte pire: je ne pense pas qu’il existe un « bon » journalisme, vertueux et démocratique, voué à l’élévation du peuple. Je pense qu’il n’y a que des exercices pragmatiques du journalisme, qu’il faut à chaque fois comprendre en contexte, et que Paris-Match, loin de trahir la mission de l’information, nous montre très exactement ce qu’est le journalisme visuel. Il ne s’agit nullement d’une dérive people, mais du fondement même de la « formule » du journalisme visuel, inventé par Life pendant la 2e guerre mondiale – et dont le people (et le cinéma) sont des ingrédients fondamentaux (précisément parce qu’on est en guerre, et qu’il vaut mieux faire sourire les gens si on veut leur vendre du papier).

    « Il n’y a pas de photographie sans photographe », certes, mais il s’agit d’une vérité abstraite que tout le monde s’empresse d’oublier, à commencer par les théoriciens comme Benjamin, Krauss ou Barthes qui font comme si l’appareil prenait la photo tout seul. Ce qui m’a amusé dans cette photo, c’est qu’on « voit » la présence de la photographe, qui en a fait un tout petit peu trop… Du coup, pour un regard exercé, cette image ne prend plus, et fonctionne au contraire comme un révélateur du dispositif, comme quand un micro entre dans le champ dans un reportage télé, ou quand un reflet dévoile l’environnement technique au cinéma.

  13. Tout à fait d’accord, je suis tout à fait d’accord avec ces remarques. Mais sans opposer un bon journalisme à un mauvais, ni à aucune prétendue mission de l’information qui tendrait à éduquer les masses, je crois tout de même à un journalisme de contenu et de réflexion, choses que je ne retrouve pas dans PM. Et ceci y compris dans le visuel.

  14. Le seul nom de PB faisait s’allumer le clignotant « bisounourserie putassière », l’étude de la tenue du trekkeur d’opérette par quelques posteurs n’a fait qu’accélérer le clignotement !

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