Pourquoi les grands médias partagent mieux que le web 2.0

Je lis dans la reprise française d’un article du Los Angeles Review of Books consacré au mouvement Occupy Wall street ce jugement à propos de l’influence des médias en ligne: «la plupart de nos discours sur internet prêchent des convaincus» (Mike Davis, « À court de chewing gum« , traduit de l’anglais par Samira Ouardi, Mouvements, 29/10/2011).

Cette idée correspond assez bien à ma propre perception du web comme un univers de bulles relativement étanches, dont l’intercommunication est limitée par la pléthore informationnelle, ainsi qu’à mon expérience de la grève des enseignants-chercheurs de 2009, très peu reprise par les grands médias, alors même que le mouvement disposait de divers relais en ligne.

On peut déduire de cette analyse que le pouvoir des médias dominants reste celui de faire circuler une idée ou une représentation au-delà de ses frontières « naturelles ». Mais à peine a-t-on émis cette suggestion que la question se pose: à quoi tiendrait ce pouvoir des organes traditionnels, puisque leur fonctionnement n’est pas fondamentalement différent de la construction d’une communauté en ligne, qu’ils s’adressent bien à un lectorat ciblé, et que les limites de l’édition physique augmentent encore l’état des contraintes?

Pour expliquer cette particularité, il faudrait dégager les mécanismes qui permettent à l’information de circuler entre les rédactions, comme les effets de connivence professionnelle, la production centralisée de l’information par l’intermédiaire des agences, les revues de presse ou les pratiques de consultation de la concurrence. Les médias ont pour caractéristique d’être leur meilleur public, et de comporter des systèmes de veille qui favorisent la reprise de l’information, marchandise précieuse. Dans cette approche, la perméabilité des grands médias ne résulterait pas d’une différence de nature avec le web, mais de la structuration particulière de l’univers professionnel et de mécanismes de mutualisation bien rodés.

7 réflexions au sujet de « Pourquoi les grands médias partagent mieux que le web 2.0 »

  1. …/…les effets de connivence professionnelle, la production centralisée de l’information par l’intermédiaire des agences, les revues de presse ou les pratiques de consultation de la concurrence. Les médias ont pour caractéristique d’être leur meilleur public, et de comporter des systèmes de veille qui favorisent la reprise de l’information, marchandise précieuse…/…
    M.M.: « Ce n’est pas faux du tout, mais ça c’est aujourd’hui ! Demain sera une autre histoire (d’ailleurs tous les « grands » médias s’y préparent, sans bien maitriser…Mais en espérant consolider leurs places-fortes ! Qui vont être contournées … »

  2. Il y a une différence entre circulation de l’information et le fait qu’elle soit considérée, prise en compte, que le public devienne actif.

    Une information dans une communauté acquise mais non engagée peut entrainer une action (et de là déclencher un mouvement global) alors qu’une information devant un grand public non acquis n’entrainera aucun engagement.

  3. @Gonzague: On est d’accord, mais une information qui ne circule pas n’a aucune chance d’être prise en compte. Il y a bien une étape préalable à la « conviction des non-convaincus », qui est la mise en circulation de l’information au-delà de son cercle initial. On peut ajouter à l’idée de circulation celle de validation de l’information par ses reprises croisées: une des grandes forces du système médiatique est sa capacité à favoriser une objectivation de l’information à partir du moment où celle-ci est répercutée par plusieurs organes.

  4. Les grands médias sont généralistes. Ils sélectionnent les mêmes informations, celles qui leurs semblent susceptibles d’intéresser le « grand » public. Leur fragmentation en fonction de leur lectorat se retrouve dans l’angle qu’ils vont donner au traitement de ces informations, mais pas dans leur nature. Le web à l’inverse, fonctionne le plus souvent sur une information extrêmement spécialisée. C’est même d’ailleurs son intérêt. Trouver des infos très spécifiques qui n’intéressent pas la presse généraliste.
    Je pense qu’il existe une veille des grands médias sur l’info du web au travers de Tweeter. Mais pour que les infos du web soient reprises, il faut leur donner une “prosécogénie” 🙂
    Je n’ai pas suivi la grève des enseignants-chercheurs de 2009, mais je suppose que malgré les divers relais en ligne, elle a été considérée par les grands médias comme trop spécifique, ou que le débat a été considéré comme trop technique.

  5. Le fait d’être généralistes n’empêche pas Le Figaro et L’Humanité de porter sur l’actualité un regard fondamentalement différend, à l’intention d’un lectorat ciblé, qui est en même temps une clientèle. Il n’y a donc aucune raison de penser que ces journaux ne « prêchent » pas globalement des « convaincus » – ce qui veut dire qu’il faut chercher ailleurs qu’au sein d’un organe les mécanismes de circulation de l’info. De façon plus générale, on peut dire que la presse a une vision industrielle de l’info: une bonne info a une valeur économique, c’est pourquoi il vaut la peine de la reprendre. Les sites et organes autogérés en ligne ont les défauts de leurs qualités: leur indépendance et leur désintéressement sont autant de caractéristiques qui empêchent de développer un rapport opportuniste à l’info comme ressource.

    N’importe quelle revendication catégorielle peut être considérée comme « trop technique » – et il existe effectivement un filtre de l’exemplarité qui exclut la majorité des conflits sociaux du spectacle de l’actualité. Lors du débat sur le mouvement des enseignants-chercheurs, un journaliste nous avait expliqué que le fait que la gauche n’avait pas soutenu le mouvement constituait un frein: les médias attendaient la politisation du débat public, ce qui aurait permis de forger une polémique lisible, avec des enjeux plus généraux que des intérêts catégoriels. Il y a donc bien une prosécogénie de l’info (c’est con, ce mot, mais en fait, une fois qu’on a compris, c’est difficile de s’en passer… 😉

  6. Le problème avec la science qui « se fait sur Facebook », c’est que c’est pas facile de retrouver une discussion de 2010 sur un wall…

  7. @Adrian: on est d’accord, mais personne n’a jamais dit qu’il ne fallait faire de la science *que* sur FB. Les autres outils, revues, livres, blogs, gardent toute leur utilité pour de meilleures structurations.

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