Selon Jean-Claude Schmitt, les usages visuels contemporains ne sauraient se comparer avec les pouvoirs de l’image médiévale. Au fondement de l’anthropologie chrétienne, celle-ci opère la médiation entre le visible et l’invisible: «En un mot, elle s’incarne suivant le paradigme central de la culture chrétienne.» (Schmitt, 2002). Issues de la froide rationalité d’un univers désenchanté, les images du XXe siècle ne semblent pas pouvoir rivaliser avec cet horizon. Pourtant, une compréhension plus affûtée du monde contemporain a montré à quel point cette rationalité n’était que le nom d’une nouvelle croyance (Stengers, 1993; Daston & Galison, 2007). Comme hier les mystères de la foi, c’est la science qui alimente aujourd’hui le feu des rêves. En puisant dans ce bouillant chaudron, les industries culturelles s’avèrent bel et bien capables d’incarner l’invisible, et se servent des images pour créer des mondes. Comme la culture chrétienne médiévale, le système mass-médiatique s’adresse à tous à travers l’image. Comme elle, il s’appuie sur la puissance de la figuration pour favoriser l’objectivation du récit. Comme elle, il fait de l’imaginaire le moteur d’une société.
Les effets de l’attraction
Après un quart de siècle consacré au cinéma d’animation, les studios Disney entament au début des années 1950 un vaste processus de diversification. Films de fiction (L’Ile au trésor, 1950), documentaires animaliers (Le Désert vivant, 1953), séries télévisées (Davy Crockett, 1954) se succèdent, jusqu’à la création en 1955 de Disneyland, premier parc à thème dédié à la matérialisation d’un univers d’images.
De ce monde «où les rêves deviennent réalité», Louis Marin a bien décrit le vertige: «réalité de l’imaginaire, avec la puissance, la violence, mais aussi la fixation immobile et stéréotypée du fantasme» (Marin, 1973). Erigé en culture par l’obsession autoréférentielle, le corpus disneyien fournit aux attractions et aux décors l’essentiel de leurs sujets. Autour du château de la Belle au bois dormant, Fantasyland réunit les personnages des plus célèbres dessins animés des studios (ill. 4). Frontierland reconstitue le Far-West de la série diffusée par NBC, tandis qu‘Adventureland théâtralise l’exotisme du documentaire The African Lion (1955, ill. 5, 6). Parmi les grands districts de Disneyland, un seul n’obéit pas à la règle: Tomorrowland.
Certes, la quatrième division du parc réutilise le sous-marin et plusieurs accessoires du film Vingt mille lieues sous les mers (1954). Mais ce recours tient de l’expédient pour faire face à un budget restreint. A la différence du reste du domaine, alimenté par l’imagerie existante, Tomorrowland (ill. 7) est supposé couvrir la vulgarisation scientifique et technique –un terrain encore vierge de productions maison. Pas pour longtemps. En application du principe disneyien qui veut que la meilleure façon de créer le matériel nécessaire est de réaliser un film, l’animateur Ward Kimball se voit chargé de tourner un documentaire télévisé, inscrit dans le cadre de la série vouée à la promotion du parc que diffuse la chaine ABC, partenaire du projet (Mosley, 1985). C’est Kimball qui choisit de resserrer la thématique autour de la conquête spatiale, et confie à l’ingénieur Wernher von Braun, alors responsable du programme de missiles balistiques de l’armée américaine, le rôle de principal conseiller.
L’attraction centrale de Tomorrowland, réalisée par le décorateur John Hench d’après les indications de von Braun, sera une fusée de 24 mètres de haut, baptisée Moonliner, derrière laquelle deux salles de spectacle circulaires sont aménagées en simulateur de vol spatial (ill. 8). Sous le titre: « Rocket to the Moon« , elles déploient sur deux écrans superposés (l’un pour la vue vers l’arrière, l’autre vers l’avant) la vision d’un équipage s’éloignant de la Terre, puis tournant autour de la Lune, enfin revenant à son point de départ. Deux documentaires de 50 minutes, Man in Space et Man and the Moon, seront diffusés les 9 mars et 28 décembre 1955, pour promouvoir cette partie du parc. Associant dessin animé, documents d’archives, anticipation-fiction et entretiens avec des spécialistes, parmi lesquels Wernher von Braun, Willy Ley ou Heinz Haber, ils brossent un vaste panorama qui va de l’histoire de la science-fiction aux perspectives des vols habités, en passant par la technologie des fusées à réaction – un modèle du genre, prototype des innombrables productions documentaires qui accompagneront la conquête spatiale dans les années 1960-1970 (ill. 9, 10).
Vu par 42 millions de téléspectateurs, Man in Space rencontre un succès considérable (Ley, 1961). D’après Ward Kimball, le président Eisenhower aurait été si impressionné par le film qu’il aurait appelé les studios le lendemain de sa diffusion pour demander qu’on lui envoie une copie (Smith, 1978). Selon l’historien Mike Wright, aucun document ne permet de corroborer cette version dans les archives officielles de la Maison blanche (Whright, 1993). Pourtant, attestée par une note du réalisateur, l’idée de l’impact du film sur le premier personnage de l’Etat fait désormais partie de la légende. Si l’on y ajoute l’annonce par Eisenhower le 29 juillet 1955 du projet d’envoyer le premier satellite américain dans l’espace à l’horizon 1957, il est tentant de conclure à l’idée d’un effet de l’imagerie sur celui qui fondera en 1958 l’administration nationale de l’espace et de l’aéronautique, la NASA.
On peut comprendre le prix qu’attachent les studios Disney à cette anecdote. Plutôt que de s’appuyer sur la fiction ou la nostalgie, comme les autres divisions du parc, Tomorrowland semble avoir produit une imagerie autonome, une projection pertinente vers le futur. Peut-on parler d’iconographie efficace? Les images que l’on peut décrire comme jouant un rôle manifeste dans une chaine causale sont rares. Le facteur qui permet d’évoquer dans ce cas une dimension performative est la fonction politique d’Eisenhower, susceptible d’inscrire dans le réel un vœu ou un programme. Dans la vision téléologique d’une histoire qui conduit nécessairement à l’alunissage d’Apollo 11 le 21 juillet 1969, Man in Space peut ainsi apparaître comme une étape vers la concrétisation du programme spatial, jetant un pont entre le projet et sa mise en œuvre.
Mais la réponse à cette question apparaît surtout strictement indécidable. L’appel à un simple lancement satellitaire paraît bien modeste en comparaison de l’ambition du vol habité affiché par le film, et la contiguïté chronologique de l’annonce ne suffit pas à démontrer son rôle causal. En l’absence d’une déclaration des acteurs renvoyant explicitement à l’émission, il n’existe aucune preuve de son effectivité. Simultanément, il paraîtrait absurde d’écarter l’imagerie des agents du processus. Man in Space peut très bien avoir compté parmi les éléments qui ont contribué à éclairer le jugement du président. Mais comment l’établir? Si une image laisse des traces dans l’imaginaire, nulle charte ne tient registre de cette sorte d’empreinte. L’effet pouvant parfaitement avoir été inconscient, l’absence de témoignage ne suffit pas non plus à prouver le défaut de performance.
Si l’on se heurte aux limites de la sémiotique ou de la psychologie lorsqu’on tente de prolonger la chaine des causes en aval de l’événement disneyien, il est en revanche possible de la remonter vers l’amont. Car l’imagerie déployée par Ward Kimball se nourrit d’un précédent: la série des numéros consacrés par le magazine Collier’s à la conquête spatiale entre 1952 et 1954, inspirée par Wernher von Braun, avec la collaboration des graphistes Chesley Bonestell, Fred Freeman et Rolf Klep (Liebermann, 1992).
Prendre le réel de vitesse
A la fin des années 1940, un nombre croissant d’acteurs de l’industrie aéronautique ou de l’administration militaire se passionne pour les questions du vol spatial (Whipple, 1992). Le premier colloque public organisé sur ce thème a lieu le 12 octobre 1951 au Hayden Planetarium de New York, sous la direction du vulgarisateur scientifique d’origine allemande, Willy Ley, coauteur de l’ouvrage La Conquête de l’espace (1949). Un mois plus tard, une deuxième rencontre, sous l’égide de la fondation Lovelace pour l’éducation médicale et le département médical de l’US Air Force réunit à San Antonio astronomes, physiciens et médecins autour des problématiques du vol habité. Présent, von Braun ne fait pas partie des intervenants, mais participera par écrit aux actes du colloque.
Alors diffusé à trois millions d’exemplaires, le Collier’s délègue l’éditeur Cornelius Ryan à San Antonio pour suivre les travaux des savants. C’est au cours d’une discussion animée avec Wernher von Braun et les astronomes Fred Whipple et Joseph Kaplan que Ryan conçoit l’idée d’une vaste série d’articles consacrés à la conquête spatiale (Whipple, 1992). La rédaction engage trois des meilleurs dessinateurs spécialisés pour illustrer cet ensemble qui s’étendra sur 8 numéros. Le premier paraît le 22 mars 1952 sous le titre: «Man will conquer space soon» (« l’homme va conquérir l’espace bientôt« ), avec un dessin de couverture emblématique par Chesley Bonestell représentant la séparation du troisième étage d’une fusée ailée sur fond de globe terrestre. Précédé par une importante campagne de publicité, qui comprend plusieurs interventions de von Braun à la télévision, le numéro s’ouvre sur un éditorial rédigé par Cornelius Ryan intitulé «What are we waiting for?» (« Qu’est-ce qu’on attend? ») et se poursuit par un article de von Braun qui, sous le titre «Crossing the last frontier» (« Franchir la dernière frontière »), expose un programme cohérent et soigneusement documenté d’un lanceur à trois étages, une station orbitale et un vol circumlunaire (ill. 11, 12).
Trois ans plus tôt, l’ouvrage La Conquête de l’espace, rédigé par Willy Ley et illustré par Chesley Bonestell, tentait déjà de familiariser le grand public avec l’aventure spatiale, présentée non plus comme un rêve de science-fiction, mais comme un projet technologique exaltant, à la portée de la recherche contemporaine. Salué par l’écrivain Arthur C. Clarke, ce livre sera la principale source documentaire du film Destination Moon, produit par George Pal en 1950, première fiction américaine à envisager de façon réaliste le vol lunaire (ill. 15). Mais le style de Bonestell, qui a fait carrière comme décorateur de cinéma, privilégie une représentation romanesque, caractérisée par des paysages grandioses, des reliefs abrupts et des éclairages violemment contrastés (ill. 13, 14).
Les illustrations du Collier’s présentent une rupture franche avec la subjectivité et le lyrisme de La Conquête de l’espace. Inspirée par la vision très fouillée de von Braun, qui en contrôle la réalisation (Neufeld, 2008), l’iconographie du magazine propose une galerie de vaisseaux incroyablement détaillés, présentés sous la forme de dessins techniques, d’éclatés ou de représentations en situation, complétée par une série de tableaux, de cartes ou de schémas de mécanique céleste (ill. 16-22). La rédaction a visiblement souhaité rompre avec l’imagerie de fantaisie de la période précédente, pour exploiter toutes les ressources de l’iconographie scientifique et technique.
Ce choix ne doit rien au hasard. L’originalité de l’approche du Collier’s ne tient pas au seul respect des codes de l’énonciation savante, en usage dans la littérature spécialisée. Elle découle d’une nouvelle interprétation de la conquête spatiale, non plus seulement en termes scientifiques et techniques, mais politiques et géostratégiques. Décrit en introduction par Cornelius Ryan, l’argument mis au point par von Braun se présente comme un décalque de la course à l’arme atomique qui oppose les Etats-Unis et l’Union soviétique depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.
Dès les premiers mots de l’introduction, Ryan évoque le projet Manhattan, pour rappeler les doutes qui existaient au démarrage de l’entreprise. Mais en pleine guerre de Corée, cette allusion à ce qui constitue alors le principal aliment de la guerre froide est transparente (après avoir perdu le monopole de la bombe A en 1949, les Etats-Unis sont alors en compétition ouverte avec l’URSS pour la mise au point de la bombe à hydrogène: la première explosion thermonucléaire américaine aura lieu le 1er novembre 1952, la réplique soviétique interviendra dès le 12 août 1953; DeGroot, 2004). Le schéma déployé pour décrire la problématique du vol habité suit pas à pas le modèle de la rivalité nucléaire. Suggéré par la richesse des informations dont le magazine rend compte, le développement des recherches en matière spatiale est présenté un signe de la maturité du domaine. Soulignant que les travaux soviétiques sont comparables à ceux des Etats-Unis, Ryan dévoile le fond de la thèse: si l’on songe à l’usage que pourraient faire les Russes d’une station orbitale, il vaut mieux que les américains soient les premiers à occuper ce promontoire.
On le constate: l’adverbe «soon» (« bientôt ») qui ouvre le numéro ne renvoie pas seulement à une proximité chronologique, mais à une urgence géopolitique. Il constitue un avertissement, une exhortation à remporter le duel – pour mieux préserver la paix. En l’espèce, le rôle du magazine ne se borne pas à dresser un état des lieux, mais se conçoit comme un apport actif: selon les termes de Ryan, le Collier’s propose ni plus ni moins un plan pour exécuter ce programme: «a blueprint of a program for the conquest of space» (Ryan, 1952). En employant le terme qui désigne la catégorie de dessin technique la plus proche de la réalisation tridimensionnelle, l’éditeur explicite les choix iconographiques que le numéro met en œuvre. La gamme graphique sollicitée, dans sa précision descriptive et sa richesse spectaculaire, vise à installer la conquête spatiale à la frontière du réel. Elle correspond très exactement à l’énoncé d’une promesse: la Lune est pour demain, disent les images.
Antithèse de la compétition nucléaire, qui met la technologie au service de la paix et rachète la science dévoyée par la guerre, l’argument autoréalisateur du Collier’s s’inscrit adroitement dans son époque. Quotidiens et hebdomadaires lui emboîtent le pas pour célébrer le voyage dans l’espace. Les éditions Viking reprendront sous la forme de deux livres illustrés, Across the Space Frontier, publié en septembre 1952, et Conquest of the Moon, publié l’année suivante, la matière retravaillée des contributions du magazine. L’effectivité de son iconographie peut s’évaluer à l’ampleur de ses reprises. Dès 1953, du First Book of Space Travel à The Complete How-To Book of Space (ill. 25), en passant par Rocket Away (ill. 23) ou The Big Book of Space, c’est par dizaines que se comptent les ouvrages qui la pillent allègrement. Son influence dépasse de loin l’aire américaine, comme en témoigne la couverture d‘On a marché sur la Lune, publié en 1954 par Hergé, qui s’inspire d’un dessin de Bonestell (Goddin, 2007, ill. 26, 28). On en retrouve l’empreinte marquée jusqu’en 1968, dans le film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace – par exemple dans la séquence initiale des vaisseaux évoluant autour de la station orbitale, qui reprend fidèlement les motifs développés en 1952 (ill.29, 30 ).
Pragmatique de la dissémination
Dans le contexte des industries culturelles du XXe siècle, la décision de la reprise d’un motif est réservée au petit groupe des producteurs et médiateurs culturels, pour lesquels ce choix relève moins de paramètres formels que de préoccupations de pertinence ou d’audience. La dissémination des images est donc un phénomène hautement signifiant. Largement sous-estimé, le rôle des illustrateurs dans l’élaboration des mythologies contemporaines apparaît ici décisif. Composition d’informations disparates sous une forme graphique simplifiée et frappante, l’illustration est le genre par excellence de la création d‘exempla, qui ont vocation à synthétiser les sinuosités du récit en quelques figures mémorables.
Mais le succès des articles du Collier’s ne tient pas seulement à la qualité de son illustration. Il provient aussi de la force de son argument ou de la crédibilité de ses auteurs – autant d’éléments qui forment un tout. En régime mass-médiatique, ce que nous appelons « images » n’est que la partie émergée de dispositifs mixtes dont la composante visuelle fonctionne comme un support privilégié du récit (Mitchell, 2009). Tout comme l’image du Christ en croix ne saurait se réduire à la représentation d’un supplice circonstanciel, mais renvoie pour ceux qui en partagent la culture à l’ensemble du message évangélique, ces dispositifs ne sont pas séparables du réseau signifiant qu’ils manifestent. L’illustration de couverture du numéro du 22 mars 1952, qui sera reprise sur divers supports et deviendra l’une des icônes du récit de la « nouvelle frontière » spatiale (ill. 31-33), ne trouve sa pleine signification qu’au sein de la proposition technique du lanceur multi-étages, revendiquée par von Braun, où elle devient la manifestation emblématique de la rupture avec l’imagerie de la fusée monobloc qui a jusque là prévalu dans la science-fiction.
S’il parait souvent difficile de mesurer les effets d’une image au-delà des frontières de l’imaginaire, sa répétition constitue la première marque tangible de sa puissance. Symptôme d’une réception publique favorable, elle constitue également le principal ressort du mécanisme d’objectivation. La multiplication virale des contenus opère la transformation progressive d’un énoncé local en métarécit (Lyotard, 1979), ou récit social objectif. Utilisé de manière délibérée dans la publicité ou la propagande, ce processus typique des médias de masse se produit également dans les domaines de la presse ou des loisirs. Passant du Collier’s à Disneyland, du magazine au parc d’attraction ou de l’illustration au support télévisé, le métarécit de la conquête spatiale devient une fable toujours plus puissante, dont le caractère avéré s’impose comme allant de soi.
Ce mécanisme comporte de multiples déclinaisons. Pendant la Seconde guerre mondiale, pour mieux convaincre les responsables militaires allemands de l’utilité des dépenses exigées par le programme des missiles V2, Wernher von Braun avait pris l’habitude de composer des présentations audiovisuelles soignées, accompagnées de modèles réduits. De même, à l’occasion des interventions de promotion des numéros du Collier’s à la télévision, l’ingénieur fait réaliser dans les ateliers de Redstone des maquettes du lanceur à trois étages ainsi que de la station spatiale (ill. 34).
Comme à Disneyland, la matérialisation des figures produit un effet de séduction puissant. Mais elle participe également de la répétition transmédiale des images, qui contribue à leur objectivation. Lorsqu’un lecteur des articles du Collier’s découvre Man in Space, il aperçoit sous la forme de modèles réduits les mêmes vaisseaux spatiaux qu’il a vu représentés dans les pages de l’hebdomadaire (ill. 35, 36). Dans ses colonnes, nul ne pouvait prendre ces images pour les représentations d’engins déjà existants. Avec le documentaire disneyien, cette distinction devient plus laborieuse, en vertu du principe référentiel qui gouverne la compréhension de l’image, et qui veut que celle-ci, dans le cas le plus courant, propose la représentation d’une réalité préalable. Lorsque la répétition se reproduit sur plusieurs générations, c’est bien l’image qui finit par devenir le modèle de sa copie, introduisant progressivement un brouillage de la relation référentielle, au point de laisser croire à la quasi-existence des objets figurés. Cet effet de concrétisation est un sous-produit du processus de dissémination, qui se manifeste à partir d’un certain seuil de viralité.
La psychanalyse l’a montré: les comportements humains enchevêtrent de façon indissociable l’onirique et le rationnel. Les déterminations imaginaires se manifestent le plus souvent de façon confuse et détournée. Toutefois, pour autant qu’il soit possible de faire la part des choses, le programme de la conquête spatiale apparaît comme l’un des grands projets publics du XXe siècle le plus marqué par l’irrationnel. On le constate lors des débats qui président à la création de la NASA: le vol habité n’intéresse ni les militaires, qui veulent développer les systèmes de guidage automatisés ou les satellites de reconnaissance, ni les savants, qui privilégient les missions robotisées (McDougall, 1997). Moins de trois ans et demi après les premiers pas de l’homme sur la Lune, le programme Apollo s’interrompt et ne sera jamais repris. La réponse à la question de son utilité ne présente dès lors pas la moindre ambiguïté. Aller sur la Lune ne servait qu’accessoirement des objectifs scientifiques ou expérimentaux, mais avait d’abord pour finalité de remporter le duel métaphorique engagé avec l’URSS (ibid.). La course une fois gagnée, et en l’absence de réplique de l’adversaire, le vol habité devenait une entreprise dépourvue de justification.
Image phare des années 1950-1960, celle de la fusée s’élançant droit vers le ciel dans un panache de feu (ill. 37) n’éveille plus aujourd’hui le moindre frisson. Son omniprésence médiatique ne correspondait pas à la représentation d’un fait objectif, mais à l’expression d’un désir. Au cœur de la modernité technoscientifique, ce symbole de victoire dans une course imaginaire incarnait un espoir si impérieux qu’il devait finir par s’imposer au réel. Sorti du contexte de la guerre froide qui lui donnait sa signification, ce symbole a désormais perdu son pouvoir. Une image ne tient sa puissance que de la croyance qui l’anime.
A l’occasion de la parution de La Performance des images, je reproduis ici ma contribution à ce volume, initialement mise en ligne sur ARHV.
Citation: A. Gunthert, « La Lune est pour demain. La promesse des images », in A. Dierkens, G. Bartholeyns, T. Golsenne (dir.), La Performance des images, éd. de l’université de Bruxelles, 2010, p. 169-178 (en ligne: http://culturevisuelle.org/icones/470).
Références. Filmographie
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- Treasure Island (distr. fr.: L’Ile au trésor), Byron Haskin (réal.), USA, RKO Radio Pictures, Technicolor, 96′, 1950.
- The Living Desert (distr. fr.: Le Désert vivant), James Algar (réal.), USA, Walt Disney Productions, Technicolor, 69′, 1953.
- Davy Crockett (série TV, diffusée par ABC, 1e série: 15 décembre 1954, 26 janvier 1955, 23 février 1955), Norman Foster (réal.), USA, Walt Disney Productions, 1954-1955.
- The African Lion, James Algar (réal.), USA, Walt Disney Productions, Technicolor, 75′, 1955.
- 20.000 Leagues Under the Sea (distr. fr.: Vingt mille lieues sous les mers), Richard Fleischer (dir.), USA, Walt Disney Productions, Technicolor, 127′, 1954.
- « Man in Space » (TV, épisode de Disneyland, diffusé par ABC, 9 mars 1955), Ward Kimball (réal.), USA, Walt Disney Production, 50′, 1955.
- « Man and the Moon » (TV, épisode de Disneyland, diffusé par ABC, 28 decembre 1955), Ward Kimball (réal.), USA, Walt Disney Productions, 50′, 1955.
- 2001. A Space Odyssey (distr. fr.: 2001. Odyssée de l’espace), Stanley Kubrick (réal.), USA, Metro Goldwin Mayer, Technicolor, 140′, 1968.
Références. Sources illustrées
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- Hergé (Georges Rémi), On a marché sur la Lune, Tournai, Casterman, 1954.
- Earl Oliver Hust, The Big Book of Space, New York, Grosset & Dunlap, 1953.
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- Cornelius Ryan (éd.), Across The Space Frontier, New York, Viking Press, 1952.
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Webographie: Al Jackson, Collier’s Space Flight Series; John Sisson, Dreams of Space. Books and Ephemera; Werner Weiss, Yesterland.
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