Saturation des effets

Entendu l’autre jour David Abiker énoncer tranquillement: ce que fait Lady Gaga, c’est de la merde. Même s’il est particulièrement difficile, et peut-être impossible, d’évaluer sereinement les qualités de la production de la Lady, un tel verdict me paraît plus marqué par le préjugé que par l’à-propos. On peut ne pas apprécier ce que fait Gaga, mais ce n’est certainement pas « de la merde« .

Face à un tel monument de construction de la réception, ce qui m’intéresse sont mes propres perceptions et leur évolution. Il s’avère que j’ai noté au moment de sa sortie ce que je pensais de la chanson Téléphone, entendue par l’intermédiaire du clip de Jonas Akerlund. Or, précisément, je n’ai rien entendu du tout. A en juger par ma réaction tout entière focalisée sur l’avalanche des effets visuels, j’en arrivais à nier purement et simplement la composante musicale de cette proposition.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=GQ95z6ywcBY[/youtube]

Les choses en seraient peut-être restées là si je n’avais ensuite, par les détours de la sérendipité, réentendu cette chanson dans la version épurée des Pomplamoose. Outre la construction et le style du clip, j’ai découvert une ligne mélodique intéressante, dans un traitement plus simple qui en faisait mieux ressortir les qualités.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=2vEStDd6HVY[/youtube]

Est-ce que j’amais ou pas cette chanson? Difficile à dire. A titre d’essai, j’ai enregistré sur CD la version Gaga/Beyoncé pour l’écouter en voiture, débarrassée de son parasitage visuel. Après plusieurs auditions, ce morceau reste saturé d’effets sonores, donnant l’impression d’une sorte d’inquiétude, prenant continuellement l’auditeur par la main. Mais mon impression s’est considérablement modifiée. J’en apprécie mieux la composition et je trouve simplette mon évaluation initiale, qui niait sa valeur musicale. Dans ce cas, on peut conclure que la fringale d’effets a clairement fait écran à l’appréciation du contenu.

6 réflexions au sujet de « Saturation des effets »

  1. À partir d’une même base musicale on peut emprunter des chemins très différents, à travers de choix d’instruments, d’interprètes, d’arrangements et… de clip. Si dans le cas de Telephone le clip a joué un rôle d’écran à tes yeux, ça ne vient pas nécessairement des images. A priori, je n’y vois pas le signe d’une grande appréciation de la piste proposée par Lady Gaga au-delà d’une base de départ dont Pomplamoos a révélé, de son côté, le potentiel.

    Cependant parfois, c’est vrai, une chanson (via le clip ou pas) doit être écoutée de nombreuses fois avant d’être l’appréciée. Mais le principe de base pour ce genre d’artistes auquel appartient Lady Gaga n’est-il pas, comme le rappelait récemment l’expérimenté Schmoll, que « c’est putassier une chanson, c’est fait pour attraper des gens en trois minutes. » (« L’Eddy pas gaga« , Libération) ?

  2. En ce qui concerne le clip vidéo en lui même, je fais la même conclusion.
    Ce clip a été l’objet d’une multitude de parodies qui circulent sur le net. En visionnant le tout (l’ensemble des clips de Lady Gaga et nombres de parodies amateurs), je me suis aperçue de la grosse dose d’auto-dérision de la part de Gaga et Beyoncé : le clip Téléphone original est une parodie de clip reprenant l’imaginaire du road movie américain. Tous les éléments sont là : prison, fuite en voiture, belles filles, saloon et massacre final. Finalement seuls les hommes sont sous-représentés mais d’un autre côté les filles sont terriblement ridicules par leurs costumes, leurs attitudes et leurs mimiques. Il n’est même pas question d’un discours féministes de la part de l’artiste : tout le monde en prend pour son grade.

    Je n’ai pas vu l’aspect comique de ce clip, je n’y ai vu d’abord qu’une débauche d’effets. Des fans de Lady Gaga m’ont fait voir les autres parodies de ce clip et le travail de Gaga et je suis revenu à l’original avec une autre lecture. Maintenant le clip me fait rire.

  3. S’agissant du  » monument de construction de la réception », on peut signaler l’article consacré à Lady Gaga par Art Press n° 378 dans son dossier Musique et Masques  » Lady Gaga after Andy Warhol » par Laurent Goumarre (p. 61-63). L’auteur tisse des liens intéressants entre la démarche du maître et de la chanteuse pop. Il propose alors de mettre en perspective la mise en scène permanente de la chanteuse, cette déferlante d’effets visuels, dans une démarche héritée des travaux d’artistes plasticiens comme Orlan. Intéressant, sans nul doute.

  4. Je rends hommage à votre équité intellectuelle. Je n’aurais pour ma part, pas tenté l’expérience de savoir si j’aime ou non une chanson en fonction du brouillage cognitif de l’image qui l’accompagne. Je ne cherche pas l’objectivité : je suis très réservé sur la production musicale pop/rock destinée à la radio, laquelle s’accompagne nécessairement d’une volonté de succès propre à replier l’esthétique sur l’efficacité. Je ne retire à personne le droit d’en apprécier le résultat. Il m’arrive de me demander, pour rester sur le sujet de ce blog, jusqu’où pourra aller dans la surenchère visuelle la production de clip. Comparons la narration de disons, le clip de Billie Jean, et celui d Téléphone, et mesurons ce que nous pouvons en retirer comme connaissances sur la société qui l’a produit.

    Et je me réserve le droit d’ignorer tout autant les critiques à l’emporte-pièce de David Abiker (qui était déjà ennuyeux à ASI/Arte).

    Bon, je suis globalement hors-sujet, mais ça me fait plaisir.

  5. Merci pour ces commentaires. Il est intéressant de constater à quel point Lady Gaga constitue un vrai benchmark culturel, équivalent des Beatles en leur temps.

    J’ai également noté deux autres réactions, apparemment contradictoires, et pourtant similaires: un bon troll bien gras (immédiatement supprimé) qui moquait la curiosité de l’universitaire pour un sujet aussi vulgaire, et une plaisanterie amicale sous forme de tweet: « Entre à l’EHESS, Lady Gaga, Gunthert te soutient! »

    Ce qui suscite ici l’éloge amusé ou la critique irritée, c’est l’antithèse classique de la culture savante et de la culture populaire, le présupposé étant qu’un professeur d’université, représentant estampillé de l’institution, n’a rien à faire de ce côté-ci de la barrière (on a vu le même préjugé s’exprimer abondamment sur Rue89 à propos des blockbusters).

    Mis à part le fait que mes recherches portent précisément sur la culture populaire, ce qui me donne quelque raison de m’y intéresser, je trouve tout de même assez surprenante la résistance de cette mythologie, compte tenu de la dégradation sévère de la considération sociale et des conditions de travail ou de rémunération des universitaires.

    Il me démange de répondre à ces commentateurs que pour un enseignant-chercheur des années 2000, qui n’a souvent pas un bureau à lui et qui a absorbé tout Bruno Latour avec le lait de l’Alma Mater, un tel cliché ne cadre plus du tout avec la conception qu’il a de son travail, perçu comme un métier comme un autre, plutôt moins bien payé que plombier, mais nécessitant lui aussi des compétences spécifiques – et croulant sous les sollicitations d’une clientèle toujours impatiente…

    La profession de professeur impose-t-elle l’amour exclusif du jazz ou de la musique savante? Pourquoi ce travailleur spécialisé, qui respire, boit, mange, et fait pipi et caca comme n’importe quel mammifère, n’aurait-il pas le droit d’apprécier une rengaine, comme n’importe lequel de ses contemporains, à qui on n’en fait pas reproche? A noter qu’on tolèrerait sans doute d’un physicien ou d’un biologiste qu’il écoute RFM: seul le chercheur en sciences humaines est supposé caler ses goûts sur la respectabilité attendue de ses activités professorales.

    Ce qui est à interroger ici sont assurément moins les curiosités du chercheur que les préjugés de ses lecteurs.

    Dans mon cas, l’interprétation est compliquée par le fait que ce que j’apprécie n’est pas l’œuvre, mais bien le travail d’appréciation lui-même. Que j’aime ou pas Lady Gaga (moi qui n’aime vraiment plus grand chose, malheur commun aux chercheurs en cultural studies) est un point assez secondaire. Ma préoccupation est plutôt d’observer comment s’effectue le travail d’appréciation (le cas échéant en me prenant pour échantillon, car je peux assez bien contrôler les conditions de l’observation).

    Ce que les lecteurs adeptes de la respectabilité des goûts professoraux peuvent difficilement apercevoir, c’est que le billet ci-dessus contient les ingrédients simples mais précis constitutifs d’une observation: des dates, des références et des énoncés situés sont autant d’indices précieux dans le domaine si évanescent du goût, qui forment tout simplement un exemple interprétable. Pour l’apercevoir, il faut être du métier – ce qui, comme pour la plomberie, n’est pas donné à tout le monde… 😉

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