Peut-on vendre sur papier sans s'afficher en ligne?

Confirmation par sondage express à partir de l’échantillon Gunthert: Boulet (Gilles Roussel) est un nouveau grand de la BD! Déjà qu’on ne pouvait pas attendre pour acheter le cinquième volume de Notes, fraîchement paru (« Quelques minutes avant la fin du monde« , éd. Delcourt). Mais depuis qu’on l’a, c’est pire: on n’arrête pas de se le piquer, les gosses et moi, il a fallu instaurer un tour de lecture pour ne pas pourrir le week-end.

L’inventivité, le dessin, l’humour, l’auto-dérision: tout est parfait chez Boulet. Mais à ces qualités classiques s’ajoute un trait qui mérite qu’on s’y attarde: depuis l’origine, l’auteur partage ses Notes graphiques sur son blog, Bouletcorp – c’est là que je les ai découvertes en 2005.

Un tel exemple a de quoi rassurer tous les éditeurs inquiets de la concurrence web/papier. Non, le codex n’est pas redondant avec la lecture sur écran: il redonne du volume à l’œuvre, il en permet une consultation plus souple et une lecture plus confortable, il offre le plaisir de la possession. Les deux médias s’épaulent et se confortent. Ce qu’on a aimé en ligne, on l’aimera plus encore sur papier.

J’adresse cette observation à mes amis d’Etudes photographiques, qui ont brusquement décidé à l’occasion de la parution du dernier numéro d’interrompre la mise en ligne simultanée des articles sur le site web de la revue, modifiant ainsi la ligne éditoriale que j’avais proposé en 2008, sans prévenir ni les auteurs ni les lecteurs de l’instauration d’une barrière mobile semestrielle.

Ce réflexe correspond au souhait de préserver la vente des exemplaires papier par neutralisation de la concurrence supposée de l’édition en ligne. Il est temps de se demander si ce choix ne va pas à l’encontre de l’objectif. Pour une publication qui ne fait aucune publicité, le web est le seul espace marketing disponible. Comment profiter de la caisse de résonance des réseaux sociaux, aujourd’hui le prescripteur le plus puissant de nos lectures, si le signalement se borne à un résumé d’article? Autre option éditoriale incompréhensible: la non-disponibilité en ligne des traductions d’articles en anglais – effort louable en principe, mais dont le système de diffusion de la revue ne permet pas de profiter, et qui représente aujourd’hui un investissement en pure perte.

Pour vendre une bande dessinée comme une revue savante, il n’est pas de meilleure règle que de proposer un bon produit, en phase avec son public, attentif aux évolutions du champ. Comme le démontre le succès de Notes, non seulement le web n’est pas l’ennemi du papier, mais il en constitue au contraire l’allié le plus efficace. Se priver de cette fenêtre est, comme je l’écrivais en 2008, contraire aux intérêts des auteurs. Il apparaît que ce choix est aussi contraire aux intérêts de la publication.

10 réflexions au sujet de « Peut-on vendre sur papier sans s'afficher en ligne? »

  1. Concernant Etudes Photographiques, vu de Sirius leur méthode manque d’élégance, l’analyse semble légère et le préjudice patent. Les auteurs se sont-ils manifestés ?

  2. Je pense que certaines bandes dessinées en ligne ne passent pas si bien en albums. Boulet a fait le choix dès le début de proposer des planches faites pour être imprimées, il me semble… Un garçon très doué en tout cas.
    Ce que je remarque, en suivant l’actualité des sorties, c’est que les éditeurs de bande dessinées publient de plus en plus des auteurs qui se sont fait la main en ligne et qui ont réussi à se constituer un public, jusqu’à devenir de vraies célébrités, comme les jeunes Laurel, Pénélope Bagieu (qui a fini par signer une ligne de lingerie, ce qui n’était pas arrivé depuis les slips « bidochon » lancés par Fluide Glacial) et bien entendu Boulet. Bref il semble que le blog bd ne soit pas seulement un outil de promotion ou un moyen de pratiquer son art, mais que ce soit même devenu un passage obligé, le début d’un plan de carrière, et ce malgré une absence de (comme ils disent) « business model » immédiat.

  3. Boulet n’a jamais fait son blog pour de l’argent ou en prévision de le publier. Ce blog a était fait avant tout pour partager ses « conneries » avec ses amis et peut être un publique. Même 3 ans après l’ouverture de son blog il refusait catégoriquement de le publier. Pour lui le blog est un média qui n’était pas adaptable à une bande dessinée. Il a depuis changé d’avis pour le bien de beaucoup de lecteurs.

    Le blog c’est avant tout une interface entre un auteur et son publique. Tester, innover, faire découvrir son univers graphique, prendre des risques et avoir « l’avis » des lecteurs en directe est quelque chose que l’on trouve nul pars ailleurs.

  4. Même si l’on a un propos intéressant, peut-on devenir un auteur régulier (vendre suffisamment d’exemplaire ou susciter des articles) sans se faire remarquer par une action médiatique (blog, happening ou gros service de presse).
    Il y a dix ans c’était clairement possible, mais aujourd’hui je pense que oui, la question est pertinente.
    En ces temps de surproduction, il est évident que « la manière de se faire repérer » joue maintenant à plein dans la carrière d’un auteur de BD.

  5. Les cas d’études photographiques et de Boulet ont ceci en commun qu’ils concernent une information graphique. Le papier révèle ces qualités graphiques et encourage l’achat, me semble-t-il. Je suis moi aussi lecteur de Boulet, en ligne et sur papier. Sans complexe, sans hésitation. Mais les éditions moins graphiques, aux mises en page plus rudimentaires, aux illustrations rares ou absentes, auront-elles la même chance? Je cherche des exemples qui montreraient que des collections purement textuelles (« textes au kilomètre ») conservent leur attractivité papier, même lorsqu’une version en ligne, en libre accès, a été diffusée. Il est certain que le papier conserve une utilité pratique et symbolique spécifiques. Mais il est difficile de mesure l’intensité de cette utilité. Il me semble qu’on va peu à peu découvrir des nuances entre les secteurs, entre essais et fictions, entre livres scolaires et nouvelles, entre romances au kilomètres et manuels techniques, livres de recettes et guides touristiques, presse quotidienne et littérature enfantine, usages savants et usages d’opportunité… Ce qui m’étonne, c’est la faiblesse des études sur le sujet. Peut-être suis-je totalement passé à côté.

  6. @BenLebègue : les planches de Boulet ont un format très traditionnel qui n’est pas très adapté à la lecture sur le web, d’où le système qu’il s’est fait bricoler pour les montrer.

  7. @Marin: Le fait de disposer de la collection intégrale d’Etudes photo sur papier ne m’empêche pas de consulter sa version en ligne, ce qui est plus pratique pour retrouver un article, une citation, une référence. La lecture au long d’un article illustré reste en revanche plus confortable sur papier, tout comme son commentaire en séminaire ou en atelier. Il m’arrive bien souvent de commencer la lecture d’un article en ligne, où il m’a été plus facile de le retrouver, et de la poursuivre ensuite en volume, lorsque je dispose de l’information de tomaison. Les deux usages sont donc véritablement complémentaires et distincts, l’idéal étant de disposer des deux versions pour faire face aux différentes consultations. Je conçois qu’il faudra encore attendre une sérieuse évolution des pratiques et des mentalités pour que ces complémentarités entrent dans l’usage. Mais celle-ci me paraît en tout cas évidente pour ce qui est de l’aspect promotionnel, dans le cas de publications qui n’ont aucun moyen publicitaire. Le réflexe le plus courant des éditeurs étant encore l’opposition du web et du papier, l’exemple de Boulet est précieux pour montrer qu’on peut raisonner autrement. Mais il est certain que des études plus complètes nous aideraient à mieux défendre ce point de vue.

  8. « Le fait de disposer de la collection intégrale d’Etudes photo sur papier ne m’empêche pas de consulter sa version en ligne, ce qui est (beaucoup) plus pratique pour retrouver un article, une citation, une référence » + 1 !

  9. Je crois que le récent billet de V.Clayssen, « une tentative de description » http://www.archicampus.net/wordpress/?p=966
    décrit encore une fois de plus la résistance au contenu numérique éditoriale. Elle cite une éditrice américaine au sujet de la numérisation :
    « Dominique Raccah, a très bien synthétisé la position des éditeurs aujourd’hui avec une formule qui a ensuite été très souvent reprise. Elle a dit simplement : « Today, I have to run two businesses » – Oui, aujourd’hui, les dirigeants de maisons d’édition doivent conduire deux entreprises conjointement.
    L’une, qui pour le moment représente la quasi totalité de leurs revenus, qui est de produire et de mettre en circulation des livres imprimés. L’autre, qui, en France, ne représente encore qu’une part extrêmement faible de leur chiffre d’affaires, qui consiste à produire et mettre en circulation ces mêmes livres en version numérique. »

    Tant que l’édition française n’accepte pas la valeur du contenu numérique et la « BIBLIOdiversité » qu’elle peut créer, le web reste effectivement la dernière frontière pour publier sans passer par les contraintes de l’édition papier!

    Merci pour ce blog je ne le connaissais pas!

  10. @ Didier: pour ce qui me concerne (puisque mon article PM/Mai 68 est paru dans le dernier numéro d’EP), j’ai privilégié la confiance en l’équipe, tout en demandant confirmation du scénario imaginé d’un délai entre mise en ligne et publication papier.

    C’est peu dire que j’aime et apprécie la revue ! Comme André et Gaby, j’ai toute la collec’ (presque :p) à la maison mais, pour travailler, c’est toujours sur la version en ligne que je me reporte, geste qui s’inscrit dans la continuité du travail, scotchés que l’on est à nos ordinateurs… connectés…
    Il en est de même sur l’utilité d’une version des articles disponibles en ligne au format pdf : faciles à télécharger et à transmettre, cette forme de circulation des textes les fait vivre, exister dans un large champ et ce geste de partage – ce réflexe – est aujourd’hui quotidien.

    Nous sommes plusieurs à nous être dit en riant que l’on pillait littéralement EP – source majeure et tellement riche ! – pour construire nos cours ou nos démonstrations (= plusieurs dizaines de personnes à conquérir). Une sacrée bien belle publicité, gratis, de collègues ou autres passionnés par les mêmes questions, qui donne goût aux choses… et de là à vouloir continuer que les choses que l’on aime existent, il n’y a qu’un pas, vite franchi « in the real life » (mais l’expression me semble un peu datée…).

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