Des mots sur un visage

Loin de s’éteindre, le mouvement Occupy Wall Street croît et se renforce. Les médias lui reprochent de ne pas exprimer de revendications claires? Les manifestants ont inventé une manière originale de se faire entendre. Sur le blog collaboratif We are the 99% (allusion au 1% des plus riches), chacun peut publier un autoportrait avec une feuille de papier où s’inscrivent les accidents, les déboires et les rêves déçus de la middle class américaine.

Commencé le 23 août 2011, le blog comprend déjà 1243 contributions, avec leurs commentaires. La répétition individuelle d’un dispositif identique fait de la collection de ces expressions une puissante œuvre collective. Produire une telle œuvre en l’absence d’organisation préalable suppose de recourir à une règle du jeu simple et facilement appropriable, soit le principe ludique et itératif du mème.

Même si les visages occupent une position en retrait ou sont cachés par la feuille, il s’agit clairement d’incarner un récit de vie. Le choix d’écrire à la main (quelques participants utilisent la version imprimée d’un texte écrit à la machine ou l’écran d’ordinateur, mais la plupart recourent à l’écriture manuscrite), avec ses variations individuelles et ses marques distinctives, a le même rôle de signature et de revendication singulière.

Par la double attestation de la photo et de l’écrit, l’exposition de ces bribes de vie prend une force et une densité étonnantes. On regarde les visages – beaucoup de femmes, d’étudiants –, on lit les textes, qui répètent à satiété: «no job», «unemployed», «no health insurance»: l’exposition collective et spontanée de tout ce qui mine les sociétés développées, l’incompréhension profonde de ceux qui ont fait tout ce qui fallait, et qui n’ont que des miettes. Pas la manifestation d’une foule indistincte et rageuse, dont on ne percevrait que les cris et les slogans raccourcis par les médias, mais une collection de vies qui disent chacune, en détail, avec des mots sur un visage, les ratés du processus. Ils sont les 99% qui ont perdu la foi dans le rêve américain (via Rezo.net).

13 réflexions au sujet de « Des mots sur un visage »

  1. Merci pour le signalement ! C’est Intéressant !
    N’y a-t-il pas une forme d’iconoclasme dans cette « occupation » de l’image par le récit écrit et l’affirmation verbale subjective antiindividualiste d’identification à la « masse » « I am the 99 % » ?

    Les visages semblent secondaires, voire absents… la parole subjective prime.
    Pourrait-on y voir un refus du rêve américain formulé par un refus de la séduction de l’image, poumon de la consommation et de la culture américaine, au profit de la parole écrite considérée comme seule « vérité » ?
    L’autoportrait en lettres, en bas à droite, me rappelle un dessin exposé au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme où un « artiste » soucieux de respecter le second commandement a fait son dessin avec des phrases…

  2. Cette formalisation très individualisée d’une cause ou d’un mouvement collectifs me semble révélatrice de la posture des jeunes générations dans la vie publique : prêts à se manifester, à agir, mais sans s’inféoder à une quelconque organisation (surtout pas un parti politique), et toujours sur un mode très personnel. Une étudiante mène actuellement une recherche de thèse sous ma direction consacrée à certains mouvements radicaux actuels (les Désobéissants, par exemple) qui ont en commun de se débattre avec cette contradiction entre la nécessité ressentie de l’action publique sur des enjeux politiques et l’obsession de conserver une marge de liberté individuelle. Tension qu’exprime bien le slogan, placardé sur un mur de la fac : « JE lutte des classes ».

  3. Ping : politis.ch
  4. @Olivier Beuvelet: Sur le plan strictement informatif, on pourrait imaginer un dispositif similaire composé des portraits d’identité des participants avec le texte de leur manifeste reproduit sous forme de billet de blog (à noter que certains ajoutent un commentaire en légende de l’image). Mais cette manière de faire serait évidemment moins parlante que la revendication singulière et concrète que présente chaque photo.

    Le choix de l’écrit est par ailleurs une réponse à l’interdiction faite aux manifestants de Liberty Square d’utiliser des instruments de sonorisation, qui obligent à répéter les discours par un système dit de « micros humains ».

    @Sylvain Maresca: La construction dialectique de l’œuvre collective par la collection de manifestations individuelles qui restent identifiables et traçables semble bien être une caractéristique esthétique – et politique – des nouvelles formes d’expression encouragées par le web et les outils participatifs.

  5. Merci de la référence à Rezo.net

    C’est la deuxième fois que je signale ce site sur le portail, la 1ère fois il était resté confiné à nos pages « en anglais » peu visitées, en retournant le voir, je l’ai à nouveau signalé mais en une du site, ce qui est très rare pour un site en anglais.

    C’est que à ma 1ère visite, j’avais surtout vu le côté informatif à propos d’un mouvement étasunien inédit et difficile à cerner.

    En repassant, et alors que le site avait grossi, je l’ai clairement ressenti analytiquement comme une œuvre d’art contemporain (avec des caractéristiques habituelles que leur attribue spontanément : le procédé, la répétition, l’accumulation et ce que vous en dites), tout en étant émotionnellement bouleversé, ce qui n’avait pas été le cas à la 1ère vision.

    Par ailleurs,les textes sont intéressants pour qui lit l’anglais, des histoires de vie sur une page et, à tort ou à raison, ils ne m’ont pas renvoyé du tout l’image de « beatniks protestataires ». Du côté social, une chose m’a frappée, c’est le nombre très élevé de références générationnelles ds les histoires de vie, « mon père a fait ceci », « ma mère travaille là », « mes enfants » etc.

  6. @ André,
    D’accord avec ton analyse, le dispositif consiste à associer une image à un propos pour l’incarner et personnifier la manifestation… Par ailleurs il me semble qu’on manifeste souvent, aux USA, en brandissant des textes sur des pancartes… C’est une version écrite de la prise de parole publique interdite…. et le web est la rue moderne…
    Mais on voit tout de même beaucoup de visages coupés par l’affichette, voire carrément cachés derrière où même complétement hors champ… Un peu à la manière des profils FB de personnes qui ne souhaitent être reconnues que de ceux qui les connaissent bien… une sorte d’identification fermée…
    Je crois qu’en fait une bonne part de ces personnes ne souhaitent pas être reconnues (pour différentes raisons) tout en désirant incarner leur témoignage sur la réalité économique de l’Amérique…
    Mais au-delà des intentions manifestes, sur un plan plus esthétique peut-être, je trouve que ces images avec ces sortes de philactères, formulent une sorte de négatif (au sens photographique) du rêve américain qu’on pourrait énoncer ainsi
    « Un jour, je serai parmi le 1 % qui détient la richesse du pays »
    A la désirabilité et à l’autopromotion qu’impose la loi du marché s’oppose ici l’air triste et mutique et le masquage du visage qui peut être considéré comme de la honte…
    A l’injonction de réussite s’oppose la reconnaissance de l’échec ou d’une part d’échec économqiue… Ces photos sont aussi des coming out sur un thème tabou…
    Ces personnes apparaissent dans leur propos tout en disparaissant partiellement comme images, elles deviennent sujet dans l’image elle-même plutôt que d’y rester objet dans le regard des autres… C’est ce dernier point que je trouve très fort… Elles accèdent à la subjectivité en renonçant à leur image…
    Enfin, l’affirmation « we are » ou « I am » « the 99 %  » sonne comme un renoncement à l’élitisme du rêve américain… et l’expression elle-même sonne comme le négatif d’un « We are the World » qui a ruiné l’Amérique …

  7. @Olivier: La force du message est plus dans le « 99% » que dans le « We are »… Comme le souligne le message adressé aujourd’hui par Paul Newell, responsable démocrate à New York, la nouveauté est dans le fait de mettre en avant pour la première fois la question des inégalités economiques.

    « Democratic District Leader, 64th Assembly District
    It appears that Mayor Bloomberg and NYPD Commissioner Ray Kelly are planning to forcibly evict the Occupy Wall Street protesters from Zuccotti Park in the heart of Lower Manhattan. This is unlawful, undemocratic and risks silencing what may be an important voice.
    Please call Mayor Bloomberg right away at 311 (If you are outside of NYC right now, call 212.639.9675 instead.) and tell him not to kick the protesters out of Zuccotti Park.
    The reason I have been so impressed with the Occupy Wall Street movement so far is that, for the first time in my memory, Americans are talking about economic inequality. I do not agree with all of what is said and done at OWS. Indeed, neither do most of the protesters. But in a country where 1% of the population controls 42% of the wealth and 80% of us control only 7% of the wealth this is a conversation we need to have.
    I also know that for many of our neighbors, the OWS protests are one more quality of life burden for a community that has borne too many over the last 10 years. I have spoken with many people at Occupy Wall Street and most are genuinely committed to being good neighbors. There remains more work to be done there – the drumming in particular is an issue. But this is not a reason to shut down political protests.
    Lower Manhattan is a special community. Part of why we love it is its symbolic power. Let us celebrate that, and continue to work for justice.
    Paul Newell »

  8. @ André,

    Tu as raison, mais si l’on considère qu’il y a ici révolte contre contre un tabou américain (que la middle class verbalise l’existence d’inégalités économiques), l’un n’exclut pas l’autre… je pense à cette phrase de « L’homme révolté » de Camus: « Je me révolte donc nous sommes ».

  9. @Patrick: Merci du signalement – passionnant dialogue en images! En empruntant le même dispositif, cette réplique légitime l’initiative « 99% » et confirme son caractère de mème…

    A noter que les « 53% » sont nettement moins nombreux: seulement 112 à ce jour (blog ouvert le 5 octobre).

  10. Sur le fond, les témoignages sont identiques. J’ai travaillé dur, j’ai contracté des emprunts pour mes études et ma maison, je suis un bon parent et maintenant j’en bave.
    Les 99% ne disent pas qu’ils ne paient pas d’impôts, mais ils remettent en cause le rêve américain qui ne serait accessible qu’au 1% des plus riches. Les 53% leur répondent que parce qu’ils paient des impôts, ils ont le droit de continuer à rêver, comme si continuer à croire au rêve américain était finalement plus important que de le réaliser. Ce qui est d’ailleurs sans doute exact en ce qui concerne la cohésion de la société américaine.

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