Le concombre, image de l'insavoir journalistique

D’abord associée à l’hypothèse d’une contamination alimentaire, l’affaire de la nouvelle souche E. Coli a donné lieu à un traitement médiatique à la fois quantitativement abondant et qualitativement réduit – puisqu’il s’est limité à la reprise d’une information invérifiable émanant des autorités sanitaires allemandes ou européennes.

Si l’on prend l’exemple du traitement par LeMonde.fr de cette actualité sur une semaine (voir ci-dessous), on observe l’évidence de l’imagerie du marché et plus particulièrement du concombre – premier coupable incriminé par Bruxelles. L’expression « concombre tueur », parfaitement erronée, fait florès pendant deux jours, les 28 et 29 mai, avant d’être remplacée par « concombre contaminé », qui ne s’avère pas moins inexacte. Il faut attendre le 31 mai pour que l’incertitude avouée des experts étende à nouveau à l’ensemble des légumes une suspicion dont l’expression est du coup atténuée (« légumes contaminés » plutôt que « légumes tueurs »).

Face à de tels zigzags, plusieurs rédactions ont la bonne idée d’attribuer enfin à la « bactérie tueuse » la responsabilité du massacre. Mais ce revirement tardif n’infléchit l’iconographie qu’à la fin de la séquence vers les domaines de la recherche en biologie ou celle, plus tragique, des conséquences médicales de l’infection.

Dans le cas du Monde.fr, l’imagerie est restée majoritairement fidèle au site du marché de plein air. Alors que la plupart des Européens fait ses courses en supermarché, cette image bucolique trahit la légèreté d’un traitement superficiel. Sauf à penser que le lecteur n’est pas capable de reconnaître un concombre ou une tomate, elle ne fournit aucune information à propos de l’actualité, mais simplement l’association la plus immédiate, la plus lisible et la moins problématique liée à la consommation de légumes frais – un cliché, une image d’Epinal, bien loin des missions revendiquées du photoreportage ou du rôle de l’image comme preuve. Ici, la photographie a tout au plus un rôle signalétique, permettant d’identifier un sujet dans une liste de contenus en ligne.

Omniprésente pendant plusieurs jours, l’image du concombre a donné lieu à d’innombrables plaisanteries en ligne. Elle a aussi entraîné la chute des ventes du légume dans une bonne partie de l’Europe. A la décharge des journalistes, les scientifiques ont été confrontés à un mode de contamination atypique ainsi qu’à une dangerosité inhabituelle de la souche. Mais l’incapacité de la presse à vérifier ou à critiquer l’information émanant des sources a mécaniquement conduit à la répétition d’alertes, faisant des médias un simple porte-voix des organismes officiels. Une telle situation serait-elle admissible dans d’autres catégories du spectre médiatique? A l’heure où l’information scientifique est devenue un pivot de la vie sociale, l’image du « concombre tueur » peut servir d’avertissement: réduire la capacité d’analyse d’une rédaction au seul domaine de l’activité politique n’est pas un moyen satisfaisant de garantir les missions du journalisme.

Annexe: relevé titres et légendes

  1. 26/05, 11:36. Titre: « Alerte aux légumes tueurs dans le nord de l’Allemagne« . Légende: « Les autorités sanitaires allemandes recommandent de cuire pendant dix minutes à 70°C les légumes crus » (AFP/Jean-Pierre Muller).
  2. 27/05, 08:18. Titre: « Bruxelles alerte sur des concombres contaminés venant d’Espagne » (avec AFP). Légende: « Selon les autorités sanitaires allemandes, 276 personnes ont été atteintes dans ce pays » (Reuters/Morris Mac Matzen).
  3. 28/05, 19:52. Titre: « Concombre tueur: trois cas suspects en France » (avec AFP et Reuters). Légende: « Selon les autorités sanitaires allemandes, 276 personnes ont été atteintes dans ce pays » (AP/Marius Roser).
  4. 30/05, 07:58. Titre: « Concombres contaminés: La Russie interdit les importations de légumes allemands et espagnols » (avec AFP). Légende: « La bactérie E. Coli entéro-hémorragique peut provoquer des hémorragies et des troubles rénaux sévères, appelés syndrome hémolytique et urémique, potentiellement mortels » (Fotolia/Yang MingQi).
  5. 31/05, 07h50. Titre: « Concombres contaminés: le bilan s’élève à 14 morts en Allemagne » (avec AFP). Légende: « L’inquiétude grandit chez les consommateurs, qui boudent les étals des primeurs » (AP/Ronald Zak).
  6. 31/05, 16:50. Titre: « Légumes contaminés: que doit-on craindre? » Légende: « Un étal de primeurs à Leipzig, en Allemagne, lundi 30 mai » (AFP/Johannes Eisele).
  7. 01/06, 06:29. Titre: « Bactérie tueuse: l’Espagne demande réparation » (avec AFP). Légende: « Sur un marché de Malaga, dans le sud de l’Espagne, lundi 30 mai » (AFP/Sergio Torres).
  8. 02/06, 06:46. Titre: « Légumes contaminés: l’épidémie s’étend, la méfiance aussi » (avec AFP). Légende: « La Commission européenne a levé mercredi soir la mise en garde contre les concombres espagnols soupçonnés d’être à l’origine de l’épidémie » (Reuters/David W. Cerny).
  9. 02/06, 14:22. Titre: « La souche bactérienne a bien été identifiée, mais pas le canal de transmission« (avec AFP). Légende: « A la clinique universitaire d’Eppendorf, près de Hambourg, où continuent d’affluer des malades contaminés par la bactérie E. coli » (AFP/Patrick Lux).

6 réflexions au sujet de « Le concombre, image de l'insavoir journalistique »

  1. « la photographie a tout au plus un rôle signalétique, permettant d’identifier un sujet dans une liste de contenus en ligne. »
    Bonsoir. Oui, гт role d’identifiant qui se contate d’annoncer le sujet; mais si vous permettez on peut ajouter que les titres et les images constituent un montage dont la signification est déduite par le lecteur/spectateur même. On lira ainsi:
    légume dangereux + image de légumes = n’achetez-pas.
    Bien à vous.

  2. Cher André Gunthert, je viens de faire l’aller-retour entre votre blog et Mediapart. Je me suis bien amusée de vos réponses offusquées aux deux-trois crétins qui campaient au pied de votre post ainsi promu et honoré par le site donquichottesque de Monsieur Plenel. Vous perdez votre temps ! la gloire et la fange sont aussi proches que le Capitole et la roche Tarpéienne… Et encore, vous avez de la chance ! C’est Mediapart, et pas Marianne2 ! je ne vous raconte pas les tombereaux de déjections que vous eussiez trouvés déversés au pied de votre post si ce site vous avait distingué… Votre fraîcheur vous honore : pour moi, habituée depuis ses débuts de votre site (où je ne commente presque jamais, n’ayant pas de compétences particulières et ayant tout à apprendre), je suis frappée de la pertinence de vos commentateurs, tandis que je ne laisse pas de m’étonner inlassablement de la nullité et de la vulgarité de ceux de Marianne2 (auxquels je ne risque pas de me mêler, la procédure d’inscription étant aussi décourageante qu’inutile, puisque les abrutis y pullulent et polluent constamment les débats) ; quant à Mediapart, j’avoue avoir été étonnée de la virulence de certains commentaires : d’habitude, la plupart sont redondants et de peu d’intérêt, là, certains commentateurs semblent avoir été piqués au vif par la preuve que vous leur avez assenée de leur inculture. Que diable ! leur citer Gallica ! et en toute naïveté, qui plus est…
    Continuez votre chemin ! vous êtes indispensable.
    Et pardon pour ma lâcheté… venir commenter chez vous, alors que ce sont les zozos lecteurs de Mediapart qui sont en cause…

  3. @Alexandria: Merci pour votre soutien (qui n’est pas sans rappeler celui de la corde au pendu 😉 J’ai déjà eu des commentaires moins intéressants sur Mediapart, mais il est vrai que ce site a la particularité de conférer par l’abonnement une légitimité à certains commentateurs particulièrement mal embouchés, qui rendent la discussion plutôt ardue. L’impossibilité pour le blogueur de modérer les commentaires empêche également d’orienter la conversation.

    Par ailleurs, il est vrai aussi que les manieurs de dictionnaires et autres agents de circulation du langage ont le don de m’énerver. Quand je serai ministre de l’Education, j’imposerai des cours obligatoires de linguistique à tous les lycéens, cela nous évitera environ la moitié des interventions intempestives en ligne 😉

  4. Quand vous serez ministre de l’Éducation, je vous recommande de me choisir comme conseillère de l’ombre. « Ici L’Ombre ! le Français parle aux Français ! »
    Pardon… ;(

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