Les nouvelles images d'Epinal

C’est par un contact Twitter que m’arrive l’un de ces objets viraux typiques de la communication numérique: une composition visuelle « à message », qui véhicule sous forme de mème un adage frappant, équivalent iconographique des maximes de la sagesse populaire d’antan. Les systèmes de partage des réseaux sociaux offrent une écologie particulièrement propice à la circulation de ces proverbes visuels, parfaits embrayeurs de conversation, que leur généralité et leur anonymat associent à l’espace indéfini d’une expression populaire « objective ».

Il s’agit d’une composition en miroir de deux séries verticales de trois photographies, accompagnées de la légende: « Science/religion, it’s simple, really« , illustrant un message satirique antireligieux (voir ci-contre, cliquer pour agrandir).

Cette composition est probablement issue des réseaux militants qui luttent avec vigueur contre la lente mais inexorable montée en puissance du fondamentalisme chrétien aux Etats-Unis, marquée notamment par le progrès des théories créationnistes ou des mouvements hostiles aux évolutions des mœurs.

Ce contexte explique le caractère naïvement caricatural du message, qui s’inscrit dans une iconographie abondante. Une version plus ancienne de l’antithèse opposait la conquête spatiale et le 11 septembre, dans une vision très américaine à la fois du point culminant des pouvoirs de la science et des excès du fondamentalisme (voir ci-dessous).


Diffusée sur Chan4chan en septembre 2010, la nouvelle antithèse joue sur un caractère plus universel, mais tout aussi classique: les progrès de la médecine. Une première photographie noir et blanc montre des enfants atteints de poliomyélite, affection virale caractérisée par la paralysie des membres inférieurs, éradiquée par une grande aventure vaccinale à partir des années 1950. Puis les séries divergent. Dans la série « science », une image d’illustration représente une activité de recherche biologique, tandis que la photographie correspondante de la série « religion » montre une famille en prière. La dernière rangée illustre les conséquences de ces options: la santé retrouvée dans la série « science », et la répétition de l’image initiale dans la série « religion ».

La juxtaposition est lisible, drôle, efficace. Appuyée sur ce qui est probablement le bénéfice le plus tangible des progrès de la science, elle remplit parfaitement son rôle de caricature.

Mais ce proverbe visuel n’oppose que deux images, deux idées reçues qui ne correspondent ni l’une ni l’autre au respect de la vérité que présuppose la revendication scientifique. Cette nouvelle image d’Epinal ne renvoie qu’à une religion de la science, croyance aveugle dans une toute-puissance et une bienfaisance d’un autre âge.

Alors que le grand public n’aperçoit dans les séries télévisées que des savants qui aident la police à démasquer les coupables, œuvrant de façon désintéressée pour le bien dans le cadre d’un service public d’une totale indépendance, sans aucun problème de budget, l’évolution réelle de l’activité scientifique, bien loin de la « vie de laboratoire » de Latour et Woolgar, migre résolument des financements publics vers ceux de l’industrie.

Les sciences du vivant sont précisément la pointe avancée désignant l’horizon vers lequel se déplace l’ensemble de la recherche, où l’indépendance devient l’exception, et le conflit d’intérêt la règle. De manière significative, on peut observer que le message satirique a fait à son tour l’objet d’un détournement, qui le complète par une quatrième image désignant les profits de l’industrie pharmaceutique (voir ci-contre).

Conquête spatiale ou vaccination antipolio: pas étonnant que les militants soient obligés de chercher leurs exemples dans un passé lointain. La mythologie d’une science au service du bien-être de l’humanité s’efface progressivement derrière la réalité moins avenante du développement industriel et financier. Et l’on peut se demander si la mobilisation d’un mirage si facile à contredire est vraiment une arme efficace pour la cause défendue. Non, décidément, tout n’est pas si simple…

7 réflexions au sujet de « Les nouvelles images d'Epinal »

  1. Le manichéisme est à l’oeuvre, dans l’opposition science/religion, et la « simplicité » apparente de l’opposition mise en oeuvre (et en noir et blanc).

    Qui ira manifester contre cette caricature ? L’industrie pharmaceutique, déesse toute-puissante, n’est pas mise en cause. Monsieur Servier coule des jours tranquilles (cliché).

    Merci de souligner cette propagande insidieuse !

  2. Bonjour,

    Merci pour la dédicace sur twitter.
    J’aime bien ce genre de documents synthétique et teigneux brocardant la/les religion/s.

    Et celui ci est nettement de provenance états-unienne où les fondamentalistes chrétiens mènent encore la vie dure à Darwin et à la science.

    Toutefois, je ne suis pas un scientiste béat, loin de là. Pas plus que la science aux mains des financiers ne sert à guérir les gens (ça se saurait), mais plutôt à remplir les poches des actionnaires, la police au main des idéologues ne sert à rendre la société plus sure. D’ailleurs, dans la plupart des séries policières, au delà de n’avoir jamais de problème de budget (cela est traité quand même dans quelqes épisodes des Experts/CSI), les policiers sont toujours du coté des bons et ne se trompe jamais sans avoir de bonnes raisons, de s’en rendre compte et de s’excuser platement. Dans la vie réelle, c’est plus rare, car la police ment (souvent) et tue (trop souvent), et ne s’excuse jamais.

    Pour en revenir à l’image revisitée, il manque quand même le pendant télévangéliste au financier de big pharma.

    Alors cadeau : https://twitter.com/Zgur_/status/249121371467153409/photo/1/large

    Arf !

    Zgur_

  3. Ping : Le dernier blog
  4. @Dominique Hasselmann: L’industrie pharmaceutique est malheureusement l’arbre qui cache la forêt. Même dans mon domaine, très éloigné de la biologie, je ressens de plus en plus fortement les effets symétriques de la baisse des financements publics et de l’injonction à la recherche des financements privés. La pression vient aussi des candidats à l’inscription en thèse, qui envisagent de moins en moins ce parcours sans le soutien d’un contrat ou d’une bourse doctorale. Le désengagement de l’Etat conduira nécessairement, à moyen terme, à une reconfiguration profonde des dynamiques de recherche… Même si la mythologie de la science du XIXe siècle à laissé une empreinte profonde, la part majeure de l’activité scientifique est au service de l’industrie, et cette part ne fera qu’augmenter…

  5. Salut André,
    pure curiosité mais as-tu une idée d’où vient le choix de la forme de ces nouvelles images d’épinal (i.e. fond noir, texte blanc) qui semble fonctionner comme un « standard » qui ajoute à l’interprétation (ou à tout le moins permet spontanément de faciliter leur identification « en tant que » nvlles images d’épinal)
    ça doit être tout bête mais j’ai la flemme de chercher 🙂

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