Le crépuscule du détournement

J’ai été invité à participer à une conférence pilotée par le ministère de la Culture avec le soutien du campus Microsoft sur les nouvelles pratiques artistiques à l’heure du numérique, ainsi qu’à la mission sur les « créations transformatives » du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, créée dans la foulée du rapport Lescure.

Les grandes manœuvres sont lancées. Certains se réjouiront de l’ouverture d’esprit que manifeste cet activisme très organisé. Pour ma part, voir le nom d’une ministre flotter au-dessus du mot « mashup » réveille plutôt mes inquiétudes. Hors tout procès d’intention politique, il n’est pas difficile de voir que le caractère libertaire et le potentiel critique de formes développées en marge de la légalité font mauvais ménage avec le pouvoir normalisateur de l’institution [1]Extrait du questionnaire de la mission « créations transformatives »: «4. Lorsque l’œuvre réalisée emprunte des éléments préexistants, cherchez-vous à obtenir les autorisations des … Continue reading.

Pour les décideurs qui cherchent désespérément des recettes pour relancer la machine d’une consommation culturelle en panne, la créativité en ligne apparaît comme une ressource à mettre en coupe réglée. Comme de coutume, le moment où l’intérêt de l’institution se manifeste est un signal assez sûr du début de la fin. Le détournement n’a pas eu besoin de la loi – il s’est au contraire nourri de l’interdit. Quand les professeurs de droit privé se penchent sur son sort, on peut se dire que ça commence à sentir le sapin.

On en trouvera une autre confirmation dans l’affichage en Une du site du Nouvel Observateur des « 12 meilleurs détournements » de Ségolène Royal guidant le peuple. Qui peine à rassembler quelques pensums de graphistes, peu inspirés par l’illustration du Parisien Magazine. Calibrée pour faire le buzz, celle-ci n’a suscité que quelques lol gênés. Bien loin de la drôlerie et de la vivacité qui avaient accueilli « La France forte« , les reprises téléphonées de Star Wars ou le montage avec la photo présidentielle de Hollande sont moins des témoignages de créativité que d’un conformisme assoupi.

Comme pour la caricature, la force du détournement repose sur sa pertinence. Mais quel est l’intérêt de se moquer d’une ex-candidate à la présidence, désormais personnage politique de seconde zone, manipulée par des journalistes qui veulent vendre du papier? Ravis de l’attention qu’avait suscité la mise en scène de Montebourg en marinière, la direction artistique du Parisien a décidé de récidiver, pour faire monter la sauce d’un pseudo-dossier sur le courage en politique (appuyé sur l’indispensable sondage: 78% des Français jugent que les politiques manquent de courage, le haut du podium étant occupé, ben tiens, par Sarkozy).

L’industrialisation des mèmes par les générateurs automatiques avait déjà largement émoussé l’effet de surprise. Mais quand le détournement est intégré au plan com’ du journalisme, son potentiel subversif s’approche dangereusement de zéro. Mozinor est loin, et le web a bon dos. Il est temps d’enterrer le détournement, qui aura marqué l’époque héroïque de la découverte de la fluidité numérique, mais dont l’usage des tablettes et la sollicitude ministérielle referment à grande vitesse le territoire.

Notes

Notes
1 Extrait du questionnaire de la mission « créations transformatives »: «4. Lorsque l’œuvre réalisée emprunte des éléments préexistants, cherchez-vous à obtenir les autorisations des auteurs des œuvres employées?  4.1.1. Si oui, comment procédez-vous? 4.1.2. Recherchez-vous les coordonnées des ayants droit pour un contact direct? 4.1.3. Passez-vous par l’intermédiaire des sociétés de gestion collective? Quelle est la nature de l’assistance offerte par ces sociétés?  4.1.4.  Comment procédez-vous au paiement des redevances exigées (pourcentage, forfait)?», etc…

6 réflexions au sujet de « Le crépuscule du détournement »

  1. Certes, l’inquiétude doit être de rigueur quand on voit des acteurs institutionnels comme le Ministère de la Culture se saisir de la question du Mashup et des pratiques transformatives. La démarche de ces concertations et autres missions qui démarrent est à regarder de près, avant même de savoir ce qu’en retiendra in fine le législateur…

    Mais, dans le même temps, je ne suis pas certain que tous les signaux que vous rassemblez ici soient à interpréter négativement. Ainsi, aux États-Unis, la littérature juridique sur les « derivative works » est ancienne et abondante : elle abrite des points de vue variés – c’est-à-dire favorables comme défavorables aux amateurs -, et surtout les articles n’hésitent pas à se référer aux travaux en sciences humaines dans leur argumentation, ce qui est plutôt réjouissant (je pense à des travaux comme ceux de Rebecca Tushnet sur les fanfictions notamment). Dès lors, si des « professeurs de droit privé » s’intéressent à ces questions en France, je dis plutôt « enfin » (!). Pour ma part cependant, je ne repère pas encore très bien cette « nouvelle » activité des spécialistes de droit : avez-vous quelques références à nous fournir ?

    Par ailleurs, il sera intéressant de voir si le débat public – dans la mesure où il aura vraiment lieu – permettra l’émergence d’acteurs susceptibles de représenter les intérêts des amateurs et d’être audibles devant les pouvoirs publics et le reste des citoyens. Plus que l’intérêt soudain des décideurs pour ces pratiques, ce sont nos capacités collectives à défendre ces dernières qui m’inquiètent.

    Enfin, pour ce qui est de l’épiphénomène « Ségo guidant le peuple », il me semble que la tentative de buzz était tellement téléphonée qu’elle ne pouvait aboutir qu’à ces médiocres résultats. Si les médias sollicitent eux-mêmes le détournement, cela le vide de son sens. Les industries culturelles ont voulu s’approprier une pratique transformative, en anticipant les amateurs, ce qui rompt avec le fonctionnement habituel de la « spreadibility », tel qu’il est décrit, entre autres, chez Jenkins, Ford et Green (Spreadable Media, 2013). De là à préparer la nécrologie du « meme », je crois par conséquent que c’est donner trop d’importance à cette photographie et à ce qu’elle a pu (ou pas) engendrer.

    Pour résumer, si je ne peux que partager vos inquiétudes qui rappellent l’importance de la veille critique de tous, intellectuels comme citoyens, sur les débats en cours, je m’étonne du ton pessimiste de ce billet. Le détournement a toujours su renaître de ses cendres, même dans les régimes les plus hostiles, et les créations transformatives réussiront sans doute encore à créer la surprise – à moins que je ne sois frappé à mon tour, cette fois, d’un excès d’optimisme…

  2. Entièrement d’accord. Les sites abusent du procédé de top (les 10 meilleurs) pour pousser une sélection qui n’a visiblement rien de sélectif. Que dire également des prétendus mêmes qui « enflamment » tumblr quand les dits tumblr réunissent péniblement 10 images. Le buzz est créé avant même qu’il n’existe. Quant a Ségolène en Liberté le sein couvert… Le détournement initial est lui même politiquement correct 🙂

  3. @ Remix: Il va de soi que le cas « Ségolène » (que l’on ferait mieux d’appeler: « Le Parisien guidant le peuple ») n’est qu’un symptôme. Mais un symptôme assez précis d’une récupération par des acteurs mainstream, ce qui a souvent un effet inhibiteur (on se souvient par exemple que le lipdub raté de l’UMP avait scellé le sort du genre en France…).

    En tant qu' »observateur professionnel » des activités créatives, j’ai plus globalement le sentiment d’un vrai tassement dans la période récente – encore plus sensible si l’on se remémore l’enthousiasme qui a accueilli les expérimentations tous azimuts des années 2000. Les mèmes vivaces se font rares. Ne faut-il évoquer que l’émergence des phénomènes? Dans un carnet de recherches, il me semble utile de noter également – sous réserve de confirmation ultérieure – les tournants moins favorables.

    Pessimisme ou optimisme? Si j’accorde un regard que certains estiment trop bienveillant aux pratiques culturelles vernaculaires, j’essaie de me garder d’une vision trop idéalisée ou trop euphorique du progrès technique. C’est un point qui me différencie de Jenkins, dont la description est toujours sous-tendue par le paradigme technologique – la spreadability n’étant qu’un prolongement de la convergence – dont il faut se souvenir qu’il s’agit d’un concept élaboré par les ingénieurs des industries du multimédia. Plutôt que ce caractère technique, que j’appelle dans mon jargon la fluidité, et qui n’est qu’une condition de possibilité, je préfère pour ma part souligner le trait social qu’est l’appropriation, qui met en jeu les usages.

    Pour entrer un peu plus dans le détail de la discussion, il faut évidemment se garder de penser qu’internet a inventé le détournement (ce qu’on serait peut-être porté à croire si on ne consultait qu’I know your meme). Si l’on estime que ces formes qui privilégient le montage et la recontextualisation sont une réponse aux conditions nouvelles de la disponibilité et de la fluidité numérique, il n’y a aucune raison de penser qu’elles dureront éternellement. Elles devraient au contraire être affectées par l’évolution des usages, et il est clair que nous n’opérons plus en numérique comme du temps des PC, de Stallmann et d’une élite de geeks barbus auxquels l’incompétence du reste de la société donnait une liberté enviable.

    L’outil emblématique des années 2010 serait plutôt la tablette ou le smartphone, rois de environnement fermés et des applications étanches, qui rendent objectivement la pratique du mashup plus acrobatique. Mais l’évolution n’est pas seulement technique, elle est aussi sociologique et culturelle: les usagers des TIC, qui vont aujourd’hui du lycéen au senior, comportent une majorité d' »incultes numériques » qui ne maîtrisent guère que leur navigateur et leurs réseaux sociaux, et seraient bien incapables de reconfigurer un CMS ou de faire un détourage sur Photoshop (ajoutons que dans l’intervalle, l’extension des pratiques a considérablement compliqué la technologie, qui doit désormais intégrer des degrés de protection multiple). Si l’on pouvait parler d’une « culture internet » propre, dont certains caractères étaient l’apanage d’un petit groupe d’initiés, jusqu’à la fin des années 2000, nous avons basculé dans une pratique généralisée dont les traits sont devenus dominants pour l’ensemble de la société.

    Un point qui me paraît crucial est l’évolution de ce qu’on pourrait appeler la conscience juridique de ces pratiques. Un grand nombre d’activités, dont 4Chan fournit un bon exemple, se sont autorisées d’un sentiment d’invisibilité ou d’entre-soi. En gros, le web apparaissait comme un endroit protégé où les parents (ou les autorités) n’aimaient guère s’aventurer, ce qui permettait de se livrer aux excentricités les plus folles. Tout comme l’arrivée des parents sur Facebook, cette invisibilité protectrice est évidemment réduite à néant dès lors que le législateur prend pied dans cet espace, et y réintroduit le risque juridique.

    En France, nous avons tous le souvenir de la séquence qui, de DADVSI à Hadopi, a commencé par restreindre drastiquement l’espace des possibles, ce qui fait de la perspective de régulation des pratiques transformatives un horizon fort peu sexy (la lettre de mission ministérielle – pdf – stipule l’objectif de conférer un « statut légal » à l’œuvre transformative, « permettant notamment d’articuler les droits dont elle serait le siège avec les droits sur les œuvres qui entrent dans sa composition » – on peut souhaiter bon courage aux mashupeurs!).

    Si mon analyse est juste, les pratiques alternatives prospèrent dans des niches préservées, précisément en raison de l’absence de tout contrôle, et les délaissent dès lors que celles-ci font l’objet d’une organisation ou d’une intrusion normative, au profit d’autres espaces de liberté. Nous ne tarderons pas à pouvoir vérifier cette hypothèse, car le gouvernement veut aller vite, et attend les conclusions de la mission pour janvier 2014.

  4. J’ai un problème de vocabulaire. Peut-on parler de détournement lorsqu’une image a été produite pour être réutilisée dans un contexte différent?
    Les graphistes utilisent depuis le début du numérique des images détourées, produites spécialement dans ce but. Personne n’y voyait de « détournement ». http://www.absolutvision.com/AbsolutVisionV2/search/search.php?back_url=%2FAbsolutVisionV2%2Fgallery%2Ffree_stock_images%2Fpage_1.php&s_text=hand&s_from=menu&category%5B%5D=2&send_simple_search=GO

    Pour ce qui est de la critique esthétique des images réalisées à partir de cette proposition, est-ce que tu ne serais pas dans la dénonciation du goût barbare que l’on observe à chaque fois qu’une pratique artistique atteint la reconnaissance du grand public, qu’un artiste devient « populaire », bref qu’un mouvement élitiste (au sens ou il n’est pratiqué/reconnu que par une minorité) est célébré par la société englobante ? 🙂

  5. @Thierry Dehesdin: La question est plus compliquée qu’il y paraît. Les packshots, images détourées ou stockphotos sur fond blanc sont des images préalablement décontextualisées pour pouvoir être réemployées dans des contextes divers. Si l’on ne peut pas parler de détournement au sens strict, ces usages sont néanmoins cousins (voir mes « Notes sur la décontextualisation« ).

    Ma critique porte sur la créativité, qui est une notion mobilisée par le ministère (et sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir). Je ne dénonce rien, et surtout pas un « goût barbare ». Je note simplement qu’il ne suffit pas de coller Ségolène sur un fond quelconque pour produire un détournement qui ait du sens.

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