La légende de saint Nicolas

Rarement la catégorie des « Wall photos » (photos du mur) sur Facebook aura si bien porté son nom. Après avoir mis en ligne le 8 novembre sur le compte de Nicolas Sarkozy une photo légendée le mettant en scène face au mur de Berlin le 9 novembre 1989, les services de l’Elysée ont bataillé toute la journée d’hier pour accréditer une erreur devenue, au fil des versions et des mensonges, une vraie manipulation de l’histoire.

Il est impossible que ce récit (qui évoque « quelques coups de pioche ») ni cette photo (qui montre un mur déjà percé et un Nicolas Sarkozy attaquant la paroi au marteau) correspondent à la soirée du 9 novembre 1989. Pour la première nuit de l’ouverture d’un mur encore gardé par des soldats en armes, personne ne songe encore à dégrader ni a démolir le symbole. C’est donc la photo elle-même qui apporte la preuve la plus flagrante d’un conflit de temporalités entre la narration et la date alléguée. Des précisions ultérieures apportées par Rue89 ou Les Décodeurs permettront de situer avec plus de vraisemblance l’épisode le 16 novembre, une semaine plus tard.

Rien de grave, s’empresse de temporiser Le Figaro: il ne s’agit là que d’une « confusion sur l’emploi du temps de Sarkozy« . Le journal s’attend visiblement à ce que l’Elysée admette et corrige la bourde, en jouant profil bas. Mais c’est un autre scénario qui s’enclenche, décortiqué par Alice Antheaume sur 20minutes.fr. Face à l’incrédulité, des témoignages se manifestent, les moyens de transport se multiplient, un deuxième voyage est inventé. On entre ici dans l’irrationnel. A partir du moment où la vérité présidentielle a été énoncée, il n’est plus possible de revenir en arrière. Comme lors de l’affaire de l’EPAD, la réplique du camp sarkozyste s’enferme dans un pur déni de réalité.

Comme dans ce précédent, c’est à cause de cette obstination farouche dans l’erreur – et non en raison de la confusion initiale – que cet épisode laissera des traces. Symptôme d’une mégalomanie qui n’a plus de prise avec le réel, et qui préfère plier les hommes et les événements à sa volonté, l’apparition de Nicolas Sarkozy devant le mur de Berlin s’inscrit dès lors comme l’une des stations de sa légende, entre l’affaire de la maternelle de Neuilly (qui a déjà donné lieu à un film) et le G20 de Washington (où il était dépeint en « maître du monde« ).

On pourra disserter sur la signification politique de cette autofiction. C’est probablement de bonne foi que le prince qui nous gouverne croit s’être rendu avant tout le monde sur le lieu sacré de la chute du communisme, prenant place parmi les acteurs de la « fin de l’histoire », pierre de touche du récit néolibéral de la victoire du capitalisme. On ne renonce pas si facilement à un tel symbole, fut-il le fruit d’un souvenir fantasmé.

Accessoirement, cet épisode nous décrit aussi très exactement à quoi sert Facebook. Loin des descriptions hallucinées du média social comme piège à données pour espions ou pédophiles, le compte présidentiel ne sert très précisément qu’à une seule chose: construire obstinément sa propre légende. Rien de neuf, dira-t-on. C’est au contraire avec une grande constance que les monarques ont employé les services de l’histoire au profit de leur gloire personnelle. Mais aujourd’hui, la légende de saint Nicolas s’écrit sur Facebook – sur une plate-forme partagée par plusieurs centaines de millions d’anonymes de par le monde. Qui y font eux aussi le même travail. Facebook – ou l’album photo familial – n’est pas la chronique authentique de la vie d’un individu. C’est la sélection patiente, la construction pièce à pièce du récit idéal de nos vies, le miroir enchanté que chacun a envie qu’on lui tende. Nous sommes tous des saints Nicolas.

6 réflexions au sujet de « La légende de saint Nicolas »

  1. Est-ce inquiétant dans la mesure où ses conseillers sont inexistants ou terrorisés à l’idée de contredire le prince ? Certes c’est une tentative de manipulation de l’histoire, mais au royaume du père Ubu.
    Pour être crédible, la falsification de l’histoire suppose de la préparation et de la réflexion, ou un contrôle absolu des moyens d’information. C’est un vrai boulot. Là, on a plutôt l’impression qu’il est tombé sur la photo en consultant l’album de famille avec Carla, et qu’il est parti immédiatement dans son délire, charge à ses amis politiques de ramer ensuite pour assurer la crédibilité de la nouvelle lubie présidentielle.
    Inspirateur d’Obama (enfin là c’était quasiment une compétition avec Ségolène), maître du monde il y a quelques semaines, prophète et maçon aujourd’hui, il est comme un enfant qui s’inventerait, au gré de l’actualité, des histoires dont il serait le héros.
    Sarkozy ça ressemble de plus en plus à un album posthume de Gosciny « Le petit Nicholas Président de la République »

  2. Le président vient de reconnaitre son erreur :
    « Bon, d’accord, c’était pas le mur de Berlin. mais si j’avais dit que j’étais en train de redécorer la grotte de Lascaux, on m’aurait pas cru ».

  3. J’aime beaucoup vos accessoires.

    Facebook me dérange depuis le départ. Parce qu’il détruit la limite entre vie privée et vie publique, croyais-je d’abord. Mais vous avez raison: il permet la construction d’une identité (plus ou moins) factice, et (plus ou moins) figée, que nous exhibons aux autres et à nous-mêmes. Et on finit par y croire, autant qu’on souhaite que les autres y croient.

    Finalement, montrer qui on est sur Facebook permet de ne pas réellement s’interroger sur sa propre identité, puisque la réponse est là.

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