Philip K. Dick (1928-1982) compte parmi les écrivains les plus importants de la deuxième moitié du XXe siècle. Auteur aussi populaire que prolifique, il a publié une quarantaine de romans de science-fiction et de nombreuses nouvelles, qui ont connu 387 éditions en langue anglaise entre 1955 et 2012, plusieurs adaptations cinématographiques, et ont profondément influencé l’imaginaire de ses contemporains. Son style, ses thématiques et ses obsessions caractéristiques font de son œuvre une proposition singulière et particulièrement reconnaissable.
A partir d’une source aussi forte et originale, on pourrait s’attendre à ce que son illustration présente, sinon une image homogène, au moins des régularités permettant d’identifier ses traits spécifiques. Il n’en est rien. La consultation des collections des couvertures anglaises ou françaises des romans révèle au contraire une foisonnante diversité, plus représentative des tendances de la science-fiction, des références visuelles ou des modes graphiques en vogue à une époque donnée que des particularités de l’œuvre.
Le choix d’une image susceptible de fournir une affiche caractéristique au livre est évidemment un exercice de l’ordre de l’adaptation qui laisse une grande liberté à l’éditeur et au graphiste. Mais l’abondante réitération des romans de Dick permet de vérifier qu’il s’agit plus d’un effet de signature éditoriale que d’une véritable « traduction » graphique. L’unité que les couvertures désignent et qu’elles mettent en valeur est à chaque fois la collection plutôt que l’œuvre.
Une question issue de ce constat pourrait être celle de l’influence de l’affiche sur la perception de l’œuvre. Lit-on Solar Lottery/Loterie Solaire de la même manière dans l’édition originale de Ace (1955), dont l’illustration s’inspire des paysages lunaires de Chesley Bonestell, ou avec la couverture de Barclay Shaw pour l’édition J’Ai Lu de 1984 (voir ci-dessous)?
Répondre à cette question suppose que l’on sache faire face à d’autres interrogations similaires. Lit-on la même œuvre lorsqu’on la relit une deuxième fois? Lit-on le même roman à 17 ou à 35 ans? Lit-on vraiment le même auteur à un demi-siècle d’intervalle, quand sa fortune critique s’est modifiée?
Une autre approche consiste à considérer que l’unité de l’œuvre postulée par l’histoire de l’art ou l’histoire littéraire est une fiction de commodité, mais que la réalité de notre rapport à l’œuvre est celle d’une confrontation constamment modifiée par les conditions de l’expérience. Dans cette optique, la variété des illustrations de couverture peut être analysée comme une empreinte de la réception, un miroir représentatif de la diversité et du caractère évolutif des appréhensions multiples de l’œuvre dickienne.
13 réflexions au sujet de « A quoi ressemble un roman de Philip K. Dick? »
hum. En même temps, on pourrait dire plus simplement, que nous sommes là face à une pure représentation marketing qui change tout le temps pour s’adapter aux époques. Dans toutes ces images, K Dick nous échappe, alors que ces images sont censées symboliser l’oeuvre.
Si la collection s’inscrit dans l’image, il me semble également que l’illustration dépasse la collection. Si tu mettais toutes les couv. d’une collection les unes à côté des autres, tu verrais apparaître surtout leur hétérogénéité (sauf par période – un illustrateur à la mode -, voire par auteur – un illustrateur attribué à un auteur).
Ce que je trouve intéressant dans ces couvertures d’une même oeuvre, c’est qu’elles marquent finalement une forte personnalisation. Nous n’avons certainement pas lu le même K Dick parce que le livre que nous avons lu n’avait pas la même couverture (mais aussi finalement, parce que nous n’avions pas le même âge quand nous l’avons lu, parce qu’il n’a pas eut le même effet sur nous, etc.).
Je me demande aussi si cette variabilité des couvertures va continuer avec le numérique, qui donne au fichier une vie illimitée. Ce serait dommage… Mais c’est probable.
@Hubert Guillaud: Dissocier l’œuvre du marketing est un moyen efficace de préserver l’unité de l’œuvre. Malheureusement, je ne crois plus en cette vision naïve destinée à protéger l’idéal de la création de la basse réalité du commerce. Je pense au contraire que la promotion et la réception d’une œuvre sont des éléments à part entière de son existence publique, tissant un réseau dense d’interactions qui forment les conditions de notre expérience. Comme pour l’interprétation d’une œuvre musicale, les variations sont la preuve que la réitération n’est pas une simple répétition de l’œuvre, mais à chaque fois la construction d’une nouvelle épreuve culturelle, dont l’accumulation fait histoire. J’ai également montré, dans « Le fantôme de la grotte, œuvre industrielle« , la réalité de notre sensibilité à ces variations.
Toutes choses égales par ailleurs, les couvertures sont clairement plus homogènes par unité de temps et de collaborations que par œuvre ou par roman. Cette caractéristique renvoie justement au fait qu’une production culturelle n’est pas simplement une proposition artistique, mais qu’elle s’inscrit dans un tissu industriel structuré par la prosécogénie et la concurrence, où la production d’une identification et l’imposition d’une signature apparaissent comme autant de conditions nécessaires à sa diffusion.
Mais le choix de Dick n’est évidemment pas anodin. Si l’on peut effectuer une démonstration similaire pour de nombreuses œuvres littéraires, il serait plus difficile de la reproduire pour certaines grandes œuvres de la culture populaire, comme Tarzan ou James Bond, dont l’histoire est au contraire marquée par une grande unité de thèmes et de figures. Je pense que ce qui fait la force de l’œuvre de Dick tient à une appropriabilité particulière, que la variété des choix graphiques ou celle de ses adaptations cinématographiques souligne à sa manière. Mais il y a encore pas mal de questions à vérifier avant de pouvoir faire la part des choses.
Approche très intéressante, si je comprends bien, qui consisterait à retourner l’horizon d’attente, qui suit le point de vue du lecteur dans le sens de sa découverte de l’oeuvre pour observer son origine, chaque couverture étant un champ d’indices sur la manière dont cet horizon se dessine, se figure, se visualise, dans tel ou tel contexte…
C’est vrai aussi que ce qui distingue la littérature populaire ou ‘grand public’ de la littérature « sérieuse » « esthétique », c’est le rapport à l’image, notamment sur la couverture, collection blanche – versus folio…, mais ce n’était pas le cas au XIX ème où les éditions « littéraires » étaient elles-mêmes illustrées et d’ailleurs Madame Bovary était un feuilleton à succès… il pourrait être intéressant de repérer d’où vient cette séparation image/texte…
Comment lit-on l’édition de « three stigmata » (première ligne) quand en plus on a lu « Dune » avec exactement la même couverture…
http://www.isfdb.org/cgi-bin/pl.cgi?316928
http://www.isfdb.org/cgi-bin/pl.cgi?48543
@ Hubert : Cher monsieur, je vous rassure l’oeuvre de K. Dick continue à être renouvelée. Et je pense, à l’inverse de vous que le numérique ne fera qu’à terme multiplier les expériences graphiques. Pour vous donner un exemple, pour qu’un même livre ait deux couvertures différentes, il faut qu’ils aient deux numéro d’ISBN différents. Ce qui ne va pas sans poser de problème logistique. Avec le numérique ça sera bien plus simple. On peut aussi à terme imaginer des couvertures animées. Le phénomène est déjà lancé, de plus en plus d’éditeur conçoivent des teasers ou des bandes annonces.
Faisons confiance à l’avenir 🙂
Pour vous convaincre (ou pas) du travail qui continue d’être effectué sur l’oeuvre de l’auteur (il est notamment publié aujourd’hui en littérature générale et non en littérature de genre), je vous invite à visiter mon blog. J’y consacré un ou deux articles :
http://blog-graphisme.flamidon.com/2012/10/23/philip-k-dick-nouveaux-millenaires-flamidon/
http://blog-graphisme.flamidon.com/2012/02/06/philip-k-dick-milton-lumky-illustration-flamidon/
En tout cas, je suis ravi que ce genre de sujet n’intéresse pas que les spécialistes. Bravo messieurs !
Est-ce qu’il y a eu des études (marketing par exemple) sur l’influence de la couverture, sinon sur la lecture, au moins sur l’acte d’achat?
Je consomme beaucoup de sciences fictions depuis l’adolescence et je ne regarde jamais la couverture.
Je cherche le nom de l’auteur, je regarde la quatrième de couverture pour savoir si je ne l’ai pas déjà lu et, si le nom ne me dit rien, pour y trouver une raison pour l’acheter ou le reposer sur le rayon. Je suppose que si les rééditions conservaient la couverture d’origine, je m’y intéresserais pour éviter d’acheter un deuxième exemplaire du bouquin.
La collection peut éventuellement influencer mon comportement et donc probablement ma lecture. Je suis probablement la cible des collections qui bannissent toute image mais dont les couvertures ont une identité visuelle très forte.
Et je pourrais dire la même chose en ce qui concerne l’achat d’un disque.
Un peu comme si l’image n’avait pas plus à voir avec le contenu de ce produit culturel que le sac fourni par le commerçant pour transporter mon achat.
Par contre si je lis un journal papier ou en ligne, une photo peut m’interpeller et me donner envie d’aller lire l’article qu’elle illustre.
Alors est-ce parce qu’une image ne peut être l’illustration d’un livre de fiction ou d’une oeuvre musicale qui seraient trop complexes pour être résumés en une image?
@Olivier Beuvelet. Merci! A noter que l’image n’est ici qu’un symptôme un peu plus visible du mécanisme d’appropriation et de recommandation éditoriale. La « collection blanche » propose un effet de signature exemplaire, qui renvoie elle aussi à l’éditeur plutôt qu’à l’œuvre…
@Linca: Merci du signalement! Les cas de réutilisation d’illustration abondent, mais ils concernent généralement des titres identiques parus chez des éditeurs différents. L’anomalie Dune/Three Stigmata… est au contraire un cas peu banal de réemploi par le même éditeur, dans un délai bref, pour deux romans connus et relativement proches…
@Flamidon: Merci pour votre témoignage! La question de la couverture de contenus numériques reste encore assez largement ouverte. On a pu constater avec le passage du vinyle au CD que la dimension de l’image était un facteur important, et que la petite taille des CD réduisait d’autant leur impact. Mais la signature éditoriale, qui peut passer par d’autres caractères (logo, typo, fonctionnalités, etc…), reste évidemment d’actualité.
@Thierry Dehesdin: L’habitude de l’illustration de couverture, qui remonte à la fin du XIXe siècle, s’est imposée bien avant qu’on recoure à la vérification expérimentale de ses effets, et relève donc du postulat. Comme toute proposition culturelle, celle-ci peut entraîner des réponses différentes. Mais les lecteurs sont visiblement sensibles au respect de ces environnements et de ces codes. Plusieurs contacts m’ont assuré avoir par exemple conservé un attachement pour les couvertures de Tibor Csernus, qui illustrait pour J’Ai Lu dans les années 1970 (voir ci-dessus: Dr Bloodmoney et A Rebrousse-temps).
Cela dit, il semble bien que le rapport d’une couverture de livre à son contenu soit considéré sous un angle plus décoratif que, disons, une affiche de cinéma, censée comporter certains éléments objectifs renvoyant au film. On peut souligner ici les différences liées aux genres narratifs, une couverture de roman d’aventure ou de science-fiction comportant habituellement plus d’informations anecdotiques que celle de formes littéraires aux connotations plus artistiques.
Le statut social de la SF en tant que genre littéraire, et au sein du genre celui de certains de ces auteurs ont évolué dans le temps.
On pourrait émettre l’hypothèse qu’au travers des sources d’inspirations esthétiques des dessinateurs, on retrouverait ces différents statuts.
Si j’associe figures de la culture populaire à genre mineur, je pourrais imaginer
par exemple que le choix d’une collection comme celle d’Albin Michel (pas de dessin, une couverture grise métallisée) renverrait à la volonté de revendiquer la SF comme un genre littéraire majeur.
Ou que l’évolution du dessin des couvertures entre ACE 1957 et DoubleDay 1979, 1974 m’inciterait à penser que Dick a alors cesser d’être considéré comme un auteur mineur dans un genre mineur.
Mais bon, je ne suis pas un historien
@Thierry Dehesdin: C’est tout à fait juste. Les premières couvertures d’Ace sont encore complètement dans la veine des comics. L’empreinte littéraire de Dick se modifie à partir du Maître du Haut Chateau (Putnam, 1962), qui lui vaut le prix Hugo. Son passage chez Doubleday, éditeur généraliste, à partir de 1965, illustre effectivement cette évolution.
A propos de la comparaison que je propose ci-dessus avec Tarzan ou James Bond, il faut bien sûr tenir compte de l’existence d’un référent visuel et de la précocité de son installation dans le paysage culturel. Les franchises citées ont pour caractéristique de se déplacer rapidement sur le terrain du cinéma ou des comics. L’existence précoce d’un référent visuel tend à normaliser l’imaginaire des acteurs et referme leur marge d’interprétation. La variété visuelle du corpus dickien est la preuve d’une relative autonomie par rapport à cette normalisation. Le film Blade Runner (Scott, 1982), qui laisse évidemment sa trace dans nombre de versions illustrées des années 1980, intervient suffisamment tard dans l’histoire de l’œuvre pour ne pas refermer complètement son univers référentiel.
Hors Sujet: S’il n’y avait qu’un livre de Dick à lire ce serait « Le Maître du Haut Chateau ».
En première année de socio, on m’a fait lire « Le suicide » de Durkheim et des bouts de « Le Capital » (C’était à Nanterre dans les années 70).
On aurait du commencer par « Le Maître du Haut Château ». 🙂
Pour voir toutes les couvertures en anglais des livres de PKD par éditeur ou par année de publication on peut utiliser le formulaire qui se trouve dans le cadre bleu au milieu de cette page. Pas facile de tirer des conclusions sur l’évolution des couvertures…
http://pkdickbooks.com/sfnovels.php
il y en a également un pour les counertures françaises mais il y a quelques images qui ne s’affichent pas (désolé).
http://fr.pkdickbooks.com/searchform2.php
@Henri Wintz: Merci pour votre visite, qui montre l’efficacité de votre veille! C’est vers votre site que pointe le lien dans mon billet ci-dessus (« couvertures anglaises »), qui est effectivement le plus pratique pour visualiser les couvertures de PKD, et qui est le seul à comporter un classement par éditeurs. C’est grâce à votre site que j’ai pu me faire rapidement une idée de la diversité des propositions visuelles, soyez remercié pour votre travail d’indexation et de partage!
Pendant qu’on y est, un auteur de SF explique comment sont choisies ses couvertures :
http://www.antipope.org/charlie/blog-static/2010/03/cmap-6-why-did-you-pick-such-a.html
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